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Capitaine Lonchamps, Nyctalope

Monsieur Pierre Navarre dans le rôle de Fantômas Générique de «Fantômas, à l’ombre de la guillotine» 1913. Louis Feuillade Capitaine Lonchamps Neige, 2011 technique mixte sur photographie ancienne, 18 x 24 cm

Apollinaire et Max Jacob, Blaise Cendras ou Jean Cocteau, Louis Aragon et André Breton, Julien Gracq, René Magritte, André Delvaux, Robert Desnos, auteur d’une célèbre «Complainte » dédiée à ce « spectre aux yeux gris », tous, d’une manière ou d’une autre, ont rendu hommage à Fantômas, ce voyou exemplaire. Voici dès lors le Capitaine Lonchamps en bien belle compagnie, lui qui vient, en effet, d’enneiger Fantômas. Le geste tombe à point nommé puisque on célèbre en 2013 le centenaire des « Fantômas » réalisés par Louis Feuillade, génie du cinéma muet. C’est là comme un flocon sur le gâteau ; les hasards du calendrier font parfois bien les choses.

Nul n’ignore, parmi les amateurs de l’œuvre pataphysique du Capitaine Lonchamps, la proximité qui existe bel et bien entre le personnage de Fantômas et Snowman, ce «vampire feuilladien tacheté qui s’immisce et s’impose partout » (1), écrit Dominique Païni. Et cette parentèle transcende les lointains cousinages. Le rapprochement, aujourd’hui, n’aura jamais été aussi grand, le second s’introduisant dans l’entourage du premier, comme une ombre fantomatique tachetée de neige qui, sans pour autant tomber le sien, serait bien tenté de s’approprier le masque du premier. Quoi de plus normal d’ailleurs : ces deux personnages excellent dans l’art de disposer du visible, de le façonner, de le manipuler au travers d’identité multiples. Spécialistes de l’apparition fantomatique et de l’escamotage, ils sont aussi compagnons de la nuit, nyctalopes, comme le héros du même nom, contemporain de Fantômas, créé par Jean de la Hire, alias d’Adolphe d’Espie, et dont les aventures feuilletonesques parurent dans « La Dépêche » dès 1911. Faut-il rappeler que Nyctalope, lui aussi habitué aux métamorphoses, tient sa véritable identité secrète ?

Dès le générique du premier film de Feuillade, « Fantômas à l’ombre de la guillotine » (1913), apparaît le visage à nu de René Navarre, tel qu’on n’aura que rarement l’occasion de le voir dans la fiction. En surimpression se fondent, une à une, différentes physionomies de Fantômas, le docteur Chalek, le détective américain Ted Bob, Gurn le vieux magistrat, ou ce groom d’hôtel dont Lonchamps enneige le photogramme, mouchetant de flocons la casquette et la veste d’uniforme à brandebourgs du personnage. Fantômas est ainsi coiffé de neige, et fort subtilement détourné. Ce photogramme est le premier d’une singulière série : Snowman s’introduit dans un bon nombre de films désormais cultes de Louis Feuillade. Ainsi, dans « Juve contre Fantômas » (1913), il campe « l’élégant docteur Chalek, lui-même transformé en voyou inquiétant » (2), comme il sera Fandor surgissant de sa malle en osier alors que le commissaire Juve est aux prises avec le serpent, cet « exécuteur muet » aux ordres de Fantômas. Il s’introduit chez la sœur du peintre – céramiste Jacques Dollon, talonné par Fantômas lui-même, pressé de récupérer une lettre dénonçant la machiavélique machination fantômassienne du « mort qui tue » (1913) tout en s’apprêtant, au passage, à supprimer la détentrice du document. Snowman tient là le rôle d’un Apache. Il participe à la fusillade du quai de Bercy, scène culte de « Juve contre Fantômas », amplifiant la confusion régnante : « Juve, je vous avais pris pour Snowman ! ». « Moi aussi Fandor, je t’ai pris pour Fantômas ! »(3). Dans « Le mort qui tue », il est aussi l’un des protagoniste du « rendez-vous », photogramme dont René Magritte s’inspirera pour « L’assassin menacé » (1927).

On s’en souvient, dans la première livraison de « Distances » (1928), revue fondée par Paul Nougé, René Magritte écrira : « Tout le monde lui ressemble, mais ses yeux sont attentifs à la ville comme à la campagne. Il est le maître des souvenirs, il précise les apparences. Son rêve est infaillible » (4). Cet « homme au visage sans chemin » a aussi une identité : il est à la fois Nick Carter et Fantômas, le détective et le maître du crime confondus dans un même personnage. (5)

Snowman ne se contente pas des « Fantômas » de Feuillade, le voici dans l’un ou l’autre épisodes des « Vampires ». Au théâtre, dans « La bague qui tue » (1915) il est à la fois Guérande dans sa loge et Marfa Koutiloff sur scène, la danseuse qui endosse le rôle de la Vampire, comme un envol, un geste d’encre que Lonchamps ponctue de neige. A l’occasion du neuvième épisode, « L’homme aux poisons » (1916), il assume le rôle d’Eustache Mazamette, surprenant Musidora, celle-là même qui inspira Breton et Aragon, Musidora – Irma Vep, pour une fois masquée de blanc. Snowman est sur le tournage de Judex, se prenant, entre autres rôles, pour Jacques de Trémeuse serrant Jacqueline dans ses bras. Il s’impose dans « Barrabas » (1920), il y devient assassin, étrangleur. Il se mêle aux acteurs de « Tih-Minh » (1919). Il s’assied en compagnie de «L’homme sans visage » et converse avec lui (1919). Lorsque Snowman n’apparaît pas, Lonchamps prend le relais et enneige le décor : les réverbères que croisent Elisabeth Dollon à la sortie de la pension de famille Bourrat, un rideau dans « Barrabas », grêlé de flocons contrastant l’inquiétant tatouage « b.r.a.s » que « L’infirmière au tatouage » exhibe à la caméra, un rocher au pied du château de Barrabas, ou cette trappe d’une inquiétante étrangeté dans laquelle s’introduit la ténébreuse Musidora en baigneuse.

En une vingtaine de photogrammes, images de presse et promotionnelles, de celles que l’on épinglait à l’entrée des salles de cinéma, c’est tout le cinéma de Louis Feuillade que Capitaine Lonchamps enneige.

L’œuvre de Louis Feuillade est « un agencement affirmé d’épisodes courts et répétitifs indissociables d’un interminable emportement fictionnel » (6), écrit Dominique Païni. Je retrouve, là, le surgissement de toute l’œuvre neigiste du Capitaine Lonchamps, ces épisodes courts et répétitifs, en effet, où apparaissent, dans un emportement sans fin, des « Neiges » à l’agencement affirmé. Et Dominique Païni ajoute, à propos des Fantômas de Feuillade qu’ « ils reflètent ce qui fonde ontologiquement le cinéma : la discontinuité des photogrammes et la continuité du mouvement ». Dans le cas de Lonchamps, le mouvement existe bel et bien, mais il est suspendu : la neige ne tombe pas, épousant l’ascension du vide vers la périphérie. De « Neige » en « Neige », celle-ci est un mouvement saisi sans fin, dont on ne peut imaginer la chute, un mouvement saisissant.

Oui, entre Fantômas et Lonchamps, il y a des parallèles sidérants. « Dans la prison en spirale du feuilleton et de l’éternel retour, constatent Philippe Azoury et Jean-Marc Lalanne, Fantômas aura rencontré une forme de liberté extraordinaire, celles des gestes sans conséquences, esthétiquement libres, scandaleusement libérateurs » (7). On le sait, Lonchamps considère ses « Neiges » à la fois comme un cocon sans limite et une prison fragile, comme un éternel retour où se confondent passé, présent et futur, comme un geste libérateur, celui de peindre un rien sans relâche aucune, renouant ainsi avec la révolte supérieure de l’esprit. C’est tout aussi scandaleusement libérateur.

Cette allure feuilletonnesque prend un sens plus aigu dès l’apparition de Snowman dans l’œuvre du Capitaine Lonchamps. Aux premières intrusions dans des photographies de famille chinées ça et là, substitutions insolites et incongrues, apparitions de ce personnage, imperturbable comme peut l’être un pataphysicien, ont succédé de véritables séries, tirées d’illustrés et de périodiques tels Le Bon Point (amusant et instructif), Science & Voyage, Le supplément illustré du Petit Journal, Le supplément littéraire du petit Parisien ou même de nombreux photogrammes de cinéma. Depuis, les épisodes se succèdent rapidement, la production se densifie, les situations où Snowman interagit se multiplient ; c’est l’éternel retour d’un même qui ne l’est jamais totalement, un fantôme aux « identités compulsives » pour reprendre le terme de Max Ernst.

« Dans le feuilleton cinématographique, Louis Feuillade tisse constamment l’émouvant et le comique, constate Gilbert Lascault (8), le drame et le bouffon, le terrible et le drôle, l’aventure et le cocasse ». Oui, il en va de même de Lonchamps, enneigeant tout un monde, planche de périodique après planche de périodique. Bon nombre de celle-ci, on l’a dit, proviennent du « Petit Journal » ou du « Parisien », de leurs suppléments illustrés. C’est là aussi, comme dans l’ « Intransigeant » ou le « Petit Paris » que Louis Feuillade a trouvé son inspiration imaginant les scénarii des « Vampires ». Personnellement, je ne crois pas aux coïncidences. « Dans les journaux populaires, écrit encore Lascault, les faits divers deviennent des scènes supposées réelles et fantasmées, des actes transformés, et rêvés, des obsessions, des séquences tragiques et sensuelles… Ce sont des cas qui excitent l’imagination et modifient le regard, des anecdotes qui divertissent et troublent… Le « divers » des faits est le disparate, le composite des mœurs de l’époque ». A coups de récits et d’illustrations spectaculaires cette presse diffuse, comme l’écrit Balzac dans la Comédie Humaine, « des romans autrement mieux faits que ceux de Walter Scott, qui se dénouent terriblement, avec du vrai sang et non avec de l’encre ». De tous ces faits divers qu’il s’approprie lui aussi, Lonchamps ne fera pas que des faits d’hivers.

On dira Snowman ou Lonchamps – c’est selon – proches de Fantômas, je les trouve tout aussi familiers des « Vampires », peut-être même plus. « Les Vampires, écrit encore Lascault, sont le nombre et l’innombrable. Ils sont légion. Se déguisent en notables, en hobereaux, en notaires, en religieux dévoués, en policiers, en magistrats… ». En fait, ils incarnent la violence de la modernité, ou peut-être la violence moderne. « Ils envahissent l’inconscient collectif, poursuit Lascault. Ils possèdent l’âme de l’époque, ils l’ébranlent, l’émeuvent, la surexcitent, l’agitent. Ils fascinent et menacent. Ils provoquent et séduisent. Ils égarent, ils envoûtent. Ils troublent. Ils fouillent et taraudent l’âme, ils la percent et la creusent ». Ce sont autant de sentiments qui habiteront le spectateur des « Neiges » obsessionnelles, monomaniaques, de Lonchamps. Toujours à propos des « Vampires », Gilbert Lascault a cette juste formule lapidaire : « Ce sont les frères et sœurs de l’Effroi » déclare-t-il. Ô combien s’applique-t-elle aussi à Lonchamps. Au delà du saugrenu, de l’incongru, de l’insolite, de la pensée qui se surajoute à l’image mouchetée de neige, de la poétique qui en découle, Capitaine Lonchamps, nyctalope, investit le champ de la nuit, des peurs et de l’inquiétude, de l’effroi et de la stupéfaction, ce masque qui transfigure la physionomie marquée par la surprise, l’ébahissement ou l’effarement.

Et 1915, les studios Gaumont éditent une affiche en tout point remarquable, destinée à promouvoir les « Vampires ». On y voit le visage cagoulé d’Irma Vep – Musidora. Elle porte un étrange collier, en forme de point d’interrogation. Cependant cette étrange boucle de l’étrangle pas ; c’est plutôt le spectateur qui est menacé. Le point d’interrogation ponctue quatre questions : Qui ? Quoi ? Quand ? Où ? Découvrant cette affiche à la redoutable efficacité, je repense à la performance de Lonchamps filmée en 1996 sur les routes ardennaises. Cagoulé de neige, embardant sa voiture sur de petites routes, Snowman désarticule le langage, répétant sans cesse et dans une fusion tonale des mots ces trois interrogations : « Et où ? Pourquoi ? Comment ? Où ? » Le film est absurde et inquiétant. Je repense dès lors aux performances du Cabaret Voltaire, à ces quelques phrases d’Hugo Ball qui écrit dans « La Fuite hors du temps » : « Nous étions tous sur place quand Janco arriva avec ses masques et aussitôt chacun de nous s’est empressé d’en choisir un. Il s’est alors passé quelque chose d’étrange. Non seulement le masque appelait immédiatement un costume mais il dictait aussi une certaine façon de se mouvoir, prescrivant une gestuelle pathétique très particulière, frôlant même la folie. Sans avoir pu le prévoir le moins du monde, ne serait-ce que quelques minutes plus tôt, nous nous sommes mis à bouger, accomplissant les figures les plus bizarres, drapés et couverts d’objets inimaginables, chacun surpassant l’autre en invention » (9).

Monsieur Pierre Navarre dans le rôle de Fantômas Générique de «Fantômas, à l’ombre de la guillotine» 1913. Louis Feuillade Capitaine Lonchamps Neige, 2011 technique mixte sur photographie ancienne, 18 x 24 cm

« Le rendez vous ». « Le mort qui tue », Louis Feuillade, 1913. Capitaine Lonchamps Neige, 2011 technique mixte sur photographie ancienne, 18 x 24 cm

1 Dominique Païni et Jean-Michel Botquin, Capitaine Lonchamps, Le Bon Point amusant, éditions l’Usine à Stars, 2010.

2 Dans le film. Texte du carton correspondant à la scène.

3 Dans le film. D’après le texte du carton correspondant à la scène.

4 Les trois numéros de la revue Distances, parus de février à avril 1928, sont reproduits dans Marcel Mariën, L’Activité surréaliste en Belgique, Bruxelles, Lebeer Hossmann, 1979, p. 160- 174.

5 Clio Elizabeth de Carvalho Meurer, René Magritte, les proses de Distances, dans Interfaces 29, 2009-2010.

6 Dominique Païni, Fantômas nous appartient. Préface à Philippe Azoury & Jean-Marc Lalanne, Fantômas, style moderne, Centre Georges Pompidou/ Les cinémas – Yellow Now, 2002. Il nous faut remercier Dominique Païni. C’est en effet sa collection personnelles de photogrammes de Louis Feuillade que le Capitaine Lonchamps a enneigé.

7 Philippe Azoury & Jean-Marc Lalanne, Fantômas, style moderne, Centre Georges Pompidou/ Les cinémas – Yellow Now, 2002.

8 Gilbert Lascault, Les Vampires de Louis Feuillade, Yellow Now Côté films #12, 2008.

9 Hugo Ball, La fuite hors du temps, journal 1913-1921, traduit de l’allemand par Sabine Wolf, Rocher, 1993.

«Juve ! Je vous ai pris pour Fantômas Moi aussi, Fandor, je t’ai pris pour Fantômas ! Fandor, renseigné par Martialle, était venu se mettre à l’affût». «Juve contre Fantômas», 1913. Louis Feuillade. Capitaine Lonchamps Neige, 2011 technique mixte sur photographie ancienne, 18 x 24 cm

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