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Jacques Charlier, Total’s Underground, la revue souterraine liégeoise, M hka, Antwerpen

Jacques Charlier

(…)
– Urbanisation totale… Je suppose que cela à quelque chose à voir avec Total’s que vous créez en 1965 ?

Oui, en 1965. L’appellation vient d’un petit groupement que Jean-Marie Decheneux crée avec Paul Dubar. Cela s’intitulait le Total’s Club. Ils avaient même des cartes de membre. Cela m’a fait beaucoup rire, et c’est ainsi que j’ai décidé de créer une revue qui s’intitulerait « Total’s Underground, la revue souterraine liégeoise ».
La revue sera sporadique jusqu’en 1968. Si mes souvenirs sont bons, nous avons édité sept ou huit livraisons, pas beaucoup plus. On réunira une soixantaine d’abonnés qui resteront fidèles jusqu’au bout. Mais ces rares éditions sont entrecoupées de réunions, de petits happenings, d’actions. La publication de Total’s, c’était également une façon de correspondre avec l’extérieur, avec toute une série de mouvements activistes, aussi bien avec les Provos hollandais qu’avec des groupes des pays de l’Est. Nous recevons beaucoup de correspondance des mouvements anarchistes et révolutionnaires australiens et britanniques, qui nous adressent leur littérature, du groupe allemand Fluxus également, ou même d’un collectif actif à Malmö. Comparativement, nous entretenons moins de contacts avec la France, mais nous sommes en relation avec les Situationnistes de Strasbourg, avec les éditions « Le Pavé ». Bref, Total’s est un moyen de communication alors que le mail-art est dans l’air du temps. La poste nous permet de sortir de notre isolement et de nous tenir au courant de l’état de la situation qui se dessine en dehors de nos frontières.
C’est à cette époque que je rends d’ailleurs visite au groupe Provo d’Amsterdam. Leur Q.G. était installé sur une péniche. Tout un staff y vivait collectivement. Il y avait tout un rituel pour les approcher, y compris un siffleur signalant l’arrivée d’un visiteur, tout comme dans le maquis. C’était parfaitement délirant. À cette occasion, j’ai rencontré la dirigeante du mouvement féministe d’Amsterdam ; elle rêvait d’essaimer des vélos blancs dans toute la ville. L’idée était intéressante ; elle a depuis fait son chemin.

-Que publiiez vous dans Total’s ?

– Ce n’était pas toujours facile de trouver des collaborateurs… Il y avait Paul Dubar qui dessinait, nous avons publié des textes de Walter Swennen. Je me souviens de la contribution de Terry Riley, un musicien assez célèbre dans le milieu underground, qui nous avait adressé une sorte de flageolet, un papier permettant de faire de la musique. Dans la revue, nous avons glissé de petits cartels sur lesquels il était imprimé « merde autorisée » destinés à être planté dans les déjections canines qui parsèment les trottoirs ; de même des affichettes « civilisaTion » à coller partout. En fait, tout cela c’était un passe-temps tout à fait inoffensif, une façon de meubler nos soirées tout en inventant des jeux, un peu dans la même dérive que celle que pratiquaient les Situationnistes, mais certainement de façon plus bon enfant. Par exemple, partir en groupe d’un point A pour rallier un point B en ligne droite, quels que soient les obstacles. J’ai même imaginé proposer qu’on permute pour quelques heures ou quelques jours les pères et mères d’une famille à l’autre, avec pour feuille de route d’interpréter ces rôles sociaux de la façon la plus conforme qui soit. Ce serait aujourd’hui un bon scénario de « reality show » à la télévision. Je me rends compte que nous étions fort influencés par l’idéologie warholienne dont on parlait beaucoup, tout comme par l’analyse critique de Baudrillard. En 68, je découvre son « Système des objets », je lis ses articles dans les revues. Durant les années 70, je resterai fort proche de sa pensée, alors que la majorité des philosophes professionnels que je croise se réfèrent à Barthes, Derrida, Foucault, Althusser. Aucun ne m’intéresse vraiment ; et j’ai du mal à les comprendre. Je trouvais chez Baudrillard une façon plus poétique d’envisager la situation.

– Je suppose que c’est vous qui avez signé l’éditorial du premier numéro de Total’s. Une phrase a attiré particulièrement mon attention. En substance, vous précisez dans ce texte qu’il ne faut pas vous prendre pour un provo, un beatnik, un anar et que tout cela c’est d’ailleurs un vocabulaire journalistique déformé par la consommation. Et vous ajoutez, c’est là que je veux en venir, que « Total’s n’espère rien, ne lutte pas pour une nouvelle « liberté » utopique où tout homme prendrait enfin conscience de lui-même. Il se contente de survivre dans des couloirs secrets sans vouloir persuader »… Survivre dans les couloirs secrets sans vouloir persuader, c’est très poétique pour un discours militant, mais cela semble témoigner d’une grande désillusion, non ?

– J’avais, en effet, une grande désillusion par rapport à tous les combats possibles, et c’est très facile à expliquer. J’ai été immergé dès l’âge de dix-sept ans dans une réalité sociale, je côtoyais des collègues dont les opinions politiques étaient des plus diverses; j’ai vu arriver les mouvements de 68 et j’ai surtout vu d’où ils provenaient. J’ai eu automatiquement comme une sorte de réflexe, celui du fils d’ouvrier par rapport au fils à papa. Je m’interroge donc sur ces nantis bourrés de blé, qui jouent à la révolution, qui se déguisent en Mao et qui ne se rendent pas compte de ce qu’ils font. Bien sûr, j’ai trouvé toute une partie du mouvement très vitale, mais dès le moment où celui-ci veut pénétrer le champ social, réellement, je le juge à côté de la plaque. J’avais donc un sentiment de très grande méfiance par rapport à tout cela. Cette désillusion me sera souvent reprochée ; certains me traiteront de janséniste réactionnaire. On m’accusera de nier qu’il était possible de changer la réalité sociale dans le monde où l’on vivait, y compris la réalité sociale de l’art. Il me semblait que les réactions les plus extrêmes faisaient déjà partie du spectaculaire. Ou du moins, je sentais qu’elles seraient spectaculaires, qu’elles seraient envahies par le marché. À certains moments, j’adhère à certaines actions, comme multiplier les œuvres pour les rendre plus démocratiques, mais je n’y crois pas fort. La preuve : au moment de l’exposition de la Zone Absolue, j’édite un multiple à 500 balles dont je ne vendrai qu’un exemplaire ! Je détruirai le reste. Déjà ne sont vendables en multiple que des choses qui sont surévaluées sur le marché. En un mot donc, je ne crois pas à la rupture intégrale.

– Si l’on évoque l’action, au sens politique du terme, vous semblez tout aussi relatif. Vous terminez cet éditorial en déclarant : « Nos happenings, sous des apparences provocantes, ne sont que des essais de dépaysement collectif… ».

– Absolument. Et je crois qu’il en est encore ainsi.

– Qu’est-ce qu’un dépaysement collectif ?

– Le dépaysement collectif, c’est peut-être une façon de considérer l’art autrement, la situation poétique et sa réalité. C’est dans cette limite-là que je le vois. Même si l’action est poussée à l’extrême, je ne la vois pas comme une sorte de transgression des tabous. Et lorsque je verrai débouler l’école de Vienne et ses bouffeurs de saucisse, les performances actionnistes, je trouverai cela très rigolo, mais sans y croire. Sur le plan théorique, la seule chose qui me semble importante, c’est en 1967, l’exposition BMPT au Musée d’Art moderne à Paris. À la fois, cela me fait rire et c’est très intelligent. C’est d’ailleurs bien dommage qu’on ait mis le côté humoristique de la chose sur le côté. Il y avait là une autre façon de considérer la situation et une réelle charge ironique. En fait, c’est la première fois que je constate un discours aussi radical quant à l’interchangeabilité des pratiques. Et je me rends compte qu’avec un peu d’attention, tout spectateur peut accéder à la signification de ces gestes. En fait, on quittait là le romantisme des Nouveaux Réalistes pour accéder à ce qui était à voir et rien d’autre. C’était une mise en scène spectaculaire, presque outrancière, une bouffée d’air frais assise sur ce « plan théorique à la française » que j’ai toujours trouvé marrant.

– Je poursuis votre définition de l’action : il s’agit donc de dépaysement collectif. Et vous précisez : « En créant un événement où chacun est obligé de commettre un acte tabou, lequel l’oblige sans exaltation à quitter son environnement habituel ».

– Ah oui ! Sans exaltation ! Formidable ! (rires). Il y a toujours une sorte d’effervescence dans ces événements, ces happenings, comme s’il s’agissait d’une sorte de rituel vaudou, alors qu’il ne se passe rien.

– Et quelles sont les actions totalistes que vous menez sans exaltation ?

– Je me souviens que dans un vernissage de l’Apiaw, nous avons apporté amené un grand miroir sur lequel nous avions écrit : « Tableau total ». Nous étions toute une clique. Le public du vernissage pouvait donc se voir dans le miroir ; c’était le miroir de l’exposition. Nous l’avons détruit avant de quitter les lieux. Dans un autre vernissage, j’ai amené Philippe Gielen, un ami artiste, dans un sac. Il était habillé en costume cravate, et en le sortant de son sac devant l’une de ses oeuvres, nous avons soigneusement brossé son costume. Parfaitement ridicule. Toujours à l’Apiaw –décidément, « on leur en voulait »- nous avons aussi introduit dans une exposition une caisse en carton contenant une poule. Nous l’avons évidemment lâchée en plein vernissage. Hélas, en retombant au sol, la poule s’est cassé une patte. Elle en est devenue la poule boiteuse de l’exposition. Nos actions étaient toujours menées avec classe, elles n’avaient rien de trash. Au musée, pendant les discours officiels d’une inauguration d’exposition, nous avons déposé des gerbes mortuaires sous les tableaux d’un peintre abstrait lyrique qui venait d’obtenir je ne sais plus quel prix. Tout cela sans exaltation, dans l’air du temps. Je repense bien sûr à Allan Kaprow dont j’appréciais la position théorique. Le fait de considérer un embouteillage de voitures comme une œuvre d’art, la manière dont il se profilait à l’intérieur des mouvements artistiques : ce n’était pas des choses extraordinaires, mais elles étaient extrêmement réfléchies. Scier un bloc de bois et recoller les morceaux pour reconstituer le bloc, par exemple. Pour moi, c’était des gestes bien plus intéressants que ceux posés par le Nouveau Réalisme ou par les Pops. Ce fut un grand choc, aussi important que ma découverte, plus tôt, de l’œuvre de Rauschenberg.

Extrait d’un entretien avec Jacques Charlier, paru dans « Zone absolue, une exposition de Jacques Charlier en 1970 », Editions de l’Usine à Stars, 2007

Total's Undergound

Total’s n° pirate, la bonne parole liégeoise.
8 pages polycopiées, y compris 4 pages de couverture, format A5, sans date. Edité par Jean- Marie Decheneux et Paul Dunbar, signataires.
Numéro dissident intitulé « Abornement abortif ». Un seul texte éditorial, signé par Jean- Marie Decheneux et Paul Dunbar, annonçant leur dissidence du groupe Total’s et réglant leur compte avec Jacques Charlier, rédacteur en chef de Total ‘s, l’édition souterraine liégeoise. Sans date, le dessin de couverture fait référence à l’affiche « CivilisaTion », qui paraitra dans le n°7 de « Total’s, l ‘édition souterraine liégeoise ».

Total's Underground

Total’s. L’édition souterraine liégeoise, n°1
16 pages polycopiées, y compris 4 pages de couverture, bicolore, format A5, sans date.
Editorial, interview totaliste par NIC (Nicole Forsbach, ndlr), bande dessinée « Bedman et ou sans Dr. Sexus, dans Kamion », par P.J. Dunbar. Action merde autorisée (affichette cartonnée agrafée en dernière page), suite poétique écrite par Walter en juillet 1966 (Walter Swennen, ndlr), art graphique « comment ça va et toi ça va », Schéma de la vision totaliste.
Addendum glissé dans le numéro : « Ear Piece » par Terry Rilley (compositeur minimaliste américain, ndlr)

Total's Underground

Totals Underground

Action Merde Autorisée

Total's Underground

Ear Piece, Terry Riley

Total's Underground

Total’s n°7, l’édition liégeoise souterraine
16 pages polycopiées, y compris 4 pages de couverture, format A5, sans date.
« Evidence manifeste, grand retour » par Walter (Walter Swennen, ndlr), annonces, documents sur l’encombrement des sépultures – calcul des surfaces, extrait des règles à suivre pour l’encombrement des cimetières, bande dessinée « Laminoires » par P.J.Dunbar, compte rendu d’une action Totaliste menée le 19 novembre (1966, ndlr) en la salle de l’Apiaw, vernissage de l’exposition « Jeunes liégeois », par N.F. (Nicole Forsbach, ndlr). Self happening audio visuel par Günther D. En couverture une « radiographie jolie » par PHIL (Philippe Gielen, ndlr). Affichette CivilisaTion, agrafée en dernière page.

Total's Undergound

Total’s, n°2. Affichette – invitation
Affichette annonçant la réunion Totaliste du 7 janvier, 21h chez Chr. Stein, 19 rue Saint Pierre à Liège. Apportez boissons. L’affichette représente un chantier urbain avec canalisations (évidemment souterraines)

Total's Underground

Photographie argentique, NB. Tirage d’époque, 12 x 17 cm. Totalistes présentant le n°7 de « Total’s, l’édition liégeoise souterraine »

Total's Underground

Tract Total’s T’, un monde de super-machine, par Jacques Charlier.

Total's Underground

Affichette « CivilisaTion », addendum au n°7 de « Total’s, l ‘édition liégeoise souterraine »

Les documents reproduits appartiennent tous à une collection privée.

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