ART BRUSSELS 2011

 

ROY LICHTENSTEIN, CY TWOMBLY, VERSUS JACQUES CHARLIER

 

«As Pop Art : Roy Lichtenstein» : en juillet 1975, Jacques Charlier assiste bien évidemment au vernissage de l’exposition personnelle consacrée à Roy Lichtenstein à la Neue Galerie à Aachen. L’artiste liégeois, qui dès 1963 fréquente régulièrement la galerie Ileana Sonnabend, rue des Archives à Paris, est très attentif à la scène américaine, aux artistes Pop dont les œuvres circulent abondamment en Europe. «Lorsque le Pop Art fait irruption chez nous, dit-il, avec Marcel Broodthaers, nous nous sommes longtemps demandé comment affirmer notre identité par rapport au dadaïsme revisité de ce rouleau compresseur américain». Jacques Charlier vient, par ailleurs, de montrer quelques mois plus tôt, ses «Photographies de Vernissages» au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles. Quoi de plus normal dès lors que de se mêler, l’œil rivé à l’objectif, aux amateurs vernissant les œuvres de l’artiste new-yorkais.

Parmi celles-ci figure un tableau devenu célèbre, aujourd’hui toujours à Aachen, mais conservé dans la collection Ludwig, une huile et acryl sur toile de 1963 : «I Know How You Must Feel, Brad». C’est en 1963 que Roy Lichtenstein commence cette série de toiles inspirée de bandes dessinées éditées par DC Comics, puisant dans les strips de «Girls’ Romances» ou de «Secret Hearts». «I Know How You Must Feel, Brad…» représente une jeune blonde en robe bleue, assise à côté d’une balustre, sur fond de verdure. Pensive, elle songe à Brad, elle pense à ce que Brad doit lui-même songer. Oui, elle sait ce que Brad peut ressentir. En fait, Roy Lichtenstein, épure une vignette de bédé bien précise: il en resserre le champ, évite dès lors le visage de Brad, retravaille la balustre, abstrait l’arrière plan du jardin, efface les deux maisons qu’on y voit, revêt la jeune femme d’une robe bleue alors que celle d’origine est rouge, la représente plus songeuse que soucieuse et repique, enfin, le phylactère mais en supprime une partie. Car dans la vignette d’origine, la jeune femme nous confie pourquoi elle sait ce que Brad peut ressentir : elle le sait, car elle-même est amoureuse de Brad, depuis toujours ou presque, enfin depuis aussi loin qu’elle s’en souvienne : «I Know How You Must Feel, Brad… Because I ‘ve been in love with you as long I can I remember !».

 

Le tableau restera bien ancré dans la mémoire de Charlier. Caméléon du style mais anti faussaire, il vient de le repeindre à l’identique, Benday dots y compris. Oui, mais voilà, le temps a passé. Depuis 1963, depuis 1975, depuis les visites de Jacques Charlier chez Ileana Sonnabend, la Joconde du Pop a pris de l’âge, cheveux courts, boucles d’oreilles, ongles vernis de rouge. La peinture est toujours aussi franche, mais la dame a désormais des rides sous les yeux. Charlier peint le tableau cinquante ans après Lichtenstein. Il peint aussi le modèle cinquante ans plus âgé. Et précise dans le phylactère : «Sorry Brad, now it’s too late». Désolé Brad, maintenant c’est trop tard. Inutile d’insister, Brad, les années 50 et 60, celles de ces love stories, de ces romances et girl’s daydreams ne sont plus que lointaine nostalgie. Serait-ce là une œuvre du désenchantement ? Ou de la lucidité ? Cinquante ans après, Charlier pourfend encore toute idée reçue, décortique toujours ce qu’il nomme «la vénération bigote» que suscite l’œuvre d’art, le polissage de la leçon Dada, les académismes, par définition redoutables, et tout miracle de transsubstantiation régis par la Curie et le Marché. Dans la littérature critique, on attribue régulièrement cette déclaration à Roy Lichtenstein : «Plus mon travail est fidèle à l'original, plus il est critique et lourd de sens». J’avoue n’avoir jamais retrouvé cette citation dans son contexte d’origine ; la critique elle aussi use de la citation, de la copie, de la répétition et de l’imitation. Une chose est néanmoins sûre, Jacques Charlier a bien compris la leçon.

 

Observateur du monde de l’art, de ses us et coutumes, de ses effets des manches médiatiques, Jacques Charlier l’est tout autant. Ainsi, l’histoire de Rindy Sam ne pouvait lui échapper. On se souvient des faits : en 2007, lors de l’exposition « Blooming, a scattering of Blossoms and other Things » consacrée à Cy Twombly à l'hôtel de Caumont qui abrite la Collection Lambert en Avignon, une artiste cambodgienne, Rindy Sam, met une empreinte de ses lèvres enduites de rouge à lèvres sur une toile toute blanche du Triptyque consacré au Phèdre de Platon, dégradant fortement cet ensemble estimé à 2 millions d'euros. Une impulsion extatique, dira-t-elle. Un gros poutou gras et indélébile. Viol, dommage irréparable, vandalisme scandaleux, acte stupide et inconscient, geste publicitaire posé par une artiste looser et frustrée, les commentaires fuseront en tous sens et l’affaire sera médiatisée tout azimut. Éric Mézil, directeur de la Collection Lambert en Avignon, ira jusqu’à déclarer publiquement : «On sait depuis Judas qu’un baiser peut donner la mort». C’est certain, on ne badine pas avec l’art. Très vite, l’incident finit par porter préjudice non seulement au musée, accusé d'acharnement judiciaire sur une artiste qui avoue avoir voulu accomplir là un «geste d'amour», mais aussi sur le peintre, et plus largement sur tout l'art contemporain, soupçonné, en gros, de se foutre du monde : une toile blanche assurée pour 2 millions d'euros, bien plus que trente deniers, c’est tout aussi scandaleux ! Procès, appel de la décision judiciaire, exposition pédagogique, «J’embrasse pas», ce baiser donnera même lieu à un colloque où Denis Riout, grand spécialiste du monochrome, tentera de relativiser, d’expliquer la portée de ce bisou, rappelant comment dans les musées, «enceintes anesthésiées», les visiteurs sont amenés à censurer leurs affects, refouler les désirs éveillés par les images, à nier les pulsions qu’elles attisent. Même quand certains artistes les y provoquent. Et Denis Riout de citer Duchamp (Prière de toucher), Man Ray (Objet à détruire), Carl André qui amène le spectateur à marcher sur ses œuvres, Félix Gonzalez-Torres qui l’invite à prendre dans sa bouche des «Baci». Riout évoque aussi les réactions des artistes devant leurs œuvres détériorées par le temps, accident ou vandalisme: « Ad Reinhardt se contentait de passer de nouvelles couches sur ses tableaux abîmés, dit-il. » Allan Charlton détruit une de ses œuvres, propriété publique, griffonnée par un vandale et en produit une nouvelle version. Quant à Marcel Duchamp, confronté à la «brisure» de son Grand Verre, il se fait vitrier.

 

Jacques Charlier ne reproduit pas le monochrome de cette série de onze toiles évoquant les Dialogues de Platon, peinte en 1977, cycle qui appartient à Yvon Lambert. Il se commet dans une peinture «à la manière de», s’inspirant des œuvres des années 60 de l’artiste américain, époque de «Rome», «Ferragosto», de «Léda», de l’ « École d’Athènes ». Il réinterprète biffures, hachures, coulures, bafouillages réalisés au doigt. Les teintes des humeurs corporels, du blanc crème au brun en passant par tous les dégradés de rose et de rouge, se mêlent aux crayons noirs et crayons de couleur de l'enfance. Et il commente le tableau, écrit à sa base, en lettres capitales : «The red stain is testimony to this moment to the power of art. Rindy Sam». La tache rouge témoigne de ce moment de puissance de l’art. Jacques Charlier fait-il allusion aux taches rouges posées à la manière de Cy Twombly ? Ou à la tache laissée par le rouge des lèvres de Rindy Sam, cette «trace grasse et corrosive» diront les experts ? Sur le tableau de Charlier, il y a en effet, une belle tache de rouge à lèvres, un peu à droite, à hauteur de bouche. Et l’artiste complète son œuvre d’une vidéo, le making off d’un baiser désormais doublement volé. On y découvrira Ute Willaert, complice de Clart Vision international, cette télévision de proximité artistique créée par Charlier, s’approcher du tableau, légère et printanière, et y poser un poutou au pourtour bien ourlé, reposant ainsi le geste de Rindy Sam. «J’ai peint, déclare Charlier, un Cy Twombly sur lequel des femmes pourront s’épancher en l’embrassant goulûment». L’ironie est cinglante. Rindy Sam se revendiqua, afin d’expliquer son comportement, «d’un acte d'amour d'une intense pureté». Son agent ajouta que «son geste était un acte artistique provoqué par le pouvoir de l'art». Laissons, néanmoins, Sainte Thérèse et ses extases de côté et rappelons ce que déclare Jacques Charlier, disciple, quant à lui, de Sainte Rita, patronne des causes désespérées : «L’approche de l’œuvre d’art, déclare-t-il, s’apparente aujourd’hui à un geste religieux, en tout cas de la foi d’un croyant. Depuis la fin des années 1960, les églises se sont progressivement vidées au profit de la construction de musées qui sont devenus les vraies territoires de consécration et de dévotion à la «réalité matérialiste» qui n’a plus rien à voir avec l’au-delà. L’artiste est devenu le successeur du prêtre. Il peut opérer une modification profonde des valeurs et s’approprier le moindre courant d’air. Désormais avant d’aborder l’art, on doit passer par un sas d’initiation imposé par une pensée unique. Cette dernière fluctue au gré des modes esthétiques qui changent de plus en plus vite suite à la médiatisation et à la spéculation autour de l’art devenu valeur refuge». Où donc est le pouvoir de l’art ? Dont acte. De foi. Et dire que la Joconde du Pop attend toujours que Brad l’embrasse.(Jean-Michel Botquin)

 

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optimisé pour safari, chrome et firefox  |  propulsé par galerie Nadja Vilenne  |  dernière mise à jour  06.02.2016