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Jacqueline Mesmaeker, Frans Hals / Paul Claudel. Les Régentes.

Haarlem, 1990. Invitée à participer à une exposition collective jumelant Anvers, ville natale de Frans Hals et Haarlem où le peintre mourut en 1666, Jacqueline Mesmaeker investit un couloir étroit de l’annexe de l’ancienne Halle aux Viandes. (1) Aux murs, de part et d’autre de cet espace long et étroit, elle accroche deux grands formats photographiques. Chacun d’eux représente une constellation singulière de feux follets surgissant de l’obscurité. (2) Plus loin, au fond de ce couloir, deux menues lampes, piquées sur deux longues tiges de cuivre, font miroiter deux plaques de cuivre, elles aussi face à face. Ces deux plaques sont gravées au nom de Frans Hals et agissent ainsi comme de singuliers cartels dont les œuvres seraient absentes, à moins qu’ils ne fassent référence aux photographies voisines, l’une et  l’autre de formats légèrement différents, néanmoins fort précis. La première mesure 176,5 x 256 centimètres, la seconde 170,5 x 249,5. Quel peut bien être le lien entre ces quatre éléments, ces deux couples, cet entre deux feux habitant cet espace resserré, alors que le titre de l’œuvre fait aussi référence à Paul Claudel ?

« A Haarlem, écrit Jacqueline Mesmaeker, que ce soient les feux de brindilles des Régents et des Régentes ou les deux bancs de pierre construits dans la cour minérale, c’est au texte de Paul Claudel qu’il faut se référer. Paul Claudel face à Frans Hals, en 1935. Frans Hals devant Paul Claudel, par deux tableaux peints en 1664, les derniers ». Jacqueline Mesmaeker fait allusion au chapitre que Paul Claudel consacre à la peinture hollandaise et qu’il rédige à Bruxelles en 1935, alors qu’il est ambassadeur de France en Belgique, chapitre extrait de « L’œil écoute ». Ce sont de superbes pages consacrées au Siècle d’Or. Claudel y approche la peinture hollandaise d’une manière « que l’on peut  qualifier  d’anthropologique », constate Emmanuelle Kaës (3) dans un remarquable essai critique sur ces pages de Claudel, « au sens où le poète l’intègre à une réflexion générale sur la relation physique, intellectuelle et spirituelle de l’homme ave le monde et la situe sans privilège particulier parmi un ensemble de pratique symbolique : le travail paisible et unanime des hommes, la pensée spéculative et surtout l’économie maritime de la Hollande. Et l’auteur ajoute que Paul Claudel «  saisit les tableaux comme des images mentales, relevant de la mémoire, du souvenir, de la rêverie ou de la pensée ». « On voit, précise-t-elle, au fil du texte s’installer l’un des principaux dispositifs interprétatifs de la peinture hollandaise, dispositif d’ordre réflexif. La peinture hollandaise, selon Claudel, rend visible l’espace intérieur du sujet regardant. Elle permet une saisie réflexive de la vie intérieure, dans toutes ses dimensions, intellectuelle (la pensée qui possède), spirituelle (Rembrandt conduit « à l’intérieur même de l’âme »), mais aussi perceptive : c’est la vision, et plus largement le processus de perception intellection qui se découvre dans les tableaux ».

Paul Claudel s’attarde longuement devant deux tableaux de Frans Hals : Le « Portrait de groupe des régentes de l’hospice de vieillards »  et son pendant masculin, le « Portrait de groupe des Régents »,  tous deux peints, avec une implacable lucidité, en 1664. Des Régentes, Claudel, nous livre une vision sidérante, une description réaliste et frappante de ce portrait de groupe, dont il veut nous donner une représentation imagée, comme vécue au moment de son expression.

« Tous les comptes sont réglés, écrit-il, il n’y a plus d’argent sur la table, il n’y a plus que ce livre définitivement fermé dont le plat a le luisant de l’os et la tranche le feu de la braise. La première des Régentes au coin de la table, celle pourtant qui d’abord nous paraissait la plus rassurante, nous dit, de ce regard oblique et de cette main ouverte qui interprète l’autre, fermée : C’est fini ! voilà ! Et quant aux quatre autres goules… Mais débarrassons-nous d’abord de celle-ci qui apporte à la présidente une fiche probablement imprégnée de notre nom.  Nous avons affaire à une espèce de tribunal féminin dont ces guimpes et ces manchettes qui isolent et qui soulignent sévèrement les masques et les mains accentuent le caractère judiciaire. Il a pris session non pas devant un crucifix mais au devant d’un tableau représentant le rivage obscurci d’un fleuve funèbre. Si nous réussissons à détacher notre attention de cette patte de squelette qu’elle étale à plat sur son genou, le regard dur, les lèvres serrées, le livre sur lequel elle s’appuie nous le montrent bien, ah ce n’est pas sur cette dame que nous aurons à compter ! Et quant à la présidente au milieu avec ses gants et cet éventail qu’elle tient d’un geste maniéré, cette figure saponifiée où fait bec un atroce sourire, indique que nous avons affaire en elle à quelque chose de plus implacable que la justice, qui est le néant. C’est ce que nous affirme l’assesseur de gauche de ses deux poings solidement posés sur la table, de ces deux noirs orbites qui se creusent jusqu’à l’âme. Mais comment décrire cette émanation phosphorescente, l’aura vampirique, qui se dégage de ces cinq figures, comme d’une chair, et je serais presque tenté de dire, s’il était possible, comme d’une âme qui se décompose ? » (4).

Vision terrifiante s’il en est. « Sidération épouvantée », écrit Emmanuelle Kaës, « fascination pour des figures décrites comme des cadavres ». « Même cette vision terrifiante des Régentes, écrit-elle encore, ne reste pour Claudel une expérience hors du sens. Le poète maintient tout d’abord le dispositif interprétatif global avec cette formule oxymorique, et quelque peu hétérodoxe pour un chrétien, de « l’âme qui se décompose ». Il avait d’abord écrit : « les cinq dames en travail de décomposition », expression raturée et remplacée par cette comparaison avec « l’âme » qui assure in extremis l’unité symbolique de l’essai. Ensuite, c’est le dispositif chrétien du Jugement Dernier («tribunal féminin » avec « présidente » et « assesseurs », symbolique du « Liber Scriptus ») qui guide le regard sur ces deux tableaux de Hals ».

Tant fascinée par le texte de Claudel que par les deux tableaux de Franz Hals, par le blanc et le noir « qui ne sont pas la négation de la lumière et de l’ombre, mais leur affirmation positive », par ces rondes de mains « judiciaires », ces « pattes de squelettes », par le luisant de l’os du plat du livre de compte et par sa tranche de braise, par l’émanation phosphorescente et l’aura vampirique de ces cinq figures, par cette décomposition de l’âme, Jacqueline Mesmaeker en traduit la substance même. «  Trois ondes dominent la composition de ce tableau, écrit-elle à propos des Régentes : les visages, les collerettes et les mains. Reproduire par le feu la position de ces mains me semblait être un challenge à risquer. Les mains dessinées et coupées dans de la panne de laine, une sorte de feutre, ont été fixées sur des tiges de cuivre, dont les longueurs variables furent déterminées selon la mesure descendant de la troisième et quatrième phalange des mains des Régentes (mesures réelles du tableau d’origine) jusqu’au sol. Imprégnés de pétrole, les feutres ont été mis à feu. La photographie des flammes a été prise dans le noir absolu. Nous étions trois pour réaliser cela au plus vite. Nous avions loué un grand garage, provisoirement disponible, pour éviter les risques d’incendie ».  Dans le long couloir de la halle aux viandes d’Haarlem, le visiteur se trouve ainsi pris entre deux feux de brindilles, cette incandescence des mains des Régents et des Régentes, ces mains dévorées par le feu, cette braise du livre qui consume les mains, qui les embrase et les rongera jusqu’à la cendre. Feu de l’enfer qui décompose jusqu’à l’âme ? Ni dans Goya, ni dans le Greco, écrit Paul Claudel, il n’y a rien d’aussi magistral et d’aussi effrayant, car l’enfer même a moins de terreur pour nous que la zone intermédiaire ».

Jacqueline Mesmaeker se met tant au diapason des deux tableaux de Frans Hals que du texte de Paul Claudel, de façon subtile, en pleine intelligence avec le poète et, plus surprenant, son style même. A ce propos, Emmanuelle Kaës écrit que Claudel « saisit la peinture abstraitement comme une activité de transsubstantiation qui transforme la matière en signe », « que l’examen du lexique des descriptions  montre que Claudel ne cherche pas à faire voir les tableaux, à en proposer un double verbal. Le vocabulaire, observe-t-elle, souligne au contraire l’intellectualisation du visible, l’abstraction des données sensibles ». Elle ajoute que « le style descriptif de Claudel restitue la dynamique d’une perception abstraite qui décante, dématérialise formes et couleurs, les réduit à des lignes mélodiques, des structures géométriques que la musique métaphorise ». Ce sont des choses que Jacqueline Mesmaeker a singulièrement perçues dans le texte du poète. Ce feux de brindilles sont également une abstraction des données sensibles, une décantation, une dématérialisation, une ligne mélodique. Comme les descriptions de Claudel, qui ne sont pas un double verbal, les photographies de Jacqueline Mesmaeker transcendent l’œuvre de Frans Hals ; elles n’en sont pas un double visuel, mais bien une activité de transsubstantiation, celle qui transforme la chair en flamme, la matière en données spirituelles.

« Frans Hals / Paul Claudel » a été conçu pour un lieu spécifique dans un contexte clairement établi. Aujourd’hui, l’œuvre prend une autre forme (5), plus modeste dans ses dimensions, tout aussi habitée par ce feu saisissant de la vie intérieure, cette image mentale, spirituelle et perceptive. Jacqueline Mesmaeker juxtapose deux photographies, celle du tableau de Frans Hals, ce « Portrait de groupe des régentes de l’hospice de vieillards » conservé à Haarlem, et celle des feux de brindilles, ces mains de feutre mises à feu. Chacune de ces images est accompagnée d’une légende. Sous le tableau de Frans Hals, on lit un passage de Claudel, les premières lignes da sa description des Régentes : « Tous les comptes sont réglés, il n’y a plus d’argent sur la table, il n’y a plus que ce livre définitivement fermé dont le plat a le luisant de l’os et la tranche le feu de la braise ». Sous la seconde photographie, elle ajoute : « Paul Claudel. L’œil écoute ».

Je vois le crépitement du feu. Il n’y a plus qu’un livre ouvert et un tableau, ces « Régentes » déjà et toujours d’outre-tombe.

Notes :

(1) Vlaams vroeg 17de eeuwse architectuur in Haarlem eigentijds becommentarieerd : vlaamse moderne kunst op en rond de Grote Markt : 12 mei t/m 29 juli 1990, Frans Halsmuseum, Gemeente Haarlem, afdeling Culturele Zaken (Cat).
(2) Jacqueline Mesmaeker, Oeuvres 1975-2011 aux Editions (SIC) & couper ou pas couper, sous la direction de Olivier Mignon, pp. 108 et suivantes.
(3) Emmanuelle Kaës, Critique d’art et genre littéraire : l’« introduction à la peinture hollandaise » de Paul Claudel, P.U.F. | Revue d’histoire littéraire de la France, 2011/2 – Vol. 111, pages 369 à 385.
(4) Paul Claudel, Introduction à la peinture hollandaise, extrait de « L’œil écoute », 1935. Repris dans Paul Claudel, La peinture hollandaise et autres écrits sur l’art », Idée / Arts, Gallimard, 1967, pages 59 et suivantes.
(5) Jacqueline Mesmaeker, « Frans Hals / Paul Claudel. Les Régente ». Impression sur papier Hannemuhle, 55 x 90 cm (5/5), 1990 – 2012.