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Sophie Langohr, Glorious bodies, IKOB, Eupen

Sophie Langohr

Saint Matthieu par Gérémie Geisselbrunn (1595 – 1660) photographié comme Dimitris Alexandrou par Errikos Andreou, de la série Glorious Bodies, photographies noir et blanc marouflées sur aluminium, 2 x (33 x 45cm), 2013 -2014

DE BELLES GUEULES D’APôTRE

Je repense à Ludwig Feuerbach, disciple et critique de Hegel, à cet extrait que Guy Debord n’hésita pas à placer en exergue de sa « Société du Spectacle » en 1967 : « Et sans doute notre temps préfère l’image à la chose, la copie à l’original, la représentation à la réalité, l’apparence à l’être, écrit le philosophe. Ce qui est sacré pour lui, ce n’est que l’illusion, mais ce qui est profane, c’est la vérité. Mieux, le sacré grandit à ses yeux à mesure que décroît la vérité et que l’illusion croît, si bien que le comble de l’illusion est aussi le comble du sacré ». Sophie Langohr, a parfaitement perçu cette dialectique, cette dichotomie – et cette confusion – entre illusion et sacré, jusqu’à la profanation, dirais-je, dans le plein sens du terme : rendre l’image sainte et pieuse plus profane encore que ce qu’elle est, réduire cette image, tout en la sublimant, à une image du désir et du bonheur que n’on ne peut que désirer sans jamais l’atteindre. Corps glorieux, corps du Bienheureux et de la Bienheureuse, celui de la résurrection de la chair, serait-ce celui de la résurrection christique ou celui d’un jeunisme effréné, d’un idéal starifié, d’un modèle égériaque, « arty », auréolé de toute la gloire et du mystère de la création comme de la transfiguration ?

La question se pose devant la toute nouvelle série d’images produites par Sophie Langohr. Après avoir transfiguré les égéries de la mode en vierges et saintes, voici qu’elle renverse le processus et relooke les Pères primitifs de l’Eglise ! Et cette fois, il s’agit d’un ensemble homogène de quatorze sculptures polychromes du 17e siècle, heureux compromis entre le gothique tardif et un baroque mesuré que l’artiste s’approprie. Sophie Langohr use de tout l’artifice du shooting et du travail en studio afin d’imposer toute la gloire et la célébrité des mannequins, stars et modèles actuels aux saints sculptés par Gérémie Geisselbrunn vers 1640, destinés à l’église des Mineurs de Cologne et aujourd’hui campés aux piliers de l’église Saint-Nicolas d’Eupen. Voici les icônes des apôtres posant pour cette inattendue seconde (d’)éternité. Le casting est pour le moins singulier. A part l’apôtre Jean, bien sûr, le plus jeune, tous sont barbus, sages et dans la plénitude de la vie. Et Sophie Langohr peut, à ce sujet, rendre grâce à la mode et la tendance : grâce aux hipsters, la publicité est aujourd’hui pleine de barbus et chevelus. Le poil en bataille à la cote. Le hipster est effectivement « tendance ». Son look est faussement négligé, sa coupe de cheveux est déstructurée, le port du poil est indispensable, quitte même à se le faire implanter à grands frais. C’est un « early adopter », qui achète vite et se détourne encore plus vite, dès le moment où il juge que ce qu’il consomme devient trop commun.
Les hipsters sont bien connus des marketeurs qui leur vendent ce qu’ils croient inventer. C’est donc une cible que la publicité présentera comme une icône de la modernité. Phénomène de ce début de siècle, le hipster est en passe de se faire détrôner. Les webzine et réseaux sociaux annoncent – et orchestrent – l’arrivée du « Normcore » dans la sphère fashion. Contraction des mots normal et hardcore, le phénomène se base sur le « non-style », l’objectif étant d’être tellement différent qu’on en devient normal. Soyez fou, soyez normal, vous ressemblerez à un ado du début des années 90 et, pour les quiquas ou plus, à Steve Jobs, soi-même. Cela fera les beaux jours des cols roulés noirs et des jeans bleus, droits et délavés.

Mais revenons-en à nos barbus de la pub que Sophie Langohr a traqué sur le net. Les enjeux ne sont pas les mêmes que pour les égéries des «New Faces ». Ici, il n’est plus question de scruter le lissage de l’image au pixel près ; tout se joue dans l’expression, un faux naturel corrigé sous l’éclairage du shooting et lors de la postproduction des images. Le souci de soi pour reprendre les termes chers à Foucault, l’égo business, la mise en scène et l’érotisation de l’apparence, le self estime, l’hédonisme, la fusion tribale, le rationnel et passionnel : les icônes masculines de la publicité se doivent d’être avant tout charismatiques. Ce sont des icônes du style. Cette fois, Sophie Langohr, confrontant les apôtres et les icônes de la mode a recherché les ressemblances, les affinités dans les traits et les attitudes et a photographié les visages des statues comme s’il s’agissait de stars et mannequins. Le shooting a dès lors pris le dessus sur le traitement infographique ; l’artiste a juste dispensé quelques soins du visage à ces belles gueules d’apôtre. Floutage, grain, contre-jour sont dès lors parfaitement efficients. La publicité l’a compris depuis longtemps : « Il faut partir du noir absolu, écrivait déjà Gérard Blanchard en 1968 dans « Les Cahiers de la Publicité » à propos de l’érotisation de la publicité, car les mythes sont plus ou moins entremêlés de lambeaux nocturnes. Les artifices de la photographie, le flou artistique, l’éclairage en faisceau, le contre-jour sont autant de manière de donner à l’image une marque équivoque d’interprétation. L’Amphitrite publicitaire nait la nuit ». La recette fonctionne toujours.

Voilà donc saint Pierre faux jumeau de Philip Crangi, un orfèvre new-yorkais qui use de la citation historique – artefacts antiques, armures japonaises, orfèvrerie baroque –, dans ses créations urbaines, punk et ethniques. Saint Matthieu, l’introverti ténébreux, n’a plus qu’à se faire tatouer une morte vivante sur l’épaule ou un visage christique couronné d’épines sur le bras pour s’identifier totalement au mannequin grec Dimitris Alexandrou. Grand oublié malgré son prestige dans l’Eglise primitive, Jacques le Mineur fut chef de file de l’Eglise de Jérusalem et écrivit l’un des évangiles apocryphes. Dans la vie, il faut pouvoir rebondir, renaître de soi-même, tel Aiden Shaw, écrivain, compositeur, reconverti dans le mannequinat, après avoir écumé les studios de porno gay à Los Angeles, un itinéraire qui lui permet aujourd’hui de camper la figure de l’old dandydont le vécu vaut la tête bien faite. Il est culte paraît-il et son dernier clip s’appelle « Immortal». Martin Scorsese a dirigé saint Paul lors du tournage du court-métrage pour Bleu de Chanel, un navet soit dit en passant. Simonle Zélote et Jérémie Irons devront choisir : il ne manque qu’une opération de chirurgie esthétique de l’un ou l’autre appendice nasal, pour que l’un puisse se faire passer pour l’autre. Lee Jeffries photographie les visages des sans domicile fixe des grandes villes : le mimétisme est parfait avec le visage de saint André. La mannequin Mariano Ontanon a le look du latin lover, mais c’est juste pour la campagne automne/hiver 2013 de Givenchy qu’il s’est laissé pousser la barbe. Ainsi ressemble- t-il à saint Barthélémy.

Parmi ces diptyques, l’un déroge de façon singulière à la règle du portrait : Sophie Langohr s’est approprié une photographie de profil de Thomas Médard, ce jeune chanteur liégeois, photographié par Gilles Dewalque. De face, c’est saint Thomas qui apparaît, il faut le voir pour le croire. Sophie Langohr serait-elle profanatrice ? Oui, dans le sens où, sans les séculariser, bien au contraire, elle désacralise ces visages de saints, les plaçant sous les feux des actuelles illusions médiatiques. Oui, puisqu’elle s’en octroie l’usage, abolissant toutes les séparations par la mise en oeuvre d’une pratique photographique subjective opposée à la vérité documentaire usuelle lorsqu’il s’agit de photographier des oeuvres d’art. Sophie Langohr « démuséalise », en quelque sorte, les oeuvres de Gérémie Geisselbrunn. Confrontant des oeuvres du passé, lointaines auratiques, au sens où Walter Benjamin l’entend et des images immédiates, virtuelles, glanées sur internet, ses travaux nous font prendre conscience de cet effondrement de la distance et de l’intense proximité dans laquelle nous vivons. Sans aucun doute l’oeuvre d’art du passé n’est plus aujourd’hui perçue par les artistes comme un répertoire de sujets ou de modèles à imiter ou à combattre ; « elle apparaît sous les traits d’un ‘déjà-là’, d’un environnement familier dont les composantes s’avèrent tout aussi réelles et actuelles que tout objet du quotidien ». L’artiste, et c’est tant mieux, les éprouvent comme matérielles. Il dialogue avec elles, il les utilisent comme outils. En fait, il en retrouve l’usage.

Sophie Langohr

Saint André par Gérémie Geisselbrunn (1595 – 1660) photographié comme un sans abri par Lee Jeffries, de la série Glorious Bodies, photographies noir et blanc marouflées sur aluminium, (33 x 33) et (33 x 31cm), 2013 -2014.

Saint Jacques le mineur par Gérémie Geisselbrunn (1595 – 1660) photographié comme Aiden Shaw par Kalle Gustafsson pour Uniforms for the dedicated , de la série Glorious Bodies, photographies noir et blanc marouflées sur aluminium, 2 x (80 x 53 cm), 2013 -2014.

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