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Sophie Langohr, New Faces

Vierge polychrome conservée au Grand Curtius de Liège, nouveau visage à partir de Marion Cotillard pour Dior, de la série New Faces 2011-2012, photographies couleurs marouflée sur aluminium, (2) x 50 x 40 cm

Saint Sulpice, sain supplice

La ressemblance est sidérante : ces Vierges polychromes sont passées sous un bistouri digital des plus précis. A ma gauche, une quinzaine de figures de statues de Vierge : closes up sur autant de visages doux et surranés. A ma droite, les mêmes, aux incarnats bien plus charnels, lèvres peintes, maquillages sophistiqués sous des éclairages contrôlés. Ce sont là des portraits en miroir, au mimétisme troublant, comme si la réalité se devait d’être à l’image de l’art. La réalité, oui, car ces portraits de femmes ne nous sont pas inconnus. Un regard aiguisé reconnaîtra Anouck Lepere ou Marion Cotillard, Emily di Donato ou Sacha Pivovarova, ces actrices et mannequins dont les visages de papier glacé occupent le devant de la scène médiatique.

Cette série de diptyques, ce sont les « New Faces » de Sophie Langohr. Depuis quelques années son travail éprouve et interprète les codes iconographiques ; il interroge, souvent en relation avec l’histoire de l’art, nos systèmes de représentation. Je pense à ce corpus décoratif des « Fleurs, oiseaux et fantaisies », que Sophie Langohr a librement empruntés à Jean Pillement, peintre de décoration qui œuvra notamment au Petit Trianon, corpus qu’elle a réévalué à la surface d’une pilosité masculine. Je pense également à cette réinvention anticomane de camées antiques et néo-classiques, impitoyable regard de l’infographe et de la photographe sur les signes de vieillissement et les imperfections physiques des hommes et des femmes représentés. Ses « Art Make-Up », plus récents, amènent une réflexion sur le culte du corps passé au prisme de l’art, images de modèles anonymes adoptant les codes de la mode, mais maquillés selon des procédés  propres aux Beaux Arts.

Cette fois, ce ne sont pas des modèles anonymes, mais bien les Egéries d’une série de grandes marques de parfums, de cosmétiques ou de maroquinerie, nouveaux visages publicitaires qu’elle confronte aux physionomies de l’un des visages sans doute les plus médiatiques de toute l’histoire de l’art, celui de la Vierge Marie, l’Immaculée.

Sophie Langohr a sélectionné une série de statues mariales conservées au Grand Curtius à Liège. Toutes sont en plâtre, toutes datent de la fin du dix-neuvième ou du début du vingtième, toute s’inscrivent dans une lignée saint sulpicienne. Elle a confronté ces visages de plâtre aux images de ces égéries, glanées sur internet. Avec un art consommé de la retouche, la même que celle pratiquée dans le monde de la photographie de mode d’ailleurs, elle a accentué les ressemblances jusqu’à confondre les visages, ces mannequins et actrices dès lors transfigurés en Vierges, laissant d’ailleurs ça et là, telle une restauratrice précautionneuse, quelques indices quant à ses multiples interventions. La transfiguration, le miracle, tiennent ici, signe de temps, à un logiciel de traitement de l’image.

Ces diptyques font sens bien plus loin qu’on ne pourrait à première vue l’imaginer et à des niveaux divers. « A lui seul, constate Mona Chollet évoquant ces « beautés fatales »1, le terme « égérie » qui s’est imposé depuis quelques années, est symptomatique du glissement qui s’est opéré : une actrice n’est plus l’inspiratrice d’un artiste – ce qui, cantonnant les femmes au rôle muet de muses, en les réduisant à leur photogénie et à leur sensualité, pouvait déjà être agaçant -, mais celle  d’une marque ou d’un produit, dont la démarche se trouve ainsi anoblie, auréolée de toute la gloire et tout le mystère de la création. Et la publicité n’est plus un fléau que l’on subit et que l’on fuit, mais au contraire une production culturelle à part entière, que l’on est censé rechercher et attendre ». Oui, le complexe mode – beauté a des prétentions culturelles ; la publicité pour le luxe et la beauté se doit d’être « arty ». Les clips publicitaires pour un parfum, un cosmétique, un produit de maroquinerie de luxe doivent avoir un contenu éditorial de marque, un « brand content », ils marient la publicité (advertising) et le divertissement (entertainment), ce que les communicateurs contracteront aujourd’hui en « advertaiment ». On confiera ces clips à des créateurs, et non des moindres, plutôt qu’à des créatifs. Lorsque Marion Cotillard tourne pour Dior, c’est à Olivier Dahan, pour lequel elle fut La Môme Piaf, à David Lynch, John Cameron Mitchell, Eliott Bliss ou Jonas Akerlund que Dior fait appel pour autant de films qui ont le statut de courts métrages à part entière et, en même temps, celui de super production en série.

En transformant ces égéries en Vierges, Sophie Langohr pousse cette logique au plus loin : qui donc mieux que la Vierge Marie peut incarner gloire et mystère de la création, transcendance et ascension (ou plutôt assomption) ? Celle-ci est asssurément indémodable, incarnant référence, code, norme, affect,  figure tutélaire, histoire, rituel et culte, toutes notions que les communicateurs actuels de la mode vivent, aujourd’hui, comme des obsessions. Voici donc Kate Moss pour Rimmel, Barbara Palvin pour Chanel, Raquel Zimmerman pour Shiseido, Adriana Lima pour Maybelline, ces icônes de la mode, nouveaux visages de l’Icône majuscule ; la Vierge Marie, mère de Dieu, l’est en effet, par excellence.

Objet culte d’une part, objets de culte de l’autre, Sophie Langohr n’a pas choisi n’importe quelles statues mariales. Ces sculptures sont toutes récentes, assignées à la fin du dix neuvième siècle, au début du vingtième. Elles sont toutes de tradition saint sulpicienne. L’expression est trompeuse, discréditante même, parce qu’elle confond art de reproduction et de grande diffusion et recherche d’un art sacré authentique. Au sens propre, l’art de Saint-Sulpice désigne les objets que l’on vend dans les boutiques spécialisées qui avoisinent l’église du même nom à Paris, en quelque sorte une contrefaçon de la création, un art industriel et économique, de médiocre qualité, où la mièvrerie et l’affadissement du style rassurent et portent en quelque sorte le cachet d’un art officiel, orthodoxe et sans excès. Nous serions tenté de faire un bond dans le temps, évoquant l’illusion publicitaire actuelle, ses conséquences : « Pendant ce temps, sans qu’on y prenne garde, notre vision de la féminité se réduit de plus en plus à une poignée de clichés mièvres et conformistes, constate Mona Chollet. La dureté de l’époque aidant, la tentation est grande de se replier sur ses vocations traditionnelles : se faire belle et materner ». « Les vedettes qui émergent, écrit-elle encore, sont dorénavant toutes calibrées sur le même modèle : extrême minceur – ou rondeurs tolérables -, teint diaphane, garde robe  sophistiquée… Une fois réussie leur  transformation en portemanteaux lisses, fades et interchangeables, elles pourront espérer susciter l’intérêt d’une ou de plusieurs marques de cosmétiques ou de vêtements. Le jeu en vaut la chandelle : si elles y parviennent, ce sera le jackpot, à la fois sur le plan financier et sur celui de l’exposition médiatique ».

Entre 1850 et 1920, suivant la leçon des Nazaréens allemands, des Préraphaélites anglais, au travers de l’enseignement d’Ingres, surgit un premier art sulpicien, parfaitement international. Il assumera, dès lors, successivement et trop facilement toutes les tendances artistiques et religieuses du siècle : goût des primitifs, mais aussi volonté de réalisme géographique et ethnique. La période est industrielle et matérialiste ; le catholicisme, alors même qu’il doit constamment céder de ses positions officielles, connaît un renouveau. Et la religion se veut populaire. Elle magnifie Joseph, La Madeleine et les saints contemporains. Le rôle donné à la piété mariale, suite aux apparitions de Lourdes et de la Salette, à l’établissement du dogme de l’Immaculée Conception, édicté en 1854 par le pape Pie IX dans la bulle « Ineffabilis », est exemplaire. Toutes les dévotions, comme celle de l’ange gardien, tous ces traits de la religiosité ont évidemment marqué l’iconographie sulpicienne. En fait, il s’agit en quelque sorte d’hédoniser la religion, de la rendre plaisante, le paradis à portée de main. Les parallèles que l’on peut établir avec la logique consumériste dont les Nouveaux Visages de Sophie Langhor sont les véritables égéries, bien plus que des produits dont elles sont les ambassadrices, sont dès lors saisissants. D’une dévotion à l’autre, il n’y a qu’un pas. Hors normes dictées par l’hédonisme promu par l’industrie de la mode et de la beauté, point de salut.

« Au delà des belles images, écrit encore Mona Chollet, l’omniprésence de modèles inatteignables enferme nombre de femmes dans la haine d’elles-mêmes, dans des spirales ruineuses et destructrices où elles laissent une quantité d’énergie exorbitante. L’obsession de la minceur trahit une condamnation persistante du féminin, un sentiment de culpabilité obscur et ravageur. La crainte d’être laissée pour compte fait naître le projet de refaçonner par la chirurgie un corps perçu comme une matière inerte, désenchanté, malléable à merci, un objet extérieur avec lequel le soi ne s’identifie en aucune manière ». Le coup de bistouri digital de Sophie Langohr évoque bien évidemment cette imposition d’une image féminine stéréoptypée, comme si l’on passait de Saint Sulpice au sain supplice, cette banalisation de la chirurgie esthétique, cet entretien par le matraquage de normes inatteignables. Sublimation, culpabilité et mortification, le travail de Sophie Langohr évoque, au delà des prétentions « arty » de l’industrie de la beauté, un questionnement idéologique fondamental, celui de l’image de la femme dans notre société, soumise à l’obsession des apparences. Face à ces Vierges à l’œil blanc et l’air pâmé, face à ces égéries sophistiquées, le propos est subtilement incisif, c’est le cas de le dire.

L’actuelle exposition dévoile, comme en preview, certains de ces diptyques. L’ensemble sera montré, dès le printemps prochain, au Grand Curtius.


1 Mona Chollet, Beauté fatale. Les nouveaux visages d’une aliénation féminine, Edition La Découverte, 2012.

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