L'AMIRAL CHERCHE UNE MAISON À LOUER

 

À L’ABORDAGE D’UNE EXPOSITION, COMME UN FEUILLETON D’ÉTÉ

 

L’annonce est bien connue des amateurs de Dada : «L’amiral cherche une maison à louer» est le titre d’un «poème simultané» écrit par Tristan Tzara, Richard Huelsenbeck et Marcel Janco, performance créée à Zürich en mars 1916. Publié la même année dans le Cahier du Cabaret Voltaire, cet «Amiral» a de faux airs de partition musicale. Son trio d’auteurs revendique une liberté totale de l’art ; tous trois désirent faire sauter les frontières qui enferment l’art dans une série de définitions, celles qui emprisonnent également l’homme dans les rouages aliénant de la machine à produire. «L’Amiral», c’est une sorte d’architecture acoustique, ni polyphonique, ni cacophonique, affirmant la plasticité du mot de façon parfaitement libre, une œuvre littéraire à dire et à entendre, performative donc, stimulant une poli-intonation en langues diverses où chacune garde son étrangeté sans plus être étrangère à l’autre. «L’amiral cherche une maison à louer», c’est l’incongruité même. Cette annonce insolite, un brin saugrenue, résonne comme un message personnel de Radio Londres. Le chef de la marine cherche-t-il un pied-à-terre ? Le paradoxe penche à bâbord, l’énigme flotte à tribord. Soyons en sûr, la résidence de l’Amiral n’a que peu d’importance dans l’affaire. Et si le personnage nous semble singulier et surprenant – pensez donc, un marin qui préfère le plancher des vaches -, l’excentrique, c’est avant tout le titre de ce poème simultané. En préparant cette double exposition, il nous a semblé judicieux de proposer à l’Amiral d’y camper, non pas comme figure tutélaire, mais comme locataire d’un certain esprit. Certes, les artistes qui y participent revendiquent tous cette liberté de l’art et cet éclatement des frontières, cela tombe sous le sens. L’ensemble pourrait sembler singulier, surprenant, hétérogène. Et pourtant, dans le choix des oeuvres souffle cet esprit du poème simultané, non pas une polyphonie proprette et bien construite mais bien cette polyvocité, la manifestation concurrente de ces propos singuliers qui tissent, par leur présence à l’autre, comme une œuvre commune, le phrasé d’un long poème qui serait l’exposition elle-même ou du moins son esprit. L’Amiral, en effet, habite la maison et les libres intonations en langues diverses permettent de rebondir en libres associations parfois des plus curieuses ou insolites. Une artiste grecque se préoccupe de la taxinomie de tulipes très hollandaises, un constructeur néerlandais érige à toute échelle des baraques à frites bien de chez nous ; une vidéaste irlandaise fuyant l’aliénation urbaine cherche une maison dans l’île tandis que le fils d’un chimiste espagnol se prend pour un mystique russe errant déclamant à qui veut l’entendre "Alles ist Architektur" : c’est dire que la partition résonne des intonations les plus diverses.

 

La figure de l’Amiral

 

Laissons à Emilio Lopez-Menchero le soin de camper la figure de l’Amiral. Retour à Dada, il habita d’ailleurs celle de Rrose Selavy, maquillé et chapeauté tel Marcel Duchamps travesti en son altière ego, bêcheuse et désappointante. Extravagance, excentricité : l’artiste, lui-même hybride hispano-belge, tente régulièrement les réincarnations les plus diverses ; essayer d’être le Balzac de Rodin, nu ou monumental, ou Picasso boxeur, ou Rrose Selavy, ou Che Guevara, ou Frida Kahlo, ou Raspoutine, ou Harald Szmemann, ou Russell Means façon Warhol, ou encore un sumo dandinant. Transformiste, déclinant toutes les flamboyances, même celles de pacotille, c’est à chaque fois l’image de l’artiste et de son double que l’artiste resculpte. Comme un voyage mimétique au travers de quelques mythes, sachant que ceux-ci révèlent à la fois le mensonge et la vérité. Voilà l’artiste, en quête d’identité, rangé au rayon des héros domestiques. Parodique ? C’est beaucoup plus subtil. La parodie sanctionne et consacre dans le même temps, sur un mode toujours paradoxal : se moquer en admirant, s’identifier en se démarquant. Elle est hommage et reconnaissance, sur le mode du travestissement burlesque. Pastiche ? Pas seulement non plus. Si Lopez-Menchero fait de temps à autre référence directe à une œuvre d’art, à un document historique, une photographie d’archive, il s’inspire aussi d’attitudes dans cette volonté «d’essayer d’être». « Alles ist Architektur » déclarait Hans Hollein dans son célèbre Manifeste de 1968 et se plaît à rappeler Emilio Lopez-Menchero. Cette série de «Trying to be» en témoigne : il s’agit d’une construction existentielle comportant des couches autobiographiques comme d’autres référentielles, entre exhibition, travestissement, héroïsme domestique. Le tout récent «Lundi de Pâques», making off vidéographique d’un «Trying to be John Lennon» à venir, témoigne de tout cela. Être John Lennon un moment seulement ou plutôt en incarner l’image mythique, celle d’une pochette de long playing, résulte d’une longue série de tentatives quasi pathétiques de prendre la pose et d’habiter Lennon au fil d’un huis clos familial d’un réalisme saisissant ; celui-ci se déroule un lundi de Pâques. C’est là une construction aussi mentale que physique. Il en va de l’épilation d’un poil de cil comme de l’effort à fournir lorsqu’on lui lance pour défi de grimper le col d’Aubisque sur un vélo torpédo au guidon doté de cornes acérées, revêtu de la flamboyance de son costume de toréador, rythmant ses coups de pédales d’un endiablé paso-doble. Assurément, en haut du col, l’artiste mérite de camper la figure de l’Amiral.

 

Le départ du faune

 

Jacques Charlier a lui aussi particulièrement bien assimilé la leçon Dada, ses suites et avatars. Le refus du style, l’humour, l’irrespect, la remise en cause des conventions artistiques sont autant de paramètres d’action. Ainsi, une fois encore, ce petit ensemble d’œuvres relatives au S.T.P, le Service technique Provincial où Charlier est employé au titre de dessinateur expéditionnaire. Cette appellation elle-même a quelque chose de cocasse. Charlier se contente, au début des années 70, d’être «présentateur». Sa pratique consiste à distiller dans le champ artistique des documents de nature professionnelle, des documents «essentiellement professionnels», d’autres «relatifs à l’univers professionnel», de les y «présenter», ni plus ni moins. Sont réunis ici trois états d’un même document, dont Charlier usera pour annoncer son exposition au musée des Beaux-Arts d’Anvers, section art contemporain (sic) en 1972. Une photographie prise le vendredi 6 octobre de cette même année rassemble sur le pas de la porte du S.T.P. six employés du Service : André Praillet, Jacques Charlier, Pierre Chaumont, Joseph Servais, Claude Dispas, Jean Mossoux. Elle est légendée, avec un lyrisme certain : «le départ du faune», comme un tableau mythologique. Pourtant aucun des personnages qui campent sur le cliché n’a l’apparence d’un être fantastique. Le faune c’est le surnom amical (et ironique ?) donné à l’un d’eux par les collègues du Service. Et le départ de celui-ci, c’est très prosaïquement sa mise à la retraite. Ce n’est pas pour rien que la photo est prise devant la double porte de rue du bâtiment qui abrite le service technique provincial. Celle-ci apparaît fréquemment dans les travaux de Charlier. Ce double battant, la plaque émaillée qui y est vissée agissent comme un «décor professionnel», décor au sens où l’entendait Marcel Broodthaers. Charlier l’utilise d’ailleurs en 1971 comme élément charnière d’un film de 8 minutes qu’il réalise avec la complicité d’une équipe de télévision, en caméra cachée. Celle-ci est installée dans la maison en face du Service. Elle enregistre en plan fixe les mouvements à l’heure de la sortie. Les badauds passent, les voitures et les bus descendent la rue, la porte du Service Technique Provincial s’ouvre et se referme. Les employés sortent, les uns après les autres, seuls, parfois à deux, quittent l’univers de leur labeur quotidien. Il ne se passe rien d’autre. Document relatif à l’univers professionnel, «Sortie» enregistre la sortie comme la collecte des «signatures professionnelles», extraites mois par mois du service, témoignaient des heures de prestations des employés.

 

Le blogger de Bastardtown

 

Lui, ce n’est pas l’Amiral, mais il se prend pour un flibustier, casquette à l’envers, une tessère percée trouvée sur la plage en guise de monocle d’acier. Le geste tient du jeu, de ces petits riens qui font le sel de la vie, des petites choses qu’Orla Barry enregistre et qui constitue le corps de son œuvre. Ses proches, sa famille, ses amis participent de cette œuvre tissée de textes, de photographies, de films, de riens collectés dans une carambole de mots et d’images. Les textes de l’artiste, qui fondent d’ailleurs toute son œuvre filmique, sont pure plasticité. Ainsi ce « Bastardtown Blogger », long monologue scandé face caméra, d’un long et unique trait. C’est ce même flibustier qui soliloque, devenu comédien quelques années après la photographie de la plage. Orla Barry retrouve souvent sur sa route ces acteurs familiers. Ainsi, elle photographie Juliette à dix ans d’intervalle dans le même environnement, l’invitant à prendre la même pose, montrant à l’objectif une broderie, «Juliet’s Birth», sans aucun doute offerte à l’occasion de sa naissance, agissant désormais comme une sorte d’ex-voto. Dans un entrelacs décoratif, Adam et Ève veillent sur la maison familiale, celle de Juliette Thomas, née le 20 septembre 1983 à 19h37. C’est là comme une liturgie du temps qui passe. De la mémoire à transmettre aussi. À Juliette, qui brode ainsi sa vie, fait face une autre jeune fille, allongée sur le plancher, la tête reposant sur un coussin. Dans le creux de celui-ci gît une solitaire main de mannequin, incongrue, dont le majeur se glisse dans l’oreille de la jeune fille, comme si elle s’immisçait en sa mémoire. Le temps, la souvenance sont des lignes de force dans l’œuvre de Barry. Mais revenons en à ce blogger de Bastardtown : frontal, il monologue ; en noir et blanc, il s’adresse à chacun de nous en particulier. Sa voix est profonde, rapide, elle scande le rythme d’une journée, thé vert, brosse à dent, bourdonnements de la vie citadine, stress, ordinateur portable, téléphone mobile, sonnerie : «Que quelqu’un décroche mon foutu téléphone !» dit-il. Dans le jardin en bas de chez moi, ils sont en train de tuer un agneau. Ils lèvent les yeux, marmonnent quelque chose dans une langue que je ne comprends pas et reprennent leur tâche. La bête implore. Ses pauvres bêlements étouffent la sonnerie du téléphone. Au moins, ils savent ce qu’ils vont manger aujourd’hui. De l’agneau fraîchement égorgé au lieu de notre melting-pot de nourritures citadines : hot-dogs, poulet frit, frites, crevettes grillées, saucisses de Francfort, hamburgers, tofu....» Interminable litanie de la mal-bouffe urbaine, des névroses de la ville schizophrénique que l’homme veut fuir à tout prix. Taxi, aéroport, départ vers l’île pour y trouver une maison, vers ces côtes d’Irlande qui sont aussi celles de Barry : «Je n’ai jamais été l’un des leurs! Je veux dire par là que mes racines campagnardes sont toujours restées intactes», continue-t-il … «Je recule devant l’idée d’une société urbaine utopique. Je ne veux pas barboter dans une mer de visages inconnus. Je ne veux pas vivre parmi des gens qui feignent l’hystérie pour produire une réaction chez leur psychanalyste. Je ne veux pas vivre dans une ville qui produit trop de fictions restrictives. La ville répond à mes questions par des énigmes. Donc, je m’en irai avec la confusion qu’elle crée en moi. Même si la campagne s’est fondue dans le silence de sa propre origine tel un signe précaire et instable aux yeux de la ville, il me fallait y revenir. Vous savez, c’est comme les dauphins, ils préfèrent s’échouer et mourir sur le rivage que de se noyer». Noir. Le revoici flibustier sur sa plage déserte.

 

Le village

 

Si vous cherchez une maison à louer, adressez-vous à Jeroen Van Bergen. Il vous la fournira, parfaitement conditionnée, à échelle désirée, dans une boîte estampillée, sur tréteaux galopant comme un mille-pattes, en caisses bien vissées destinées à tous les nomadismes muséaux. L’artiste veillera tout autant à l’éclairage public, au mobilier urbain, à l’animation citadine et ses placards publicitaires. La programmatique est complète, de l’église à l’habitation destinée à une personne isolée, de la baraque à frite flanquée d’un bordel au logement social, de la cité estudiantine au théâtre de la ville. Et pour « L’Amiral », Jeroen Van Bergen, propose un programme urbanistique étendu, qui tient à la fois d’un Manhattan globalisé, d’une ville de l’ouest américain bâtie le long d’une seule rue et de cet obsessionnel principe modulaire que l’artiste constructeur décline à toute échelle. Un principe ironique puisqu’il applique aux utopies modernistes, celles de Dom Hans van der Laan entre autres, une standardisation des plus triviales, les dimensions usuelles des toilettes, réglementairement fixées par l’administration de l’urbanisme néerlandaise. Le module de base que Jeroen Van Bergen décline non sans humour, de l’espace domestique de vie à son inscription dans un champ de vision périphérique du paysage suivant un principe exponentiel, quasi viral, mesure rigoureusement cent dix centimètres par deux cent soixante et quatre-vingt dix. Ironie sur la norme, la standardisation, une vision communautaire qui touche à l’absurde, cette mégalopole lilliputienne à une seule rue que l’artiste présente tantôt au sol, tantôt sur les mille pattes de ses tréteaux s’appelle d’ailleurs «Dorp 001». Traduisez Village 001. C’est là que s’élabore dans une logique aussi ludique qu’insensée et en creux d’un système globalisé une réflexion sur des problématiques contemporaines qui touchent à la place des utopies, au progrès, à la modernisation, à la démocratie, aux relations que l’homme entretient individuellement et collectivement avec les espaces urbains.

 

Le naufrage

 

Et pour meubler la maison de l’Amiral faites donc appel à Jacques Lizène. «Collectionneurs avertis il vous faut acquérir un Lizène d’art médiocre pour mettre en valeur, par opposition, vos mobilier de qualité et vos tableaux de maîtres» L’art est auto publicitaire (1975) et la vidéo un remake vidéographique où, grâce à la «palette graphique» dirait Lizène, les œuvres médiocres, voire même nulles, du petit-maître s’incrustent dans les décors de galeries huppées d’antiquités ou de design contemporain. L’écran s’échappe du tiroir d’une commode, pastiche d’un mobilier de qualité, surmonté d’un miroir mouluré et délustré sur lequel Lizène d’art nul a peint et collé un portrait génétique, bel exemple de syncrétisme culturel entre figure orientale et être fantastique dans un décor néo-déco. Confondant peinture et sculpture dans une flûte à champagne, Lizène pose sur la commode une « nature morte à la maladresse» (1973) : le verre est renversé et déverse une longue traînée de peinture argentée sur l’acajou de la commode. Et pour cause ! Celle-ci est fendue en son milieu, chavire, bascule, sombre tandis que le miroir vacille. Titanesque naufrage, engloutissement, échec, submersion des valeurs que Jacques Lizène ébranle en permanence. Au travers d’une joyeuse auto-historicité, écrivait récemment Éric Mangion, Jacques Lizène se joue depuis quarante ans de toutes les boursouflures du discours esthétique, toutes les prétentions de «l’art majeur», les idéologies, les classifications castratrices. Il commence d’ailleurs sa carrière par une véritable vasectomie qui lui ôte tout souci de reproduction». Prônant la médiocrité pour attitude et l’attitude elle-même pour activité artistique qui échappe à toute tentative critique basée sur le jugement, Jacques Lizène désacralise assurément toutes les valeurs du système de l’art.

 

L’Amiral et le Capitaine

 

Avec Capitaine Lonchamps, on en revient certes à la figure de l’amiral lui-même. Un capitaine, un amiral, cela tombe sous le sens, me direz-vous. D’autant lorsque le Capitaine enneige la figure martiale et sépia d’un conscrit ou introduit Snowman au sein d’une compagnie portant vareuse à brandebourgs digne de l’uniforme d’un Monsieur Loyal carnavalesque. Snowman est très certainement l’amiral lui-même : singulier, inattendu, incongru, témoin voyageur de par un monde suranné, ombre fantomatique enneigée s’immisçant dans la vie quotidienne de tous et de n’importe qui ; il est sans doute pataphysicien lui-même, du moins on peut l’imaginer. Capitaine Lonchamps collecte de vieux clichés, des images empreintes de nostalgie, des chromos, des curiosités de bouquinistes. L’encre de chine et la gouache lui permettent d’introduire Snowman à la place même de l’une des figures représentées, photographiées. Cet homme de la neige en devient familier dans son étrangeté, cultivant néanmoins une certaine distance par rapport à la scène où il s’introduit, aussi imperturbable que l’est le pataphysicien lui-même, le seul, déclarent les disciples de Jarry, à pouvoir sérieusement traiter du sérieux. La pataphysique est science des solutions imaginaires, du particulier, des exceptions, et l’activité neigiste du Capitaine Lonchamps certes une activité pataphysique puisqu’elle fait de la neige une exception. On appréciera dès lors cette solution imaginaire à la crise de l’énergie qui consiste à couvrir de neige la ligne kitsch et les fausses bûches d’un poêle électrique ou mieux encore le fût d’un baril de pétrole, flambée poétique qui dépasse de loin le prix du baril. De façon imaginaire, cette neige du Capitaine Lonchamps, participe de la biodiversité.

 

Le balai et l’aquarium

 

«Voilà qui me plaît, je vois. Est-ce tout ?» Il y a comme un soupçon de malice dans la scansion de cette phrase que Raphaël Van Lerberghe nous donne à lire. Ou à voir, c’est selon. Est-ce, en effet, tout ce qui est à voir ? Une image textuelle, une phrase dessinée sur le papier ? Voilà qui lui plaît : l’artiste excelle, on le sait, dans l’exercice de ces phrasés plastiques d’images ou de textes dont le sens se révèle, en toute subtilité, au-delà de ce qui est visible. Voilà qui me plaît : l’artiste voit peut-être ce que je n’ai pas vu. Et que lui a-t-il plu de voir ? Cette phrase toute seule, mais qui pourrait aussi résonner comme un propos de vernissage, un sentiment d’incomplétude, une interrogation ironique. Lisant cette phrase, on s’entend voir comme on voit ce qu’on pourrait entendre. Raphaël Van Lerberghe apprécie la polysémie du phrasé comme les équivalences ou les rebonds de la pensée. Rebondirait-on sur le dessin qui voisine cette phrase ? Un aquarium posé sur une table, trop petit pour le poisson qui l’habite, une table de guingois, trop frêle pour soutenir l’aquarium, un balai, traverse de fortune, qui en stabilise les pieds. Étrange dessin, si singulier que l’Amiral en adopterait bien la figure pour mobilier, au même titre que le parapluie et la machine à coudre de Lautréamont. «La queue de poisson ne volera que pendant trois jours, c'est vrai; mais, hélas! La poutre n'en sera pas moins brûlée» lit-on dans «Les Chants de Maldoror». Il me plaît de m’accommoder ces quelques lignes d’Isidore Ducasse comme il a plu à Raphaël Van Lerberghe de s’approprier ce dessin, issu non pas de la tradition surréaliste, mais bien d’un assez récent manuel d’aquariophilie, un livre de bord de l’aquarium dont assurément on déborde. N’est-ce pas Tzara qui écrivait en 1918, deux ans après «l’Amiral» donc : «J’aime une œuvre ancienne pour sa nouveauté. Il n’y a que le contraste qui nous relie au passé».

 

Véronique et le souffleur assis dans le carré de la peinture

 

Les œuvres de Walter Swennen s’inscrivent dans le champ d’une liberté visuelle complète, cette liberté que l’artiste saisit pleinement pour peindre au sujet de quoi que ce soit et sans souci de hiérarchie. Ainsi cette toile récente, «Véronica», représentation d’une ménagère qui étend son linge sur les cordes d’un séchoir de jardin ; des draps de toutes les couleurs et de toutes dimensions. Un tableau ordinaire, en quelque sorte. Est-ce le titre du tableau qui a inspiré Olivier Foulon ? Peut-être. Cette femme qui étend son linge ne porte en effet pas n’importe quel prénom : Véronique est patronne des lingères. Son voile est célèbre, « vera icona », image vraie, mystère de la figure et de son apparition. Cela n’a certes pas échappé à Olivier Foulon qui a proposé à Walter Swennen de se projeter dans sa peinture, ou plutôt de projeter des diapositives sur le fond clair du tableau, dès lors voile, toile, écran. Il est vrai qu’au carrousel de diapositives correspond le sèche linge, ce manège de jardin sur lequel semblent tournicoter ces carreaux de draps colorés. La métaphore ouvre déjà d’autres perspectives, et sachant que les préoccupations d’Olivier Foulon tiennent entre autres de la lecture des images, de leur reproduction et de l’histoire de l’art ; le tableau s’enrichit de sens. Voici donc le «Souffleur ou L’homme assis (dans le carré de) la peinture», titre de cette projection de quarante diapositives, qui souffle l’esprit de la peinture tandis que le vent souffle dans les draps de cuisine du tableau. Et le souffleur s’installe dans le «carré de la peinture», non seulement parce que le tableau est quadrangulaire, comme le sont la plupart des linges qui sèchent sur les cordes (hormis quelques petites culottes), mais aussi parce que le fond du tableau est constitué de carrés, ce jeu d’équilibre au bord de la matière, là où l’abstrait et la figuration se rencontrent dans une totale absence de perspective qui ne manque pas de profondeur. Plus précisément, le souffleur s’assoit dans le carré de la peinture, ou dans le carré de peinture, situé en bas et à droite du tableau. De carrés, de carreaux, il sera dès lors bien évidemment question dans la suite de diapositives projetées sur le tableau, des images subtilement sélectionnées et qu’Olivier Foulon, tout en chaînant cette suite de reproductions à ses travaux précédents, choisit autant pour leurs qualités intrinsèques que pour le sens, parfois sous-jacent, qu’elles ont les unes par rapport aux autres, ou en l’occurrence, par rapport au tableau de Swennen, ou encore en fonction de ses propres affinités, déroutant parfois le spectateur mais le ramenant toujours au centre du carré de la peinture. Défilent donc le Carré Noir sur Fond Blanc de Malevitch, celui peint sur un tableau-socle de plâtre, les restaurateurs de celui-ci, Malevitch lui-même dans un champs, ou la tombe de l’artiste constituée du simple carré noir sur fond blanc de l’Absence, la porte de son studio ou une étudiante de l’artiste, assise sous un tableau quadrangulaire. Défilent de la même manière les toiles monochromatiques de Blinky Palermo dont on connaît le sophistiqué sens de l’humour, les études pour «To the people of New-york», ses derniers travaux (1976-77), des clichés de son studio, photographié par Imi Knoebel, lui aussi héritier de l’enseignement de Düsseldorf tout comme d’ailleurs du formalisme spirituel de Kazimir Malevitch. S’enchaînent les carreaux de couleurs du pourpoint de l’Arlequin de Picasso, les chartes de couleurs de Goethe et de Gournes, mais au même titre que Samuel Bekket buvant un soda, Thomas Bernhard roulant à vélo dans son château, René Daniels jetant des toiles dans un conteneur chez lui à Eindhoven, Kurt Schwitters en barque ou, magnifique cliché, peignant en plein air sous un parapluie face à une chaîne de montagnes enneigées. Il y a même Buster Keaton accompagné de Brouwn Eyes, la jeune vachette qui se prend d’amitié pour lui dans le film «Go West». Il y a là aussi un simple carton publicitaire pour l’eau minérale San Pelegrino, mais annoté de cette question : Wast ist aura ? par Walter Benjamin, lui-même. Olivier Foulon s’empare une fois encore des stratégies broodtharciennes : cette projection est comme une fiction qui permet de saisir la réalité et en même temps ce qu’elle cache. Marcel Boodthaers est d’ailleurs bien présent avec «Amuser, Le plus beau tableau de monde», ce qui nous rappelle que Walter Swennen entretient d’étroits rapports entre le texte, le graphe, l’aphorisme, l’image et la peinture, comme avec Marcel Broodthaers. Olivier Foulon fait là un clin d’œil à ses aînés, de même lorsqu’il glisse une «Totenkopf», une tête de mort de Cézanne, un sujet qui parcourt les toiles et dessins de Swennen depuis longtemps. Le «Souffleur» enfin, ce sont deux reproductions de peintures de Foulon lui-même, deux simples… carrés colorés posés chacun sur une page blanche. Ce carré de couleur, c’est le trou du souffleur.

 

Accessoires

 

Non, ce n’est pas parce que Véronique pend son linge sur le tableau de Walter Swennen que sont posés tout à côté ces trois paniers de la ménagère, dont la photographie est récemment parue dans les pages «accessoires» du «Blue Key, journal of Demographic Design». En fait non pas un journal de mode, mais bien une publication d’Eran Schaerf dont on sait qu’il apprécie déconstruire les formes et le sens pour les réagencer sur un mode linguistique et plastique. Qu’il s’agisse d’images, de textes, de publicités, de vêtements, Eran Schaerf s’attache à décoder des valeurs collectives, sociales et culturelles, afin de se les réapproprier. L’artiste s’intéresse aux signifiants culturels, à la façon dont ils agissent l’un sur l’autre et dont ils peuvent être reproduits et stimulés. Aux contextes déterminés, Eran Schaerf préfère les zones de passage, les espaces transitoires en permanente transformation, les “entre-deux”. Ses récents «séjours temporaires » constitués de bâches tendues dans l’espace en témoigne. L’entre-deux et la zone de passage permettent ici de subtils rebonds. Avec le dessin textuel de Raphaël, à gauche, on se demandera si c’est tout ce qui est à voir : trois petits sacs et filets de la ménagère, aux rouges intenses. Dans l’un est déposé le motif d’une pomme de carton kraft agissant comme contenu, mais aussi motif du contenant, la caissette de pommes ; l’autre, au décor floral, épouse la forme de son contenu, un plateau de plastique imprimé d’entrelacs. Si par contre, on se tourne vers les contributions d’Olivier Foulon et de Walter Swennen, on envisagera un carré de couleur en plus, et cent pour cent coton, ce kéfié qui sculpte le troisième petit sac, lui conférant dès lors une symbolique sociétale, culturelle, migratoire, voire même politique. Club Wear appartient ainsi à une série d’œuvres que l’on qualifiera aussi de mariages mixtes, vêtements, marques, accessoires, réévalués dans un métissage de signifiants collectifs. (Jean-Michel Botquin)

 

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optimisé pour safari, chrome et firefox  |  propulsé par galerie Nadja Vilenne  |  dernière mise à jour  06.02.2016