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Jacqueline Mesmaeker, J’ai vu que tu n’as pas vu (2002-2011)

J’ai vu que tu n’as pas vu

Lorsqu’on interroge Jacqueline Mesmaeker sur l’une de ses œuvres, sa réponse, consiste très souvent, avant toute autre considération, à raconter une histoire, une situation, une rencontre, un contexte. Il en fut ainsi, à propos de son film « J’ai vu que tu n’as pas vu » : « En 2002, on m’a proposé, m‘écrit-elle, de réaliser une intervention dans le ville d’Uzès : c’était dans le cadre d’un festival de danse. J’imaginais quelques réponses, je pensais à un film, un défilé de génériques, mais tout cela demeurait à l’état d’idées. Je ne voulais surtout pas que mon intervention se fasse à l’extérieur. Invitée à me rendre là bas, les organisateurs m’ont montrés divers lieux ; un seul convenait à la projection du film que j’avais en tête, une grande demeure, au fond d’une cour pavée. Trois pièces carrées et un escalier de part et d’autre d’un vestibule ouvert sur une terrasse de moyenne envergure et un jardin de buis. C’est là que, durant le festival, devait se tenir les colloques sur la danse. Dans l’une des trois pièces, vers le jardin, il y avait des placards.  Tout est devenu dès lors évident… ».

Le début de la projection du film complète ces propos ; le  générique prend, en effet, cette même forme de récit ; c’est une succession de petites phrases, plan par plan, qui nous apprennent que nous sommes à Uzès au mois de juin 2002, que le centre de cette petite ville du Gard a été classé « secteur sauvegardé » selon les modalités de la loi Malraux, que tout ce patrimoine y est très éclairé et qu’il semblerait que la plupart des maisons restaurées ont été achetées par des non – autochtones. « On s’y promène ainsi que sur une scène aux multiples projecteurs, sans pouvoir échapper à la lumière et sans lieux sombres ».  Tandis qu’un diablotin de papier surgit de sa boîte, première image du film, Jacqueline Mesmaeker interrompt son évocation : nous nous arrêtons à l’Hôtel des Consuls, « dans le Salon des Placards, les placards sont vide, le salon est vide, il y a juste un piano, un divan et deux fauteuils ».

La pièce est en effet ceinte de placards. Ils sont comme des portes feintes dans les lambris, dans les angles de la pièce, leurs portes sont bombées, ventrues d’abondance. Ils en appellent au recel, au secret tandis que la curiosité pousse à les ouvrir. Ce sont sans doute les conditions idéales pour le projet qui occupe Jacqueline Mesmaker, rendre public, dans un rapport d’intelligence discrète, une série d’objets, de  documents, d’images, surtout des images, qu’elle a conservées au fil du temps : « A l’origine de tout cela et bien avant Uzès, toutes ces images ont retenu mon attention pour l’une ou l’autre raison, explique-t-elle. Les conserver, c’était en quelque sorte les sauver. Empilées les unes sur les autres, la dernière revenant à la première place et ainsi de suite, au gré du temps, une part de cette petite collection était ainsi accessible au désir de tous. Puis il a fallu en empiler un partie dans une boîte en carton, jusqu’au moment ou sans soucis de logique elles furent glissées au hasard dans des classeurs, mais sans classement. Suivant les circonstances elles pouvaient ainsi reprendre un visibilité, pour m’étonner, me ravir. Il n’y avait pas d’idées de collection  d’où l’état usé ou taché de certains documents qui faisaient partie du quotidien en attendant d’être échangés. Une chose seule me tracassait: c’était trop secret ». Uzès, ce sera donc le Salon des placards. Et mettre au placard ne sera pas le fait de mettre à l’écart, mais bien, dans un subtil équilibre, l’occasion de se jouer de la double acception du mot : un placard est une armoire ou un renfoncement dans le mur servant de rangement. Un placard, c’est aussi un affichage public, une affiche, une pancarte, un écriteau, une notice, ce qui est destiné à être vu, à être lu.

Le Salon des Placards sera donc une installation de toutes ces images dans les placards ouverts ; ce sera aussi un film qui témoigne et rend compte de l’installation, tout en étant autonome ; c’est une façon singulière de visiter les placards, un regard particulier, celui de l’artiste elle-même sur sa propre collection. Dans ce décor désuet et suranné, placards ouverts, on suivra l’objectif à la découverte des images, des objets  qui y sont rangés et présentés. On suivra aussi la façon dont la caméra glisse de l’une à l’autre image, la manière dont elle les révèle, dont elle les quitte. C’est un subtil phrasé où les incises, les ponctuations, les respirations ont toutes leur importance. Et le regard, sans cesse, rebondit. Le bas relief d’un lion héraldique a-t-il retenu l’attention de Jacqueline Mesmaeker ? Elle l’associe à l’image officielle de Charles et Diana publiée en regard du programme processionnel de leur mariage. Constate-t-elle que l’hôtel des Consuls n’est pas un hôtel pour voyageurs, qu’il s’agit d’un hôtel sans chambres, ni salles de bains, un hôtel où les évêques d’Uzès tenaient salon ? De suite, elle nous entraine entre les rayonnages de livres de la Librairie La Borgne Agasse à Ixelles, là où elle a découvert « Jaune Blanc Bleu » de Valery Larbaud. Un chapitre du livre, chapitre dédicacé à Jean Paulhan est intitulé « 200 chambres, 200 salles de bains ». Un autre chapitre du livre porte un titre énigmatique : « RLDASEDLRAD LES DLCMHYPBGF ». Le regard que Jacqueline Mesmaeker pose sur cette page cryptée nous déroute tandis que, sans attendre et suivant le fil de sa pensée, toujours en compagnie de Valery Larbaud, elle nous projette dès le plan suivant, au Musée des Fenêtre Vertes à Lisbonne, face à l’Ecce Homo attribué à l’Atelier de Nuno Gonçalves, un Christ auréolé et souffrant, un voile blanc comme un linceul recouvrant sa tête et ses yeux, surtout ses yeux.  « (…) Ce Christ voilé hante l’imagination, écrit Valery Larbaud ; on se sent attiré vers le regard qu’on devine sous ce pan de manteau royal qui ressemble à un suaire, vers ce regard qu’on ne verra jamais. Je n’ai envoyé à aucun d’entre vous la carte postale où ce tableau est reproduit, tant il semble demander, à qui l’a vu, de garder le secret ».  Je repense à la parabole de la lampe sous le boisseau : « Rien n’est voilé qui ne sera dévoilé, rien n’est secret qui ne sera connu », plus explicite encore dans son prolongement : « il n’y a rien de caché qui ne devienne évident, ni d’enseveli qui ne doive ressusciter ».

Tout l’enjeu de cette installation, de ce film est là : révéler ce qui était secret, sauver de l’ensevelissement, faire resurgir ce que la mémoire enfouit, susciter le regard, et l’imaginaire qu’il peut produire. « Je vois mon travail, me dit encore Jacqueline Mesmaeker, comme une attention aux choses et aux événements journaliers, à la littérature, à la mise en évidence de choses qui pourraient être oubliées et à la grâce qu’il nous est donné de voir et d’apercevoir des choses ». Dans le film, le salon est bien souvent dans l’ombre tandis que la lumière habite les placards.

Il faut lire la Lettre de Lisbonne de Valery Larbaud ; celui-ci prend possession de la ville de toutes les manières, géographique, littéraire, linguistique, tout lui délie l’imagination ou le contraint au silence. Chaque élément architectural ou musical retenu ne l’est que dans la mesure où il trouve une résonnance dans sa sensibilité. Larbaud reconfigure la ville, il crée ce qu’il appelle lui-même « une collection de souvenirs acquis par les yeux ».

Valery Larbaud n’a pas envoyé la carte postale de l’Ecce Homo des Fenêtre Vertes à ses amis. Jacqueline Mesmaeker reçoit des cartes postales, et bon nombre figurent dans sa collection. Parmi toutes, celle reçue de Michel Assenmaker qui lui écrit : « Tu sais toi, Jacqueline, que la carte postale, et Derrida l’a écrit, c’est une histoire d’amour. Des lointains, des voyages, des êtres et des choses ».

Des êtres et des choses…  « Valery Larbaud ainsi que Polichinelle, Jean Raine, Stendhal, Monsieur Hitchcok et tant d’autres se sont invités dans ce salon», commente Jacqueline Mesmaeker. Oui,  il y a aussi Richard Tuttle, Sylvie Eyberg, Marcel Broodthaers, André Cadere, Walter Swennen, Ian Wilson, Bernd et Hilla Becher, Piero Manzoni, Jime Dine, Valentin Haury, Blinki Palermo,  Magritte, Francis Alÿs, Lawrence Wiener, Johan Muyle…  Des photos, des invitations à des expositions, des reproductions de leurs œuvres. Il y a tous ces documents qu’on ne peut identifier tandis que l’objectif passe de l’un à l’autre… Il y a un saucisson acheté au marché d’Uzes, des coques de noix transformées… en coques de noix qui naviguent sur le bois d’une étagère, un crayon ayant servi à écrire 263 mots, une pomme en cage éditée par Danese à Milan ; il y a des reproductions de tableaux anciens : un détail de Saint Luc dessinant la Vierge par Rogier Van der Weyden, « Joseph et la femme de Putifar » par Pieter Coecke van Aelst. On pourrait le mettre en parallèle avec « le Verrou » de Fragonard.  Il y a des œuvres de Jacqueline Mesmaeker, Les « Marionnettes de Faulkner » entre autres. Il y a aussi des jouets, cette poule en bois sur roulettes qui pond un œuf tout rond, un polichinelle qui s’anime. Je repense aux archives de Walter Benjamin ; entre autres documents, le philosophe a rassemblé et conservé toute une série de photographies de jouets russes qu’il a collectionnés, voisinant dès lors ses carnets de notes où chaque centimètre carré est utilisé. On sait combien les techniques archivistiques ont marqué de leur empreinte son processus d’écriture. Les archives de Walter Benjamin, parfois marginales et irrationnelles mènent au centre de son œuvre. Lui aussi collectionna les cartes postales. Ce sont, écrira-t-il, des appuis mémoriels ainsi que des sources d’inspiration visuelles et textuelles». Il y a des jouets plus récents également, des dragons et des petits soldats en plastique, rassemblés en bataille, comme s’ils illustraient la guerre, des origines à nos jours.  Je pense à l’Encyclopédie des Guerres de Jean-Yves Jouannais ; aux « Désastres » de Francisco Goya, à la « Kriegskarthotek » d’Aby Warburg, au « Gai savoir inquiet, œil de l’histoire » de Georges Didi-Huberman. Les dragons, pour Jacqueline Mesmaeker, sont une allusion à un texte de Lewis Carroll  intitulé « Voyages, remarques architecturales sur Berlin » : « (… ) Ou alors la figure colossale d’un homme en train de tuer, ou qui vient de tuer (le passé semble l’emporter) une bête : plus le bête a de piquants, mieux cela vaut : à le vérité, c’est le dragon qui convient le mieux, même si cela est au-dessus des forces de l’artiste, il peut se contenter d’un lion ou d’un porc ». Jacqueline Mesmaeker a noté ce passage dans le petit carnet, qu’elle a édité au moment de l’exposition d’Uzès et qui accompagne ses placards, une comptabilité poétique, un inventaire incomplet des documents, une suite de noms, d’opus, 177 petites références dont la dernière est un « dernier morceau d’une peau de chagrin ».

Il y a, enfin, car je ne pourrai tout évoquer ici, ce tapuscrit qui occupe tout un placard : le texte complet de la conférence de Lacan à Louvain, le 13 octobre 1972. Cette chute, que j’ai relue, si puissante de sens : (…) J’y ai déjà plusieurs fois fait allusion dans ce discours, déclare Lacan : ce qui se gagne d’un côté, se perd d’un autre ; ce que nous avons acquis comme ressort, comme usage du savoir, comme mise à la question du savoir dans ses rapports avec la vérité, c’est quelque chose qui assurément existe, qui est vraiment le tampon, la marque, le saut, l’épingle, le blason de cette ère que nous vivons. Mais nous ne savons pas non plus, nous sommes bien incapables de dire par rapport même à des stades, à des époques qui nous sont proches, quel était à ce moment le savoir qui était précisément ce qui faisait l’équilibre, ce autour de quoi enfin s’apaisait cette horrible impatience ; et c’est bien parce que nous ne le savons pas que nous en sommes réduits à nos propres moyens ».

J’y ai déjà fait allusion au début de ce texte : la première image du film est un diablotin (ou un clown) articulé (il jette les bras au ciel) sortant de sa boîte. Quant au livret qui accompagne les Placards en 2002, Jacqueline Mesmaeker l’intitule « La boîte à Pandore ». Non bien sûr, si l’on s’en tient au mythe, les archives de Jacqueline Mesmaeker n’ont rien d’une boîte de Pandore (bien que dans celle-ci subsiste l’espoir, dès les maux répandus aux quatre vents). Jacqueline Mesmaeker fait plutôt référence à un livre magnifique, le « Pandora’s Box » qu’Erwin Panosky écrit avec son épouse Dora. Avec une extraordinaire érudition, les auteurs y opère une coupe transversale dans l’histoire de l’art et de la culture, analysant le thème de Pandore d’Hésiode à Paul Klee et Max Beekmann, parfaite application quant des théories de l’historien de l’art, cette iconologie, terme qu’il emprunte à l’ « Iconologia » de Cesare Ripa (1593) et à Aby Warburg, qui vise à dégager le contenu des œuvres, le principe de leur unité, à la fois, leur aspect visible et leur sens intelligible. Et pour Panofsky, dans sa forme la plus élevée, l’iconologie permet de saisir « la forme générale de l’esprit humain ».

Ce qui est visible, le sens intelligible : c’est là que réside l’invitation que nous fait Jacqueline Mesmaeker, disposant ses images, ses documents, cet univers personnel, singulier, en ses placards. Regarder, projeter, déceler un sens, du sens et, pourquoi pas, l’imaginer. De bonds en rebonds, l’invitation est exigeante, mais ô combien passionnante. Du coup, je me dis que Panofsky est mort trop tôt et qu’il n’a pas vu « Mulholland Drive » de David Lynch. Au début du film Rita (Laura Elena Harring), résurgence elle-même d’un mythe de cinéma, Rita Hayworth, ouvre une mystérieuse boîte bleue dont elle détenait la clé. Cette dernière, à peine ouverte, semble aspirer l’ensemble de la fiction et offre au film une plongée dans l’abîme. Le noir envahit l’image. Le film s’arrête, les personnages disparaissent et nous basculons ailleurs… vers une autre histoire, ou vers une autre face possible de la même histoire, mais qui demeurait jusque-là invisible.

J’ai vu que tu n’as pas vu, 2002 – 2011

Réalisation et montage : Jacqueline Mesmaeker
Prise de vue : Reggy Timmermans
Assistance au montage : Gérard Fenerberg, Philippe Van Cutsem, Reggy Timmermans
Photos : Luc Noël.
9’25, mini DV numérisé, couleurs.