Raphaël Van Lerberghe

Plinthe, 2010. Bois, clous, 8,5 x 110 x 7 cm

Sans titre (la chute d'eau), crayon noir sur papier, 42 x 59,4 cm, 2009.

Gérard & Cie (éléphant d'Asie), carte postale, 14 x 9 cm, 2009.

Histoire Naturelle (éléphant d’Afrique), carte postale, 14 x 9 cm, 2009.

LA CHUTE D'EAU, LA PLINTHE, GÉRARD ET CIE

 

Il y a peu de temps, Raphaël Van Lerberghe m’adressait par courriel deux cartes postales, sans m’en indiquer l’origine. Elles sont anciennes, de celles que l’on trouve chez les marchands spécialisés ; elles représentent des éléphants naturalisés et conservés au musée. Voilà des pachydermes à la prodigieuse mémoire dans deux lieux mémoriaux. Je n’ai pas de grandes connaissances dans le domaine, mais je sais que les éléphants d’Afrique ne sont pas les mêmes que les éléphants d’Asie ; c’est une question de taille, d’oreille et de bout de la trompe. De fait, l’une des cartes postales représente deux éléphants d’Afrique, l’autre un éléphant d’Asie. Cela fait longtemps que Raphaël Van Lerberghe collectionne les cartes postales anciennes ; fort souvent, il les associe par couples ; fréquemment aussi il les intègre à ses œuvres, à moins même que ces cartes postales ne deviennent œuvres d’elles-mêmes. Ces couples font sens ; ce couple-ci est une histoire naturelle.

Malicieux, l’artiste peut aussi en masquer le sens. Lorsqu’on l’interroge sur cette singulière collecte, il répond : « Au travers de la durée, je peux voir un lien entre la tenue d’une relation épistolaire et la constitution de mon travail artistique. En ce sens qu’il y a de part et d’autre, une sorte d’entretien qui multiple les décalages temporels, les écarts dans la correspondance et les déplacements d’adresses » . La réponse, avouons-le, est déjà polysémique ; j’y pointerais pour ma part l’écart, le décalage, la correspondance et le déplacement d’adresse. Ce sont là des mots-clés. Et je constate que Raphaël Van Lerberghe a très consciemment omis de m’adresser la face épistolaire de ces deux cartes postales.

Dans sa pratique, l’artiste recadre régulièrement ses cartes postales ; et le recadrage consiste à les masquer quasi totalement. Il les couvre d’une feuille suffisamment opaque de telle sorte qu’on ne puisse plus déceler, deviner, que le contour de l’image et pratique dans la feuille l’une ou l’autre petite découpe quadrangulaire. Parfois, celle-ci n’est plus que fente, souvent lorsque l’artiste recadre, seule, la légende de l’image cachée : «les dentelles», «tableau», «marée», «vue intérieure», «équinoxe», «escalier bleu», «le boudoir», «chaperon», «contre-jour»… Résultant de ce jeu d’appropriation et d’interprétation, le champ scopique, la géographie du regard ouvrent de singulières perspectives à l’imaginaire.

 

Pour qui collectionne les images par couple, les anciennes photographies stéréoscopiques sont bien sûr du pain béni. Il y en avait une, dans l’exposition « En quinconce » organisée récemment au BPS22 à Charleroi, une double image légendée «Trespassers in a hurry». Deux dames, intruses en toute hâte donc, sont saisies par un objectif fripon, passant une clôture ; insolence de la dentelle, c’est tout l’art de la fugue. Et l’image fonctionne au sein d’un dispositif concertant. S’affranchissant très vite des images et des textes qu’il s’approprie constamment, Raphaël Van Lerberghe nous donne à voir des dispositifs qui reposent le plus souvent sur les rebonds du sens. L’artiste apprécie la polysémie du phrasé, il excelle dans l’exercice de ces scansions plastiques d’images et de textes dont les sens se révéleront, en toute subtilité, au-delà de ce qui est visible. L’allusion, l’élision, le report, le cadrage, le modèle se combinent sur l’échiquier ; dessins, photographies, images trouvées et recadrées, tracés transcrits ou dessins textuels composent l’œuvre, des œuvres, qui comme le dirait M.B, «s’inscrivent dans le prolongement du langage».

Marcel Broodhaers était en quelque sorte le commanditaire de cette exposition, à l’occasion d’une constellation de manifestations d’hommage. Raphaël Van Lerberghe s’est donc approprié une étude préparatoire à la «Missa Solemnis » de M.B, une œuvre trouvée sur place, dans la collection de l’institution qui l’accueillait, dans une ébauche de dialogue avec sa propre constellation de travaux. Un exemplaire de Copie de Voyage n°3 auquel il venait de contribuer y insérant la copie de six feuillets imprimés, description d’une danse de salon. Le report en dessins textes de ces six phrasés où agissent dames et cavaliers, rubans et grelots, où s’enfilent dans un précis ballet des corps des bagues sur des bâtons. Une carte postale représentant « Le Combat de taureaux » d'Édouard Manet, conservé dans la collection Frick et la photographie stéréoscopique que nous venons de citer. Il n’y a pas là à proprement parlé un scénario, juste des bribes d’histoires qui peuvent s’accommoder les unes des autres. C’est assurément dans les codes gestuels d’une danse de société que s’opèrent tous les glissements de sens. Entre corrida, danse de salon, dentelle, bâton, grelot, ruban, voyage, insolence de la missa solemnis, Manet et Broodthaers, c’est dès lors un chassé-croisé d’idées et de sens divers, débordant bien évidemment de ce qui est visible, de ce qui est stricto sensu donné à voir, Raphaël Van Lerberghe préférant, même et surtout par la dérobade, donner à imaginer. Son langage est toujours singulier mais il est profondément polyphonique.

 

«Si la force suggestive des images qu’il récupère, produit et met en scène, écrit Benoît Dussart, lui sont immédiatement identifiables, jamais ses propositions ne s’essoufflent dans la reprise d’un procédé connu ou conceptuellement clos. Il faut à chaque fois se distraire des certitudes que nous nous étions promises, reprendre le parcours en territoire vierge, se garder de mettre trop vite en mots ce qui relève de l’expérience, jamais de la démonstration». Raphaël Van Lerberghe aime en effet à prendre les choses par le biais. Lorsqu’on lui propose de travailler sur «l’allusion à la cité», il n’esquive pas, oblique le regard en perspective et organise la présence d’une série de ses travaux. Un grand dessin d’une grille, jaune et blanche, presque fluorescent, brouillant ainsi la perception que nous avons de son quadrillage, évoque le plan hippodaméen de la cité, plan quadrillé de la ville que l’on retrouve aussi en cette photographie d’un document ancien, ésotérique, un feuillet quadrillé bordé de monts et vallées, copie d’une gravure ou d’un dessin ancien que l’artiste nomme, ou renomme, «La Grande Plaine». Une phrase dessinée, «Bird’s eye view model», qu’il a tracé sur papier, quatre cadrages qui évoquent les toits, le tableau, la perspective. Il n’y a pas de point de départ, ni de point d’arrivée, aucun cheminement tautologique, même si les travaux sont disposés côte à côte comme une phrase visuelle. Chacun de ces travaux est exploité comme ferment d’une expérience personnelle, chacun contient un horizon mouvant. On se surprend de l’énigme. Ce serait là, écrit encore Benoît Dussart le fait de «réhabiliter l’insu comme source du visible et du pensable» .

 

Suite à l’envoi des éléphants, Raphaël Van Lerberghe m’a parlé d’une plinthe qu’il avait décrochée d’un bas de mur et porté à hauteur de regard. Cela ne manque pas de perspective, me dit-il. Il a aussi évoqué le dessin d’une chute d’eau. Pour les éléphants ? Je connais ce dessin. Il semble, en effet, qu’il s’agisse d’une chute d’eau. J’ai bien écrit : il semble. (Jean-Michel Botquin)

 

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optimisé pour safari, chrome et firefox  |  propulsé par galerie Nadja Vilenne  |  dernière mise à jour  06.02.2016