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Werner Cuvelier, Statistic Project VII, Boehme – Cuvelier

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Statistic Project VII Boehm – Cuvelier, l’artiste et le philosophe

Le Statistic Project VII voit le jour au printemps 1973 (1) et s’inspire de la toute récente publication du Rapport Meadows, The Limits to Growth, édité à l’initiative du Club de Rome, ce groupe de réflexion réunissant des scientifiques, des économistes, des fonctionnaires nationaux et internationaux, ainsi que des industriels de 52 pays, préoccupés des problèmes complexes auxquels doivent faire face toutes les sociétés, tant industrialisées qu’en développement. Réunie pour la première fois en avril 1968, l’organisation acquiert une notoriété mondiale à l’occasion de la publication de Les Limites à la croissance en 1972 qui constitue la première étude importante mettant en exergue les dangers, pour l’environnement et donc l’humanité, de la croissance économique et démographique que connaît alors le monde. Des chercheurs du Massachusetts Institute of Technology sous la direction de Dennis Meadows modélisent (2) l’empreinte écologique humaine et les principales interactions du  système Terre : population, économie, énergie, production agricole et industrielle, etc. Le rapport établit les conséquences dramatiques qu’aurait une croissance économique et démographique exponentielle sur le long terme dans un monde fini : raréfaction des ressources non renouvelables, épuisement des sols, pollutions aux conséquences multiples et, pointent-ils déjà, des effets climatiques. Ceci donne l’idée à Werner Cuvelier de se tourner vers le philosophe Rudolph Boehm afin que celui-ci rédige une série de questions s’inspirant de la situation. Rudoph Boehm lui adresse cinq questions dans le courant du mois d’avril 1973. 1. Pensez-vous que la situation dans le monde d’ici à l’an 2000 va s’améliorer ou s’aggraver ? 2. Pensez-vous que l’on puisse faire quelque chose ? 3. Vous sentez-vous coupable ou innocent ? 4. Pensez-vous que quelqu’un vous aime autant que vous pensez que quelqu’un pourrait vous aimer ? 5. Pensez-vous qu’il est préférable de vivre comme si l’on ne devait pas mourir ou de vivre en tenant compte du fait que l’on va mourir ? Et le professeur Boehm commente : Pourquoi ces questions ? Pour voir ce qui en ressort. Si vous voulez poser d’autres questions, faites-le. Les questions posées sont simplistes. Toutes les questions sont telles qu’elles vous obligent à répondre par oui ou par non. (3) Nous sommes à quelques mois du premier choc pétrolier d’octobre 1973. C’est dire qu’en s’inspirant de cet avertissement du Club de Rome, l’artiste et le philosophe œuvrent en plein réel.

Werner Cuvelier renoue avec la méthodologie du Statistic Project II, mais cette fois ce n’est plus le problème de l’art qu’il aborde mais bien le problème du monde. Il compte constituer un panel de trente personnes à qui soumettre le questionnaire et se propose de le composer en fonction de cinq catégories sociales : des travailleurs, des philosophes, des scientifiques, des jeunes et des artistes. Cette première version ne verra pas le jour. Se profile, en effet, l’opportunité d’une exposition de groupe à la galerie Plus Kern 4 : Werner Cuvelier y exposera donc trois dessins questionnaires, proposant au public du vernissage de répondre aux questions en noircissant des cases, à côté de leurs noms, prénoms et profession. Soixante personnes se prêteront au jeu parmi lesquelles on pointera quelques personnalités du monde de l’art gantois : Staf Renier, Emiel Hoorne, Fred Vandaele, Bernard Dewerchin, Jan Hoet, Yves De Smet, Leo Copers, Jenny Van Driessche, Amédée Cortier ou Marc De Cock ( 5). Non sans humour, le duo conseille aux indécis de répondre que : oui, la situation va s’aggraver avant l’an 2000 ; non, ils ne peuvent rien y faire et ne s’en sentent pas coupables. Non personne ne les aime comme ils pensent qu’ils pourraient être aimé.  Oui, il est préférable de vivre comme si l’on ne devait pas mourir. Rien n’empêche toutefois de choisir les réponses opposées, précise R. Boehm( 6). Le travail initié chez Plus Kern constitue la deuxième version du projet. Werner Cuvelier envisage une troisième version à l’échelle européenne, en traduisant le questionnaire en diverses langues, en français, anglais, suédois, danois, finnois, italien, etc. Il s’agira d’interroger six personnes, trois femmes et trois hommes par pays. Initiée, cette version ne sera pas finalisée. Enfin, puisque le Rapport Meadows provient du M.I.T. (Massachusetts Institute of Technology), il  conçoit une version américaine, qu’il mènera avec l’Université de Kansas City grâce à la collaboration du sculpteur Bill Baglay (7). Trente personnes participeront au panel.

La finalité, bien sûr, est de traduire les résultats en dessins et maquettes tridimensionnelles. Dans son Tekenboek, son carnet de dessins, Werner Cuvelier ajoute qu’éventuellement il utilisera une bâche pour support, een zeildoek, ce que l’on peut littéralement traduire par morceau de voile. A l’heure où s’approche le premier choc pétrolier mondial – et les premiers dimanches sans voiture à l’automne 1973 -, le choix de ce support est pour le moins piquant.(8)

Werner Cuvelier conçoit un jeu de cubes (9), des blocs en rangées supérieures lorsque les réponses sont dites positives (A), en rangées inférieures lorsqu’elles sont considérées comme négatives (B). Deux dessins tridimensionnels compilent ces résultats, en cinq rangées de blocs, le premier est une simple compilation des cinq questions, énonçant celles-ci en toutes lettres ainsi que les noms des participants ; le second regroupe les questions en rangs serrés, un bloc des blocs, également dans l’ordre d’inscription des participants, de 1 à 60. Et les identités y sont à nouveau listées. La bâche, quant à elle, complexifie le système. Elle est le cœur même de l’analyse statistique. Le système binaire qui prévaut ici – on pense bien sûr aux notion d’entiers positifs et négatifs de toute théorie informatique – y surgit en sept colonnes horizontales de 300 cubes, chacune regroupant les cinq questions. Il ne s’agit plus d’individualiser les réponses, mais bien de les quantifier. Le philosophe – et Rudolph Boehm se fend d’un texte extrêmement détaillé – tente d’arriver à une déclaration générale sur le caractère des personnes interrogées, non plus en tant qu’individus mais en tant que groupe. L’artiste, lui, renverse les valeurs, pousse les blocs à gauche ou à droite. Se croisent ainsi des minorités et des majorités d’optimistes et de pessimistes, de coupables et d’innocents,  de fatalistes et d’illusionnistes. L’image d’origine est confuse, chaotique ; elle semble se clarifier, se lisser au fil des colonnes horizontales en fonction du croisement des classements des groupes, sous-groupes, questions et réponses. Rudolph Boehm est-il dès lors dans la capacité de produire une déclaration morale et éthique par ce jeu quantifiant ? Ses conclusions sont loin d’être claires. Sont-ce des résultats ? écrit-il. Que vaut l’optimisme de ceux qui construisent consciemment leur vie sur une illusion (les immortels) ? Que vaut leur conviction que quelque chose peut être fait ? Que vaut leur opinion que quelqu’un les aime ? Que vaut leur sentiment d’innocence ? Rien. Les questions sont éminemment personnelles, ce sont des questions de vie sur le présent, sur l’avenir, sur le monde. Elles montent en puissance, de la plus contextuelle à la plus essentielle. Elles font appel aux valeurs et convictions personnelles. Non décidément, il n’est pas possible de tirer des conclusions générales en réduisant les individus à des cubes numérotés. Ces conclusions sont-elles incontestables ? Se demande Rudoph Boehm. Au contraire. Mais plus elles seront contestées, mieux nous nous accorderons à dire que nous devrions commencer par nous confronter à des questions comme celles qui sont posées ici, et aussi à la question de savoir quelles autres questions en découleront.

Alors que nous accrochons la bâche du Statistic Project VII au mur de la galerie, Werner Cuvelier me demande si je sais pourquoi le projet se nomme Boehm – Cuvelier et non l’inverse. Après un temps de silence, il me confie : J’ai simplement respecté l’ordre alphabétique. Et il ajoute : Puis, je voulais mettre Boehm en avant. Tout est dit.

J.M.B.

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1Dans le Tekenboek I, pp. 8-9

2 A l’occasion de cette étude, Donella Meadows, Dennis Meadows et Jørgen Randers créent World3, un modèle qui permet une simulation informatique des interactions entre population, croissance industrielle, production de nourriture et limites des écosystèmes terrestres. On se doute que ce développement informatique dans le traitement de données n’échappe pas à l’attention de Werner Cuvelier.

3 Dans Werner Cuvelier, Statistic Project VII   Boehm – Cuvelier,7 feuillets stencils 21 x 27 cm, EN – NL, 300 exemplaire 1973

Drawings. Leo Copers, Amédée Cortier, Raoul De Keyser, Yves De Smet, Roland Jooris, Staf Renier, Fred Vandaele et Marthe Wery. Du 5 au 23 juin 1973. Introduction par Benno Premsela, designer, artiste et collectionneur néerlandais, président du conseil d’administration de la Gerrit Rietveld Academie à Amsterdam.

5 Le sondage d’opinion n’a donc rien d’anonyme, même si Boehm et Cuvelier traiteront les réponses en les regroupant. Ainsi il est amusant de constater, par exemple, que pour Jan Hoet, oui la situation va s’aggraver avant l’an 2000, oui, il peut intervenir sur le cours des choses,  même s’il ne se sent pas personnellement responsable de cette situation. Il estime que personne ne l’aime comme il pense qu’il devrait être aimé. Oui, pour Jan Hoet, il est préférable de vivre comme si l’on ne devait pas mourir.

6 Texte de Rudolph Boehm dans Werner Cuvelier, Statistic Project VII   Boehm – Cuvelier, 7 feuillets stencils 21 x 27 cm, EN – NL, 300 exemplaire, 1973

Tekenboek I, pp. 9. Werner Cuvelier entretient des relations avec l’université du Kansas. Il a été invité à participer à Tempo 1970, Midwestern Music & Art Camp, Université du Kansas School of Fine Arts, Lawrence, Kansas, 22 juin – 24 juillet 1970. Bill Baglay a obtenu sa maîtrise en sculpture à l’université du Kansas. En 1972, il est à Gand afin d’y poursuivre un troisième cycle d’étude.

8 Cette bâche de 275 x 290 cm, conçue en 1973, est exposée à Tournai à l’occasion de Manifestation Collective IX, Sigma 13 Cercle artistique en 1975. C’est le deuxième volet d’une trilogie de manifestations de Negen, le groupe des IX, créé fin 1974 et qui rassemble Yves De Smet, Werner Cuvelier, Leo Copers, Staf Renier, René Heyvaert, Fred Vandaele, Bernard Dewerchin, Peter Beyls. Figure dans les archives de l’artiste cette lettre datée du 3 décembre 1974, adressée à ses collègues : Le lundi 9 décembre à 9 heures 9 minutes, les 9 se réuniront pour la troisième fois dans le cadre de la série d’événements provisoirement dénommée 9 (IX) (…) Quiconque assiste à cette réunion déclare accepter de participer à ces événements. La première exposition aura lieu au musée Dhondt Dhaenens à Deurle du 18 janvier au 2 février A1975, la deuxième à Sigma 13 – Tournai, centre d’art créé en 1968. Le troisième événement, intitulé Genegen, Een collectieve manifestatie van « de IX » à lieuà la Zwarte Zaal (Academie voor Schone Kunst), Gent le 13 mars 1975 et consiste en deux heures d’interventions relatives au temps et à l’espace.

9 Le cube est l’image générique de ce projet, à l’instar de cette petite sculpture de bois vernis de 15 x 15 x 15 cm, œuvre tridimensionnelle très néo – plasticienne qui condense la collecte des données. Collection privée, Anvers.

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