SÉISMOGRAPHE

 

9.

«N’oublie jamais le travail préparatoire, écrit Honoré δ’O. Le travail préparatoire est fait par la nature, même s’il est de nature culturelle et qu’il consiste en efforts humains. Chaque point compte. Un point acquis pour toi. Chaque point compte littéralement ; au sens figuré, ton inspiration est la traduction de ta liste de sources absolues. Tu as une ligne. Tu as une surface – chaque surface compte. Tu as un volume. Ton espace est en mouvement – chaque mouvement compte». Je repense à cela devant «maquette sublimée», cette œuvre dérivée du «Séismographe» d’Echigo Tsumari.

 

«Faites un pèlerinage à travers le paysage du sayotama, guidés par l'art. Retrouvant les étapes des humains qui ont vécu avec la Terre. Dans un voyage pour construire notre futur». L’invitation, sous forme de haïku, provient de cette triennale de sculpture de Echigo-Tsumari au Japon, une initiative sans équivalent. Le «sayotama» désigne, le paysage rural traditionnel japonais. Et la région d’Echigo Tsumari est en effet rurale, reculée, dépeuplée. Il y a dix ans, Fram Kitagawa y fondait cette triennale internationale d’art public dont la spécificité est aussi de proposer aux artistes invités, et ceux-ci viennent des quatre coins du monde, soit d’envisager leur projet de façon temporaire, soit de créer une œuvre qui s’intégrera définitivement au paysage. Le but de cette triennale est de revitaliser la région, d’enrayer l’exode rural, de construire, à long terme, un futur pour cette région délaissée.

 

C’est en 2006, pour la seconde triennale, qu’Honoré δ’O est invité à concevoir un projet spécifique pour le sayotama d’Echigo-Tsumari. Il dessine pour l’occasion son «Séismographe». Kantô, 1923, Kôbe, 1995, le Japon, situé dans une zone de subduction de quatre plaques tectoniques, enregistre chaque année environ vingt pour-cents des séismes les plus violents dans le monde. Honoré δ’O conçoit dès lors un singulier pendule, une canne à pêche géante de près de sept mètres de haut qu’il fiche en terre en plein milieu d’un village aux traditionnelles maisons de bois. La sculpture agit comme un singulier sismographe, sans doute plus enclin à mesurer nos ondes sismiques d’émotion, de curiosité, d’étonnement devant cet objet insolite, incongru en ce paysage, ludique et poétique. Moulinet géant, canne aux brins télescopiques, sa ligne semble ployer sous le poids de l’appât, une grosse bille de verre qui pendule et oscille aux rythmes du frottement de l’air. Celle-ci nous rappelle cette étonnante œuvre créée par Honoré δ’O dans les rues gantoises, en 2001, pour l’exposition «Over the edges», une multitude de billes de verre en suspension dans le ciel urbain, des billes presque invisibles à l'œil, des billes comme des "cartaches" de gamin, suspendues à un subtil câblage de fil de pêche. Flottantes, oscillantes au gré du vent, ces billes reflétaient un monde, le nôtre. Elles étaient comme des gouttes d’eau, des gouttes δ’O.

 

«Ce n’est pas parce qu’on comprend l’idée de l’œuvre, que pour autant on comprend l’art», déclare Honoré δ’O, à propos d’une œuvre dérivée de ce «Séismographe» japonais et qu’il nomme «maquette sublimée». Des plans, des maquettes, il y en a eu, bien sûr, avant la réalisation de l’œuvre in situ. L’une d’elles, comme un jeu d’enfant bricolé avec des riens confronte deux cannes à pêche de carton, la longueur des cannes rythmées de petites attaches trombones ; sur une table d’appoint, elles sont fichées dans une étendue mouvante de billes de polystyrène. L’autre semble plus de l’ordre de l’artefact, un assemblage pourtant, une évocation de la sculpture, à la fois précise et rudimentaire, une miniature composée de petits matériaux divers. Elle est, cette fois, plantée dans un bloc de polystyrène, un socle au creux central à la forme alambiquée. La bille de verre n’est pas accrochée à la canne ; elle semble –déjà- s’en distancier, tombant de nulle part.

 

Troisième état, cette fois la même canne miniature est fichée dans un socle dont la courbe rappelle celle de l’arc cintré de la canne, posé sur un caisson en plexi vide, ouvert et accidenté. «Un accident, geluk, toeval, overschot, vergeten, weggegooid, gekanteld, herbekeken breuk», dirait l’artiste. Un accident, un choc qui se transforme en opportunité : le bris du plexi épouse la même courbe, le même arc. N’existe, en fait, plus que cette dimension d’une ligne tracée dans l’espace, que l’abstraction des œuvres antérieures. Le vide du caisson en est plein, comme une complète dématérialisation poétique. Bien plus qu’un concept esthétique, la sublimation est ici un principe physique, ce passage de l’état solide à l’état gazeux. Et deux billes de verre, à distance, semble tomber de nulle part. Comme une ponctuation. Un point à la ligne.

 

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optimisé pour safari, chrome et firefox  |  propulsé par galerie Nadja Vilenne  |  dernière mise à jour  06.02.2016