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Jacques Charlier, Glorious Bodies, IKOB Eupen, Morgane, 2014

morgane

Jacques Charlier
Morgane, 2014.
Photographie couleurs sur toile sur châssis 120 X 100 cm. Conception décor et mise en scène : Jacques Charlier. Photographie Laurence Charlier. Post production : Laurence Charlier et Fabien de Cugnac. Modèle : Laura Crowet. Eclairages et effets : Fabrice Saudoyer.
Maquillage et cicatrices : Fabrice Respriget. Costumes et accessoires : Le Reliquaire, Liège. Fumée : Joël Dubois. Corbeaux : Aquarium Liège. Tirage sur toile : Vincent Vervinckt.
L’installation-décor est constituée d’une acrylique sur toile libre 120 x 400 cm, de faux rochers, fausses pommes, épée, cuirasse, bouclier, corbeaux empaillés.

(…) Se souvient-on de cet ange et de son double, que Jacques Charlier traça pour « Total’s Underground » à la fin des années 60 ? « Total’s energetic », ces anges sont la réplique l’un de l’autre dans un l’univers monozygote qui ne peut refléter que lui-même et qui se complait, comme Narcisse, face à son double physique. De Léda, aux jumelles de la « Doublure du Monde », de Sainte Rita, à Mélusine ou Morgane, l’art est ici un reflet physique désenchanté, le signe que le passé pourrait succéder au présent, angoisse même née du sentiment mélancolique. Dans ces œuvres que nous avons évoquées, Jacques Charlier investit sciemment des temps anachroniques. Ses images sont souvent un montage de temps hétérogènes. Il  a perçu que les notions de base de l’histoire de l’art comme le « style » ou l’ « époque » ont une dangereuse plasticité. En fait, elles ne sont jamais à leur place une fois pour toutes, elles marquent des différentiels de temps en mouvement. C’est là où elles trouvent leur point critique. Chez Jacques Charlier, cette sorte de crise du temps est souvent le reflet de temps en crise.

Le destin de Morgane, glorious and heroic

Ainsi cette dernière image, celle de la fée Morgane que Jacques Charlier vient de mettre en scène. La nuit, la lune, le brouillard, la mer autour d’Avalon et le Castel sans retour, les pommes sur le sol et les corbeaux, ou les corneilles car Morgane a le don de se métamorphoser en corneille. Morgane, enfin, belliqueuse et cuirassée comme une Walkyrie érotique, flamboyante, surnaturelle, à ce titre « merveilleuse » bien qu’elle ait du sang sur les mains. C’est une Morgane d’après  la bataille, de retour à Avalon, cet autre monde, sans correspondance au monde réel. Avalon est l’« insula pomorum » (pomme se traduit par aval en langue celtique), l’équivalent celtique du jardin des Hespérides, et la pomme délivre l’immortalité. Reine de ce domaine, glorieuse, habitée par la magie de l’éternelle jeunesse, Morgane est médiatrice entre deux mondes, ce monde légendaire et celui des mortels. Elle incarne la nature protéiforme des divinités celtiques en perpétuel transit entre l’ici-bas  et l’autre monde.

La légende arthurienne est, on le sait, d’une complexité infinie, l’expansion du mythe hors norme. Morgane est une figure païenne mystique complexe du merveilleux arthurien, puissance bénéfique et maléfique à la fois, entre guérison et magie, luxure et révélation, image même d’une double nature, ce qui bien sûr n’a pas échappé à Jacques Charlier. Aujourd’hui, un lien organique s’est établit entre les différents médias que sont la littérature, le cinéma, la télévision, la bande dessinée ou le jeu de rôle, dans un tissu inextricable d’emprunts et de citations qui dépassent parfois le cadre strictement arthurien. « Onirisme et réalisme, analyse Sandra Gorgievsi, archaïsme et technologie avancée, valeurs chevaleresques et idéologies contemporaines se côtoient et se confondent. Même si le conformisme dicté par l’adaptation pour le grand public et la production de masse, ces romans d’Heroic fantasy sous forme de trilogies à consommation rapide, est inévitable, des œuvres majeures se distinguent du lot. L’ensemble, conclut-elle, témoigne d’une fascination toujours renouvelée pour un mythe particulièrement productif ». Devant la Morgane de Jacques Charlier, Je suis en effet bien loin de Chrétien de Troyes ou de Geoffroy de Monmouth. Mentalement, je me refais « L’Excalibur » (1981) de John Boorman, film culte des années 80. Du coup, c’est Helen Mirren qui surgit, parfaitement maléfique, archétype de la méchante magicienne et de la séductrice de haut vol. Je vois redéfiler la fin du film, le fracas des armures blanches et noires s’entrechoquant dans le brouillard, le combat singulier d’Arthur et de Mordred, père et fils s’entretuant. Il me semble même qu’après leur mort, Perceval n’a pas jeté « Excalibur » dans l’eau du lac. Non, non, c’est Jacques Charlier qui a conservé l’épée pour la confier à Morgane. C’était évidemment l’accessoire indispensable afin de parfaire ce cérémonial de spectacle, scénographie hallucinée qui exalte l’émerveillement, la fulgurance dionysiaque ou le jeu de l’illusion se dénouant dans la cruauté. C’est cela aussi, l’utilisation du style au service de l’idée, principal moteur de toute l’œuvre de Jacques Charlier. L’image procède d’un montage, d’une ouverture dans l’ordre du temps et de sa lecture, elle nous met en face d’une altérité, d’une crise ou d’un réel sur lesquels nous ne comptions pas.

« Les images existent. Les images n’existent pas, tantôt elles sont fausses, tantôt elles sont vraies », déclare Jacques Charlier évoquant Léda et le Cygne. Elles sont miroir, elles sont aussi mirages. On repensera ici à la « Fata Morgana » d’André Breton. Le titre du poème est le nom donné à un mirage qui apparaît parfois dans le détroit de Messine et que la tradition populaire explique comme un enchantement de la fée Morgane, du haut du mont Gibel (l’Etna) en Sicile. D’après la légende, la fée projette l’image de son Castel sans retour dans le ciel matinal afin de séduire de jeunes amants.  Mais Fata Morgana peut devenir, par extension, le nom générique de toute forme de mirage. Le poème de Breton est « une électricité mentale du rêve créatif se transmutant en merveilleux poétique, écrit Claude Letellier. L’expansion du mythe dans le texte dessine la figure de son dépassement ». Le poème évoque avec insistance un jour d’exception, « un jour un nouveau jour », inaugural, une métamorphose génératrice, analogue à celle des contes de fées.

Comme un matin de Pâques.

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(…) Remember the angel and his double, which Charlier drew for « Total’s Underground » at the end of the 60s? “Total’s energetic”, these angels are replicas of one another in the monozygotic universe which can only reflect itself and which revels, like Narcissus, in the image of its double. From Leda to the twins of the “Doublure du Monde” (The double of the World), from St. Rita to Melusina or Morgana, art here is a disillusioned physical reflection, a sign that the past could take over the present, an anguish born of a feeling of melancholy. In these works we have discussed, Jacques Charlier deliberately uses anachronistic time frames. His images are often a montage of heterogeneous times. He has perceived that the basic notions of the history of art such as “style” or “time” have a dangerous plasticity. In fact, they are never ever in a fixed place; they mark time differentials in motion. This is where they find their critical point. With Jacques Charlier, this kind of time crisis is often a reflection of a time in crisis.

The destiny of Morgana, glorious and heroic

Hence this last image, that of the fairy Morgana, which Jacques Charlier has come to stage. The night, the moon, the fog, the sea around Avalon and the Castle of No Return, the apples on the ground and the ravens or crows since Morgana has the gift to transform into a crow. Morgana, bellicose and armoured like an erotic Valkyrie, flamboyant, supernatural, in this sense “wonderful” even though she has blood on her hands. This is a Morgana after the battle, back in Avalon, this other world, unconnected to the real world. Avalon is the « insula pomorum » (apple translates as aval in the Celtic language), the Celtic equivalent of the Hesperidia, and the apple delivers immortality. Queen of this realm, glorious, inhabited by the magic of eternal youth, Morgana is a mediator between two worlds, the legendary world and the world of mortals. She embodies the protean nature of Celtic deities in perpetual transit between earthly existence and the other world.

The Arthurian legend is, as we know, of infinite complexity, the expansion of the extraordinary myth. Morgana is a complex mystical pagan figure of the Arthurian world, a force that is both beneficial and evil, hovering between healing and magic, lust and revelation, the very image of a double nature, which of course has not escaped the attention of Jacques Charlier. Today, an organic relationship has been established between the different media of literature, film, television, comics or role-playing, in a tangled web of borrowings and quotes that sometimes depart from the strictly Arthurian context. « Onirism and realism, in the analysis of Sandra Gorgievsi, archaic and advanced technology, chivalrous values and contemporary ideologies, coexist and overlap. Even if the conformism dictated by the adaptation for the general public and mass production – these novels of Heroic fantasy in the form of easily consumed trilogies – is inevitable, certain major works still stand out. The whole, she says, reflects an always renewed fascination with a particularly productive myth.”
“With Jacques Charlier’s Morgana, I am indeed far removed from Chretien de Troyes or Geoffrey of Monmouth. In my mind, I go over the ‘80s cult film “Excalibur” (1981) by John Boorman. Suddenly, Helen Mirren appears, perfectly evil, the archetypal evil sorceress and bad seductress. I see the end of the movie, the clash of white and black armour in the fog, the one-on-one combat between Arthur and Mordred, father and son killing each other. It seems to me that even after their death, Perceval did not throw “Excalibur” in the lake. No, no, it is Jacques Charlier who has kept the sword to give it to Morgana. It was obviously the essential accessory to complete this spectacle-like ceremonial, this hallucinatory scenography that exalts the sense of wonder, the Dionysian intensity or the game of illusion that is settled in cruelty. This, also, is the use of style in the service of the idea, the driving force behind Jacques Charlier’s entire body of work. The image originates in a montage, in an opening in the order of time and its reading, it confronts us with an otherness, a crisis or an actual desire we did not expect.

“Images exist. Images do not exist, sometimes they are false, sometimes they are true”, says Jacques Charlier evoking Leda and the Swan. They are mirrors, they are also mirages. Think, in this respect, of André Breton’s “Fata Morgana”. The title of the poem is the name given to a mirage that sometimes appears in the Strait of Messina, which popular tradition explains as an enchantment by the sorceress Morgana, cast from the top of Mount Gibel (the Etna) in Sicily. According to legend, the sorceress projects the image of her Castle of No Return in the morning sky to seduce young lovers. But Fata Morgana can become, by extension, the generic name for any kind of mirage. Breton’s poem is “a mental power of the creative dream that transmutes itself in a poetic wonder, writes Claude Letellier. The expansion of the myth in the text delineates the scope of its transcendence.” « The poem expressly evokes a special day, “a day a new day”, inaugural, a creative metamorphosis, similar to that of fairy tales.
Like an Easter morning.

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