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Suchan Kinoshita, Suchkino, Stedelijk museum, Amsterdam

Invitée à participer à l’exposition inaugurale du Stedelijk Museum rénové à Amsterdam, Suchan Kinoshita a décidé d’investir l’auditorium voisin des espaces dévolus à cette première exposition temporaire,  intitulée « Beyond Imagination » et placée sous le commissariat de Martijn Van Nieuwenhjuyzen et de Kathrin Jentjens.
Les gradins de cette nouvelle salle, les sas d’entrée qui y mènent, ne pouvaient, en effet, qu’attirer l’attention de l’artiste. Suchan Kinoshita en a transfiguré l’espace, y érigeant, d’un angle à l’autre de la salle, un monumental ponton en meranti, d’une fascinante légèreté. Construit à partir d’un parquet de salle de gymnastique que l’artiste a récupéré, les pilotis de cette construction épousent les marches de ces gradins en un échafaudage d’un bel ordonnancement tandis que l’étroit ponton, aux fines lattes de parquet ponctuées de lignes colorées et de petits carreaux jaunes, bleus, rouges, surplombe l’espace et confère à celui-ci une dynamique singulière.

Contemplant l’échafaud qui soutient ce ponton, me revient en mémoire la série des « Jetées et Océans » (1914) de Piet Mondrian, ces œuvres qui ont pour seule structure des lignes verticales et horizontales et qui expriment la tension de l’homme (verticalité) face à l’océan et au ciel (horizontalité). Cependant, comme dans « Tokonoma » ou dans « Diagonale Dialemma » ces deux œuvres récentes de Suchan Kinoshita, c’est l’oblique, la diagonale du ponton que l’artiste impose à l’espace. Ainsi bascule-t-il sur un axe qui, par sa dynamique, affirme l’allant du mouvement. Ce ponton semble libéré de la gravitation.

Un auditorium est par nature un lieu de regard et d’écoute. Suchan Kinoshita le transforme en lieu d’action potentielle. Ces trois dimensions n’ont rien d’incompatible ; elles sont même au cœur de sa pratique artistique.
L’Engawa, dans l’architecture traditionnelle japonaise, est une passerelle de bois, extérieure, un plancher surélevé, courant le long de la maison. C’est un lieu de passage, coiffé d’un toit pentu ; l’engawa module la relation entre l’intérieur et l’extérieur. On s’y arrête, on s’y assoit afin de contempler le jardin ou le paysage, on y médite.  Je me rappelle l’Engawa que Suchan Kinoshita érigea pour l’exposition « In ten minutes » au Ludwig museum à Köln. Simple plancher légèrement surélevé, rythmé par ses pilotis, extrait du même parquet de gymnase, il divisait l’espace vibratoire de l’exposition, invitant le spectateur à s’y asseoir afin de contempler un champs d’aérolithes, les « Isofollies » de l’artiste, jardin ponctué des scories d’un temps pétrifié.

Ce concept de passerelle, de lieu de passage existe également dans l’organisation de la scène de Nô. L’accès à la scène se fait pour les acteurs par le hashigakari, passerelle étroite à gauche de la scène, dispositif adapté ensuite au kabuki en chemin des fleurs (hanamichi). Considéré comme partie intégrante de la scène, ce chemin est fermé côté coulisses par un rideau à cinq couleurs. Le rythme et la vitesse d’ouverture de ce rideau donnent au public des indications sur l’ambiance de la scène. À ce moment l’acteur encore invisible, effectue un hiraki vers le public, puis se remet face à la passerelle et commence son entrée. Ainsi, il est déjà en scène avant même d’apparaitre au public tandis que le personnage qu’il incarne se lance sur la longue passerelle.
Assurément, le ponton de Suchan Kinoshita tient autant du Engawa que du Hashigakari.

A dessein, Suchan Kinoshita brouille régulièrement les frontières qui peuvent exister entre sphère privée, celle du temps de la méditation, de la concentration, et espace public ; elle est tant attentive à la contemplation qu’à l’action, à l’énoncé qu’à la traduction, à l’interprétation de celui-ci. Ainsi confond-elle également régulièrement les rôles qui animent le processus créatif, la diversité des espaces mis en jeu, les disciplines artistiques même, choisissant la position qui consiste à ne jamais dissimuler le processus mis en œuvre, mais plutôt à en affirmer le potentiel performatif, afin de créer de la pensée, et par ricochet de la pensée en d’autres lieux, là même où celle-ci échappera à son contrôle. Ce ponton est une œuvre en soi ; il a une indéniable puissance plastique. Il opère également comme dispositif, ce que Suchan Kinoshita appelle un « set », soit un lieu et un moment d’interaction, un protocole associant des instructions ou des exercices participatifs ou des invitations à l’improvisation. Cette fois, elle précise même qu’elle a agencé ce dispositif pour « une performance non annoncée ». Tout en haut des gradins, une série d’objets est disposée sur des étagères. Ils sont en attente d’une performance, d’un performer. Suchan Kinoshita a décidé du protocole : il s’agira de déambuler sur cette scène – passage avec l’un de ces objets.  L’œuvre s’appelle « Suchkino », une appellation qui touche à l’imaginaire, comme une contraction de son prénom et de son patronyme, comme un set linguistique également, entre la racine grecque « kiné » qui évoque le mouvement, le déterminant anglais « such », un tel mouvement ou le verbe allemand « suchen », chercher le mouvement.

Suchan Kinoshita s’adresse tant au performer attendu qu’au regardeur potentiel. Je repense à Jacques Rancière qui, dans l’Emancipation du Spectateur, écrit : « Il y a partout des points de départ, des croisements et des nœuds qui nous permettent d’apprendre quelque chose de neuf si nous récusons premièrement la distance radicale, deuxièmement la distribution des rôles, troisièmement les frontières entre les territoires ». C’est bien là que réside la position de Suchan Kinoshita. « Ce que nos performances vérifient, écrit également Rancière, – qu’il s’agisse d’enseigner ou de jouer, de parler, d’écrire, de faire de l’art ou de le regarder,  n’est pas notre participation à un pouvoir incarné dans la communauté. C’est la capacité des anonymes, la capacité qui fait chacun(e) égal(e) à tout(e) autre. ». Au-delà même de l’imagination que chacun développera en toute autonomie.

J’ai vu, lors du vernissage de l’exposition un jeune performer, Simon Brus, s’emparer d’un objet cruciforme d’abord, d’une chaise ensuite. La chorégraphie qu’il improvisa sur l’étroite scène du « Suchkino » fut longue et singulière, intérieure, comme une conscience du corps, tantôt arrêté, tantôt en mouvement. Sortant de l’auditorium, j’ai découvert deux écrans. De petites caméras de surveillance sont fixées sur certains pilotis. Elles enregistrent et diffusent dans les sas de l’auditorium des fragments de temps et d’espace du « Suchkino ». Sur les écrans, apparaissent des images saccadées qui sont déjà une autre réalité.

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