TRYING TO BE CADERE

 

La photographie est bien connue des amateurs ; elle fut prise en 1974 par Bernard Borgeaud. Vêtu de son tee-shirt favori, André Cadere porte sur l’épaule une de ses grosses barre de bois rond. Certifiée en 1975, indexée HC4, codée B12003000, elle est constituée de 21 segments de bois peints en noir blanc et rouge, mesure 198 cm pour une section de 9,4 cm et figure aujourd’hui au catalogue de la collection du FRAC Nord Pas de Calais. Avec le même tee-shirt, Cadere se fait photographier de dos, barre sur l'épaule. Il publiera cette photo en quatre exemplaires identiques ; seul le texte de la légende variant d’une image à l’autre. Remises dans le bon ordre, elles forment une proposition complète qui définit précisément toute la singularité de sa pratique artistique : «La barre de bois rond est un assemblage de segments peints dont la longueur égale le diamètre et se succédant d’après une méthode comportant des erreurs. Exposé là où il est vu. Ce travail est contraire aux textes et photo ici imprimés. Dépendant des contraintes de ce livre, texte et photo ont un seul rapport avec ce qu’ils décrivent : l’incompatibilité. Cadere, 1974».

 

Ces photos sont le point de départ du «Trying to be Cadere» d’Emilio López-Menchero. Et l’accessoire – si je puis dire, c’est-à-dire la barre de bois rond -, a ici toute son importance. Comme il le fit en incarnant James Ensor, empruntant le «vrai» bibi fleuri dont se coiffa le baron ostendais pour son autoportrait de 1883-89, ce portrait où Ensor tente lui-même d’incarner Rubens, Emilio López-Menchero a demandé à pouvoir camper devant l’objectif avec la barre de bois rond authentique, celle représentée sur la photographie d’origine. Comment faire autrement d’ailleurs, dès le moment où il s’agit d’incarner Cadere, tant celui-ci s’identifie à cette constellation de barres de bois rond qu’il constitua comme une peinture sans fin tout au long de sa courte carrière. Dans un entretien qu’il accorde à Lynda Morris, André Cadere évoque ses déambulations dans les vernissages et les foire d’art, la singularité de ce geste qui consiste à porter le travail avec soi, à l’exposer et à le présenter de cette façon. «Dans six mois, vous aurez retrouvé vos esprits», lui disait-on régulièrement. C’est clair : au tournant des années 70, Cadere fait figure d’original. Et Lynda Morris se souvient : même le galeriste Konrad Fischer lui confie, à la foire de Cologne en 1972 : «Le Français ? Il va partout avec son bâton, et il parle aux gens, ne t’inquiète pas». J’aurais tendance à déclarer la même chose à propos d'Emilio López-Menchero: «L’Espagnol ? Il a tenté d’incarner Picasso, le Che, Rrose Selavy, Cindy Sherman, Frida Kahlo, Raspoutine et Arafat, Engels ou Balzac. Aujourd’hui, c’est Cadere et il se montre aux gens. Ne vous inquiétez pas. Dans six mois, il n’aura pas retrouvé ses esprits».

 

Qu’est ce qui peut bien pousser, en effet, Emilio López-Menchero à ces tentatives d’incarnations successives, une bonne quinzaine déjà au total ? L’artiste initie par ces citations une réflexivité et une recréation, mêlant le familier et l’inédit, la reconnaissance et la surprise, l’érudition et la facétie. Transformiste un brin excentrique, López-Menchero, tout en changeant d’identité, trouve la sienne. «Être artiste, dit-il, c’est une façon de parler de son identité, c’est le fait de s’inventer tout le temps». Chaque œuvre est singulière, chaque «Trying to be» est une aventure particulière, chacun est une construction existentielle, composée d’éléments autobiographiques, de renvoi à d’autres productions, d’une mise en scène de soi-même, d’une réflexion sur les signaux émis par l’icône mise en jeu. C’est, in fine, une construction de soi au travers d’une permanente réflexion sur l’identité et ses hybridités, visitant quelques mythes, leurs mensonges et vérités. López-Menchero déambule entre exhibition, travestissement et héroïsme domestique. Il expose son travail et s’expose à la fois.

 

Quelques temps avant sa mort en 1978, André Cadere écrit à Yvon Lambert : «Je veux dire aussi de mon travail et de ses multiples réalités, il y a un autre fait : c’est le héros. On pourrait dire que le héros est au milieu des gens, parmi la foule, sur le trottoir. Il est exactement un homme comme un autre. Mais il a une conscience, peut-être un regard, qui d’une façon ou une autre, permet que les choses viennent presque par une sorte d’innocence». C’est sans aucun doute, une juste définition de la pratique artistique; elle sied tout autant à Emilio López-Menchero qui a, on le sait, pour principale préoccupation de, sans cesse, retisser du lien et du sens au cœur même de la société.

 

Si ce «Trying to be Cadere » est un travail de studio, il en est d’autres réalisés parmi la foule, sur le trottoir. Emilio López-Menchero aurait bien rallié le café de l’Oasis à Kain, dans la région de Tournai. On s’en souvient, André Cadere agissait principalement au cœur même du milieu de l’art ; mais s’il déambule principalement dans les vernissages, il lui arrive de sortir des sentiers battus par les amateurs et professionnels de l’art contemporain. Ainsi, avec la complicité de Bernard Marcelis, il invite à la présentation d’une barre de bois rond au Café de l’0asis à Kain, chez monsieur Georges Bolus, cafetier, au 86 de la rue d’Ormont, le 12 décembre 1975. Tout comme le fit Cadere, Emilio López-Menchero aurait bien aimé se faire photographier devant la porte de l’Oasis, sous l’enseigne et la publicité pour une marque d’apéro, barre de bois rond à l‘épaule. L’Oasis a malheureusement disparu. Dès lors Emilio López-Menchero a préféré déambuler à Bruxelles, son champ d’action naturel. Il emprunte pour ce faire une autre barre de bois rond, constituée de 52 segments, noir, vert, rouge et blanc, certifiée en 1975 et avec laquelle Cadere déambula dans les rues de New York ; une série de photographies en atteste. Mêlant la fiction à la réalité, l’archive, l’hommage et l’interprétation, López-Menchero se promène en rue, l’air méditatif, portant la longue barre de bois rond à l’épaule, flâneur ne se souciant pas des réactions que la vue de cet étrange porteur ne manque pas de déclencher. Me revient en mémoire, ce petit film noir et blanc tourné par Alain Fleischer, daté de 1973, montrant Cadere montant et descendant le boulevard des Gobelins à Paris. Il se poste ensuite devant les lourdes portes du Palais des Beaux Arts, chemise blanche, pantalon sombre, veste légère, tel que le fit Cadere en septembre 1974, alors que Marcel Broodthaers exposait au Palais. Cherchez l’erreur; elle est de mise dans le travail d’André Cadere : L’enseigne « Palais des Beaux Arts / Paleis voor Schone Kunsten » a disparu. Les pavés du trottoir aussi. S’inspirant d’un des clichés new-yorkais, il se fait photographier le soir, casquette planté sur la tête, la barre de bois rond à la main, sur une terrasse du quartier Nord. On devine dans la pénombre deux tours, aux fenêtres éclairées. Enfin, il rejoint, non loin de Flagey, l’avenue des Éperons d’Or pour deux derniers clichés : le voici, d’une part, en tee-shirt rayé, barre posée au sol, comme s’il était le gardien de la mémoire de l’ancienne galerie MTL, la première qui après celle des Locataires à Paris, montra le travail d’André Cadere. Sur la seconde, le voici en campagne, portant casquette, musette et barre de bois rond, main dans la poche, défiant l’objectif. En fait la pose que Cadere adopte devant l’Oasis à Kain. C’est là comme un juste retour: la barre de bois rond que porte Emilio López-Menchero fut montrée et acquise chez MTL. Hommage à Fernand Spillemaeckers, artiste plasticien, romaniste, critique d’art, théoricien et galeriste hors du commun. (Jean-Michel Botquin)

 

 

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optimisé pour safari, chrome et firefox  |  propulsé par galerie Nadja Vilenne  |  dernière mise à jour  06.02.2016