CAPITAINE LONCHAMPS ET BENOÎT ROUSSEL

3eme BIENNALE DE LA PHOTOGRAPHIE : LA DISPARITION

 

Capitaine Lonchamps

Solitude, 1994-2000

Photographie couleurs marouflée sur aluminium, 12 x 18 cm.

CAPITAINE LONCHAMPS, SOLITUDE ET IMPONDÉRABLE

 

Lorsque Capitaine Lonchamps décide de se photographier durant son sommeil en laissant, statique face à lui, l’obturateur de son reflex ouvert jusqu’au petit matin, il n’est pas seulement question, comme certains l’ont récemment écrit, d’ériger le principe d’inactivité et le sommeil au rang des beaux-arts. On reconnaîtra de fait qu’un environnement historiquement propice à l’ «attitude» pour forme de vie, éthique et esthétique, ce que de façon aujourd’hui très orthodoxe, on nomme un art d’attitude, prédispose à ce type de lecture. Dans un même ordre d’idée, on pourrait autant concéder à un certain éloge de l’inactivité pour résistance à toute ubuesque situation ou même évoquer, en tant que sculpture de soi, l’image baudelairienne qui consiste à «vivre et dormir devant un miroir». C’est selon, mais c’est un peu court.

Cette singulière série de photographies témoigne, en effet, de préoccupations essentielles que Capitaine Lonchamps aborde depuis longtemps dans son travail, en multiples renvois, dans une poétique visuelle où les allusions se recoupent, où les digressions recouvrent, mais qui opère constamment dans l’incessante nécessité de sonder l’imprédictible devenir de l’être tout en tentant dans un même temps de conjurer les angoisses existentielles qui fatalement en découlent. Dans une œuvre polymorphe, la nuit et la neige –on reconnaît de fait à Capitaine Lonchamps l’invention du «neigisme» - y seront au fil du temps, plus que des métaphores. Blanche et noire, elles ont simultanément et souvent de concert conduit l’œuvre tout comme elles dessinent l’inquiétude qui y campe. La neige la nuit ; on rapprochera peut-être l’œuvre de Lonchamps des vers de Maupassant : «De leur œil inquiet, ils regardent la neige, attendant jusqu’au jour la nuit qui ne vient pas»

 

Le fait est suffisamment significatif : Capitaine Lonchamps, a décidé d’arrêter le début de sa biographie au projet de construction de son propre palais en pièces détachées qu’il avait, à l’instar du Facteur Cheval, imaginé. Le palais devait contenir une nécropole. Mieux même, Capitaine matérialisera, en centaines d’études et un assemblage, les fresques du tombeau d’Orélie Antoine de Tounens, roi de Patagonie et d’Araucanie. Architecte de cet univers onirique réfugié aux confins du monde, Lonchamps imagina des fresques bleues nuit rehaussées de signes d’une originelle calligraphie, le point, le trait, de couleur noire. La nuit, la mort, la disparition occupaient déjà l’œuvre, tandis que se profilait le refus d’une certaine conception académique de la peinture au profit d’un pinceau toronien libéré de ses propres conventions. Ces ponctuations, que l’on rapprochera bien plus en effet d’une préhistoire de l’art occidental que des séquences tracées d’une brosse numérotée, préfigurèrent la neige qu’avec obstination Lonchamps peignit sur tout support rencontré, «subtilités de diverses touches blanches (comme une calligraphie) sur fond noir (nuit) formant effet de chute de neige», écrira Jacques Lizène.

 

La nuit comme la neige recouvrent le paysage. En déambulations nocturnes, Lonchamps redécouvrit l’abîme des congères sous la lune blanche. S’il recouvrit d’abord de neige les tableaux collectifs des Post Zozo$, groupe de peintres «du dimanche» avec lesquels il partagea maints pic-nics dominicaux, dans un geste qui dénotait déjà d’une certaine subversion de la peinture, Capitaine Lonchamps, très vite se consacra uniquement au neigisme, sur cartons, magazines, toiles, livres ou lessiveuses...  Ce que Lizène, à la manière d’un critique d’art, nommera «l’aboutissement de l’art abstrait tachiste dans sa forme «nuagiste évolué» et de la peinture matérialiste, revisitant de façon surprenante la peinture figurative poétique d’une certaine partie de l’art japonais» prendra très vite le tour d’une œuvre profondément philosophique. Le motif de la neige «brouille la perspective et les repères de proximité, marque une intimité illusoire, un univers dans lequel le monde connu, le passé, le futur ne posent pas de problèmes parce qu’ils semblent ne plus exister, ne pas avoir cours ici ou simplement parce qu’ils n’ont peut-être jamais réellement existé. La neige est bien là, mais elle ne tombe pas, elle est un moment arrêté, un monde en suspension, une harmonie à haut risque oscillant entre le rassurant et l’étouffement, entre le cocon sans limites, universel et la prison fragile dévorant le prisonnier » écrira Capitaine Lonchamps. Plus loin même, le flocon de neige devint principe même de l’impondérable, ce que l’on ne peut pondérer, ce que l’on ne peut peser dans la balance des âmes, l’indéterminé de tout devenir, l’incertain de toute existence. Surgirent dès lors de longues suites photographiques, images aussi banales qu’une table de bistrot ou un un tableau de bord de voiture, dans lesquelles apparaissent, discrets et incongrus, d’immaculés et isolés flocons d’ouate. Dans ce même ordre d’idée, impondérables, indicibles et invisibles, Capitaine réalisera également une série de photos de «courants d’air».

 

Dans le cadre de l’Année de la Solitude, en 1990, Capitaine décida, durant l’exposition de G.Picon au cirque Divers à Liège de s’enfermer dès 20 heures dans la galerie aux fenêtres occultées et d’y dormir, sans plus donner signe de vie jusqu’au lendemain matin, alors qu’en bas, la fête battait son plein. La «performance» prend tout son sens ; Lonchamps regroupera ses questionnements et ses travaux sous la double signifiance de «solitude et impondérable».

 

Il multiplie dès lors les approches poétiques d’une nuit, comme la neige, enveloppante, pure attraction et pur danger, espace fantomatique et nuit supplice d’œil ouvert. Si la nuit embrasse, la couette calfeutre dans la nuit, surtout si on la ponctue de neige. Capitaine prendra la couette pour support de la peinture. Concurremment, il conjure la nuit de lancinantes litanies, mélopées incantatoires. Trois enregistrements sonores sont ainsi produits, stupéfiants, très longues incantations dites dans un ululement d’effraie. Aux premières «Nuit, nuit, nuit» et «plâtre» répond une troisième «Pourquoi, comment, où ?». «Nuit» fera ensuite l’objet d’une œuvre vidéo, mise en scène de Lonchamps lui-même psalmodiant ses litanies à la Nuit dans la lumière décroissante du couchant, à la lueur fantomatique du feu ensuite. A ce feu en répondront d’autres, dans une nouvelle et très étrange série de photographies, clairs-obscurs rassemblant divers personnages autour de flambantes «marmites», sortes de «pots-à-feux». Le cercle de lumière y protège comme la couette de la nuit noire et de ses ombres.

 

Pour en revenir à ces photographies de sommeil, qui s’intégreront parfaitement à une réflexion menée par une série de plasticiens belges et espagnols sur la thématique «Mouvement-Inertie», «Movimiento Inertia» en 1996, elles sont comme un second volet, distinct mais abouté à ces recherches sur «Solitude et Impondérable». Expérience de ce temps de sommeil, Capitaine Lonchamps a, depuis 1994, tenté une série d’autoportraits dormants, en quelques sorte des natures mortes, comme s’il reposait enfin en son Palais, laissant face à lui l’œil ouvert de l’obturateur de son appareil photographique, œil caressant, inquisitoire et obsédant à la fois, absorber ombre et lumière –et absorber son corps- durant toute la nuit. Épiphanie du temps vécu sous la couette, solitude confinée sous un duvet calfeutrant, disparition du corps absorbé par la lumière au risque, tel celui pris par Phœnix, d’être détruit par sa brûlure, devenir imprédictible encore une fois du temps inconsciemment mouvementé : tandis qu’apparaît l’indicible, disparaît le corps inerte. La photographie à la fois fige l’instant et le temps révolu. On semble dans ces univers quotidiens attendre jusqu’au jour la nuit qui ne vient pas, pour en revenir aux inquiétudes de Maupassant sous la lune blafarde, tandis que l’image s’est emparé du temps, qu’elle a enregistré les mouvements de toute activité « sub-couettale ».

 

L’expérience a duré plusieurs années ; elle a pris, comme dans les Litanies, comme dans les photos de «Pots-à-feux» valeur de rituel. Capitaine Lonchamps avait décidé de mener ce projet en transhumance, d’archiver ces expériences de sommeil en diverses villes, en notant consciencieusement dates, ouvertures de focale et temps de pose, comme s’il s’agissait de prouver la quotidienne universalité du propos, d’établir une règle sur ce qui restera toujours sans réponse. L’expérience est restée, de nuit en nuit, cantonnée entre Spa et Liège. Nul ne sait pourquoi. Les impondérables, décidément, résident partout. (Jean-Michel Botquin)

 

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optimisé pour safari, chrome et firefox  |  propulsé par galerie Nadja Vilenne  |  dernière mise à jour  06.02.2016