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Jacqueline Mesmaeker, poésie balistique, La Verrière, Bruxelles, une introduction

Vernissage de l’exposition personnelle de Jacqueline Mesmaeker à la Fondation d’Entreprise Hermès, la Verrière, ce jeudi 31 janvier à 18h.
En guise de préambule cette excellente introduction du commissaire de l’exposition, Guillaume Desanges.

Un cycle d’expositions est un parcours, une aventure qui démarre sans que l’on sache exactement sur quel territoire elle finira. Lorsque j’ai commencé « Poésie balistique» en 2016, je l’avais placé sous l’égide de Marcel Broodthaers, autrement dit sous le régime d’un art dit conceptuel qui n’avait pas renoncé à la poésie, à cette part incompressible de la création qui échappe au programme et à la raison. Au moment de s’achever, ce cycle, comme un serpent lové sur lui-même, revient sur ses prémices après bien des détours, et se termine avec Jacqueline Mesmaeker dans un esprit aussi raffiné que subversif, à l’instar de celui du maître belge.

Depuis le milieu des années 1970, après des débuts dans la mode, l’architecture et le design, Jacqueline Mesmaeker développe une œuvre aussi discrète qu’originale, mêlant installations, dessins, films, sculptures, photographies et éditions. Partant d’intentions analytiques et de protocoles expérimentaux liés au regard et à la représentation, ses formes restent ancrées dans un univers littéraire et poétique, incluant des références à Lewis Carroll, Mallarmé, Melville ou Paul Willems. Minimal, parfois proche de la disparition, ce travail rare et précis n’en est pas moins proliférant. Il s’empare volontiers de l’espace, jouant avec l’architecture réelle et symbolique dont il révèle les structures et les lignes de force, mais aussi les failles, en déjoue les perspectives ou vient les corriger par touches délicates (1). Du tissu rose soulignant les interstices d’un lieu domestique (2) jusqu’à une serre impénétrable support de projection de films (3), des dessins microscopiques à partir des anfractuosités des murs (4) jusqu’à des dispositifs de cinéma multi-écrans présentant des plans d’oiseaux en vol (5) ou une partie de football (6) : c’est à partir d’une attention portée aux détails, aux incidents et aux situations imperceptibles que l’œuvre de Jacqueline Mesmaeker s’insère dans le réel de manière subreptice et clandestine, opérant à différentes échelles de visibilité et d’invisibilité. Car l’essentiel ici se dérobe au regard : une maquette de bateau enserrée dans des poutres en métal (7), un candélabre coulé dans une colonne de béton (8), et donc uniquement visibles par rayon gamma. Cette pratique de l’esquive éprouve la capacité de l’art à exister en dehors d’une reconnaissance ou même d’une conscience, comme s’il s’agissait de préserver l’idée à l’écart du regard, par une sorte d’exotisme de la sensibilité plus que par perversion. À l’échelle de tout l’œuvre, on note le même caractère insaisissable. Comme si le travail n’était jamais à prendre ni à comprendre, et pour ce faire, jamais fixé, mais se déployait dans le temps comme un virus mutant, se modifiant au gré des inspirations des lieux et des désirs du moment.

Érudit sans être doctoral, le travail de Jacqueline Mesmaeker puise aux grands motifs de l’histoire de l’art occidental : la peinture, la figuration, l’histoire, la nature, le paysage, le cadre, la lumière, etc. Mais cette appétence pour le classicisme, y compris une certaine pompe, est sans cesse mise à distance, comme chez Marcel Broodthaers, par une ironie douce qui ne dit pas son nom et affleure à la surface des choses. On pourrait parler ici d’une sorte d’espièglerie critique, laissant percer l’ordinaire et le trivial dans les interstices d’une certaine solennité classique. Évidence oubliée : l’apparat noble ou bourgeois n’est, quoi qu’il arrive, qu’un apparat, c’est-à-dire un jeu de dupes, qui n’empêche ni la magie, ni le désir d’opérer, bien au contraire. Chez Jacqueline Mesmaeker, si l’or n’est que du bronze doré (9) , si la peinture n’est qu’une image imprimée, si les lucioles sont des photocopies (10), c’est en écho aux faux-semblants qui tissent la trame de nos valeurs et de nos goûts. Derrière ces glissements humoristiques pointe néanmoins une forme d’inquiétude ou de mélancolie, dont on pourra déceler la trace dans la récurrence de motifs comme la pluie, la tempête ou la catastrophe. Plus précisément, c’est le naufrage, motif plus littéraire que pictural, qui concentre cette tragédie latente, dont la source serait à chercher du côté d’Edgar Allan Poe et de son Manuscrit trouvé dans une bouteille (1833) ou encore chez Stéphane Mallarmé et son Coup de dés jamais n’abolira le hasard (1914) où il est également question de tempête, d’écume, de clapotis, de tourbillon et d’accident. Chez Jacqueline Mesmaeker, le motif se retrouve littéralement dans L’Androgyne, installation composée de deux images (le ciel et la mer), chacune éclairée par un système de lampes à l’extrémité d’un axe en «fléau », nommées «avion en phase d’approche» et « navire en détresse », mais imprègne plus largement l’œuvre.

L’exposition imaginée par l’artiste pour La Verrière est une libre composition d’œuvres existantes et de productions spécifiques, inspirée par le lieu, son identité et sa topographie. L’œuvre autour de laquelle s’articule le projet est la photographie noir et blanc d’un paysage, silhouettes d’arbres entre ciel et terre, accompagnée d’une mention imprimée sur le passe-partout : «Versailles avant sa construction ». Jouant sur la puissance évocatrice de la nomination, sur le souvenir et la représentation mentale, cette image réaliste est paradoxalement une forme de trompe l’œil qui, observée rapidement, dissimule son anachronisme et en appelle à une nostalgie factice, dont le rappel se fait par le biais d’un miroir en regard évoquant « Versailles après sa destruction ». On sait comment le jardin à la française, dont Versailles est l’emblème, consiste en un découpage rigoureusement géométrique et symétrique de l’espace, qui est une manière autoritaire de dompter la nature et représente, tout comme la perspective dont il est l’héritier, une véritable politique du regard. À cet absolutisme idéal, Jacqueline Mesmaeker oppose des touches dissonantes jouant sur le décalage, la copie, les inflexions de la main et de la pensée. Des bourses en tissu sous vitrine, des livrets discrètement annotés, des cascades de mots sur les murs ou une poire magiquement pétrifiée : autant de ponctuations subtiles qui fonctionnent moins comme un caviardage de l’institution monarchique que comme un sous texte invisible; dont des bribes éparses flotteraient à la surface des choses. Des signes troubles qui se chargent de sens selon ce que le regardeur y projette en cherchant à y déceler une logique. S’y dessine une réflexion sur le paysage et sa construction, sous la forme du jeu de piste et de l’énigme. C’est précisément cette forme généreuse d’hermétisme que nous venons chercher dans l’univers de Jacqueline Mesmaeker, cet art de désigner un ailleurs de la sensibilité malgré ou justement par la rigueur des formes.

Si ce cycle n’aura peut-être eu de balistique que le nom, puisque comme on l’a dit en introduction son développement a été oblique et sinueux, c’es certainement
à l’image de la trajectoire rare et précieuse de Jacqueline Mesmaeker : une stratégie d’impact plus furtive que directe, qui ne peut toutefois pas manquer sa cible. étant donné qu’elle n’en a pas.

Guillaume Desanges dans Le Journal de la Verrière, n°19.

1 Sway/Snow, 2001. Exposition en duo avec Alain Géronnez
2 Introductions roses. 1995
3 La Serre de Maximilien et Charlotte, 1977
4 Contours clandestins, 1995
5 Les Oiseaux, 1978
6 Surface de réparation, 1979
7 Espace croisé, 1981
8 Stèle 29•29″165, 1989
9 Parking en or, 1984
10 Les Lucioles, 2011

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