Archives quotidiennes :

Jacques Charlier, Je m’appelle Barbara, dessins, 1974

Jacques Charlier

Une notule à propos de 14 dessins

« Et j’ai entendu des blagues sur le modèle des super autoroutes transeuropéennes qui permettent de traverser la Belgique sans devoir s’arrêter, et des récits à propos des collectionneurs belges, comment ils arrivent à la foire de Cologne, avec leur chapeau, leurs gants et la liste des noms des artistes internationaux que l’on doit acheter, et comment ils affrètent un avion afin d’essayer d’acheter un Jan Dibbets de Leo Castelli »(1). Ces phrases piquantes sont signées par Barbara Reise et sont publiées en exergue du catalogue tapuscrit d’un étonnant projet, radical comme il se devait, « Ooidonck 78 », concocté par les galeristes Fernand Spillemaekers, Marc Poirier dit Caulier et le collectionneur André Goemine (2). En fait, Koen Braem et Dirk Pültau (3) rappellent que ce bon mot provient d’un texte que Barbara Reise signe dans le numéro 970 de « Studio International – Journal of Modern » Art daté d’octobre 1974, consacré, entre autres sujets, à l’avant garde en Belgique (et dont la couverture est confiée à Marcel Broodthaers). Dans ce texte titré « Incredible Belgium, Impressions », rappellent Koen Braem et Dirk Pültau, Barbara Reise livre ses impressions sur la scène belge au travers de trois expositions de groupe qui se déroulent durant cette année 1974 : l’exposition organisée par Yves Gevaert au Palais des Beaux-Arts en tout début d’année et qui regroupe quelques pointures de l’art international (Carl Andre, Marcel Broodthaers, Daniel Buren, Victor Burgin, On Kawara et Gerhard Richter), la 3e Triennale de Bruges qui figure en bonne place dans les « Photographies de Vernissages » de Jacques Charlier (et à laquelle celui–ci participe), ainsi que « Aspects de l’Art actuel en Belgique » qui est organisée à l’ICC d’Anvers durant l’été de la même année, exposition à laquelle participe également Jacques Charlier.

Si j’évoque le document – catalogue de « Ooidonck 78 », c’est que j’y ai retrouvé, non signé et non daté, un texte relatif au travail de Charlier, traduit en néerlandais, publié dans la somme de documents écrits et/ou réunis par Fernand Spillemaekers (4) et qui, en fait, doit être attribué à Barbara Reise. En atteste les archives personnelles de Jacques Charlier. En termes très simples et directs, ce texte évoque le parcours de Charlier, le tout béton de la Zone Absolue, le STP, le rock and roll, les paysages artistiques et les paysages professionnels, les références artistiques et le contexte, « cette ruine économique de la Wallonie et la solitude du géomètre ». Barbara Reise a bien compris l’esprit, la solitude, les motivations de l’artiste, sa « position excentrique », son goût de la liberté, sa nécessité intérieure d’être en phase avec le réel : « La biennale de Venise est un désert vide, écrit-elle, vide de sens, sans spectateurs, avec de l’art malade et idiot que nul n’intéresse. Mais Charlier et sa famille, qui vient à Venise, qui y va nager, manger ensemble dans des restaurants pas chers, avec des gens sympas, ah, ça c’est véritable et c’est sain. Et cette santé est présentée au monde de l’art comme un défi ». Et Barbara Reise poursuit : « Ce qui compte pour Charlier, ce n’est pas l’acharnement solitaire de l’artiste, ou la valorisation, ou la définition des possibles, ce qui compte, ce sont les relations humaines immédiates, l’aventure, la présence hic et nunc de la vie véritable. De là cette fascination pour le monde de l’art, l’obsession de l’intrigue, la poésie des relations tactiques et stratégiques, la géographie du monde international de l’art».

Durant l’été 1974, alors que Barbara Reise rassemble ses impressions sur la scène belge au fil de ses pérégrinations, Jacques Charlier lui consacre un série de dessins, quatorze au total, évoquant ses origines américaines, son goût pour les voyages, l’écriture, la jungle de l’art, les pâtes italiennes, les fêtes et l’alcool, sa collaboration à « Studio International » et ses excentricités. Le dernier dessin représente Barbara Reise un corbeau sur la tête et un camembert dans le bec. Jacques Charlier fait référence à une œuvre bien connue de Marcel Broodthaers, « Le Corbeau et le renard », une oeuvre en passe de devenir un classique pour Barbara Reise : elle signe en effet deux mois plus tard (le dessin est daté d’août 1974) un essai, « The Imagery of Marcel Broodthaers », dans la publication « Catalogue-Catalogus » (5) qui accompagne l’exposition de Marcel Broodthaers au Palais des Beaux Arts de Bruxelles, toujours en 1974.

Rappelons que Barbara Reise, née en 1940, est originaire de Chicago. Elle étudie l’histoire de l’art au Wellesley College à New York, puis la peinture à Chicago. Elle défend son doctorat à la Columbia University, avant de rejoindre Londres en 1966 où elle poursuit son cursus au Courtauld Institute of Art. Ce doctorat, elle le consacre à Barnett Newman (Primitivism’ in the Writings of Barnett B. Newman: A Study in the Ideological Background of Abstract Expressionism). En 1968, elle est nommée Senior Lecturer au Coventry College of Art and Design ; dès l’année suivante elle débute sa collaboration avec Studio International. Proche des artistes conceptuels et minimaux avec lesquels elle se sent parfaitement en phase quant à leurs positions sur la mercantilisation grandissante de la création contemporaine, elle écrira notamment sur Barnet Newman, Sol LeWitt, Gilbert & George, Art et Language, Jan Dibbets, Robert Ryman, Tony Shafrezi, On Kawara, Marcel Broodthaers et Sigmar Pölke. Barbara Reise se suicidera en 1978. Lynda Morris écrira à son sujet dans Studio International : « Nous devons accepter que dans notre petit monde de l’art, ou dans les mondes de l’art, un visage convenu, le charme social, une mesquine vie tranquille et limpide comptent encore bien plus que l’excès de talent, de précision, d’érudition et d’implication émotionnelle dont Barbara était capable ». (6)

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1 « En ik had grappen gehoord over het voordeel van transeuropese surperautosnelwegen, zodat men door Belgïe kan rijden zonder te moeten stoppen, en voorhalen over Belgische verzamelaars, hoe ze op de Keulse Kunstmarkt aankomen met hoeden, handschoenen en lijsten van namen van internationale kunstenaars die men moet kopen, en hoe ze een vliegtuig charteren en proberen een Jan Dibbets van Leo Castelli te kopen »

2 Ooidonck 1978 projekt, Belgische Kunst 1969-1977. Comité de travail : Fernand Spillemaeckers, Marc Poirier dit Caulier, André Goemine. Documentation rassemblée par Marc Poirier dit Caulier.

3 Koen Brams, Dirk Pültau, De mythologisering van de Belgische kunst, De Witte Raaf, 2005

4 Ooidonck 1978, pp 53 et suivantes

5 Marcel Broodthaers : Catalogue – Catalogus. 1974. Exhibition catalogue. Artist publication. 77 pages. Texts in French-Flemish-English-German by K.J. Geirlandt, M. Broodthaers, in German-French-Flemish by J. Herbig, A. Zweite, in English-French-Flemish by B. Reise, in German-French-Flemish by M. Oppitz, interview by I. Lebeer in French-Flemish. Black/white and colored reproductions. Wrappers. 30.3 x 23.3 cm. Show at the Palais des Beaux-Arts, Brussels, Belgium, October 27 – November 3, 1974. Société des Expositions du Palais des Beaux-Arts, Brussels, Belgium, 1974.

6 Les archives de Barbara Reise sont déposées à la Tate Moderne qui lui a consacré une journée d’étude en 2003 à l’occasion de la rétrospective Barnet Newman organisée par le musée.

Jacques Charlier

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Jacques Charlier, Je m’appelle Barbara, technique mixte sur papier, (14) x 21 x 29,7 cm, 1974

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