EMILIO LOPEZ-MENCHERO

CHECKPOINT CHARLIE

 

Sanglé dans un uniforme militaire américain, Emilio López-Menchero stationne Porte de Flandre à Bruxelles. Avec sérieux et un remarquable naturel, il arrête d’un geste martial piétons, cyclistes, automobilistes, et même les autobus de la STIB, qui franchissent le pont du canal. Pour le temps d’un week-end et d’un festival pluridisciplinaire, en pleine «Semaine de la Mobilité», l’artiste a reconstitué au milieu de la chaussée et à l’identique, le décor du Checkpoint Charlie berlinois. L’atmosphère est cinématographique; rien ne manque, ni le mur de sacs de sable, ni les drapeaux soviétique et américain, ni la légendaire cahute, ni le panneau annonçant, en quatre langues, qu’au delà de ce point de contrôle, on quitte le secteur américain… Ou plutôt le quartier «trendy» et «gentry» de la rue Antoine Dansaert, ses bars branchés, galeries d’art et boutiques de mode.

 

Dans le programme du festival, qui s’apparente à un journal toutes boîtes, l’artiste s’approprie une célèbre photographie relayée, le 28 octobre 1961, par toutes les agences de presse. Ce jour-là, Friedrichstrasse, la tension est à son comble : suite à un différend opposant l’Est et l’Ouest à propos de la libre circulation des membres des forces alliées dans les deux moitiés de la ville de Berlin, chars et soldats des deux camps se font face durant toute la journée, à quelques pas les uns des autres. La guerre est froide tandis que s’érige le Mur; ce jour-là, l’ambiance est glaciale.

 

Installer un checkpoint à la Porte de Flandre aux limites de Bruxelles-Ville, alors qu’une certaine classe politique en appelle au séparatisme et à la scission de la Belgique, l’idée est évidemment piquante. Elle ne dramatise néanmoins qu’un aspect des choses, tant la géostratégie du projet est sensible, complexe et déclinable sous des perspectives diverses. Dès qu’il intervient dans l’espace public, Emilio López-Menchero analyse la situation locale, urbanistique, historique, sociologique, qu’il confronte et confond au dispositif qu’il projette, celui-ci bien évidemment inattendu. Accumulant dès lors les indices, il enrichit le propos, poussant la réflexion au delà du champ physique dans lequel il agit. L’endroit, cette fois, est crucial, il a toujours été lieu de passage. Un octroi, tout d’abord, dès la période médiévale, et donc un lieu de contrôle, situé à l’une des portes de la seconde enceinte bruxelloise. Un pont sur le canal ensuite, dont le creusement accentuera la séparation entre la ville et ses faubourgs. On sait que cette frontière, tandis que l’agglomération se développe, deviendra une véritable fracture.

Aujourd’hui, comme ce fut d’ailleurs le cas pour le no mans’ land créé par le Mur à Berlin, ce que l’on appelle «le territoire du canal» est devenu une zone de développement stratégique, un espace dévolu à la croissance économique et à l’innovation. A la Porte de Flandre même, là où campe Emilio López-Menchero, cette fracture est toujours particulièrement sensible. Sur la rive bruxelloise, s’est développé le quartier Dansaert. Depuis les années 90, il connaît une gentrification irrépressible, quartier gentry, trendy, arty. Ici, les logements sociaux voisinent avec les lofts à la mode, les boutiques de téléphonie avec les magasins de haute couture, les bars et galeries d’art, les sans-abri avec les «bobos». C’est l’un des quartiers les plus branchés de la capitale. Dès que l’on franchit le pont du canal, on plonge «au-delà de Gibraltar» ; je reprend à dessein le titre de ce film tourné à Bruxelles par Taylan Barman et Mourad Boucif en 2001. La densité de population immigrée y est l’une des plus fortes de la capitale, ghetto émigrant d’abord pakistanais, puis marocain, plus précisément du Rif. Le contraste culturel est saisissant, les différences sociales et les disparités sont énormes. A quelques centaines de mètres, le long du boulevard du Neuvième de Ligne, se situe l’ancienne caserne du Petit Château. C’est l’un des dix-neuf centres ouverts installés en Belgique. Il accueille plus de sept cents demandeurs d’asile venus des quatre coins du monde. L’installation de ce «Checkpoint Charlie», sa charge historique, emblématique et quasi légendaire, prend dès lors un sens plus aigu encore.

 

Sur le pont qui relie la rue Antoine Dansaert à la chaussée de Gand, il y a un va et vient incessant, et bien des vies s’entrecroisent. C’est un lieu de passage et de brassage. Certes, les hommes de l’ancien faubourg viennent siroter leur thé à la menthe de l’autre côté du pont, dans de petits bistrots voisins des bars branchés. Certes, des gens aisés franchissent le canal à leur tour : les quais du côté de Molenbeek-Saint Jean sont désormais également l’objet d’une gentrification, rénovations d’anciens entrepôts et brasseries en lofts et appartements innovants. Mais la caricature veut que de nombreux habitants de ces nouveaux lofts ne sortent jamais dans la rue, se contentant de garer leur voiture dans le garage souterrain avant de monter chez eux. S’ils repassent le pont, ce sera pour faire leur emplettes ou pour conduire leurs enfants à l’école.

 

Deux jours durant, Emilio Lopez Menchero occupera donc le pont, perturbant la mobilité, questionnant la notion de lien entre les habitant d’une même ville. Dans ce décor de cinéma, ce remake berlinois plus vrai que nature, et en compagnie de son complice Souleimane Benaisa qui campera à ses côtés le rôle «du Soviétique», il arrête piétons et véhicules qui franchissent le pont. A chacun, il remet le programme du festival dans lequel s’inscrit son action et sa performance. Les réactions à cet embouteillage en décor historique sont, bien sûr, nombreuses et diverses. L’art en contexte réel se définit comme un art de l’action, de la présence, de l’affirmation immédiate. Emilio López-Menchero sera pris à partie, le drapeau soviétique sera emporté comme un trophée par un cycliste qui disparaîtra dans le circulation en territoire molenbeekois, la bannière américaine piétinée et jetée dans le canal par un homme hurlant, semble-t-il, sa haine du pasteur extrémiste américain Terry Jones qui, huit jour auparavant avait annoncé dans les médias sa volonté de brûler un exemplaire du Coran. Dans la nuit du samedi au dimanche enfin, des individus boutèrent le feu à la réplique de la légendaire cahute du Checkpoint, incendie volontaire que les pompiers éteignirent in extremis. Le dispositif du Checkpoint Charlie est devenu champ conflictuel tandis que la fiction se confond au réel, une situation locale et urbaine qui renvoie à l’histoire à l’échelle mondiale.

 

Cette intervention performative s’est déroulée du 17 au 19 septembre 2010. Aujourd’hui, Emilio López-Menchero, en présente les traces filmiques et photographiques.

 

 

 

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optimisé pour safari, chrome et firefox  |  propulsé par galerie Nadja Vilenne  |  dernière mise à jour  06.02.2016