Jacques Charlier, Peinture pour tous ! Un entretien avec Julien Foucart

En guise d’introduction à l’exposition de Jacques Charlier au Mac’s, cet entretien entre l’artiste et Julien Foucart, directeur des publications du musée.

Jacques Charlier

Jacques charlier, Peinture sous hypnose, de la série des Fessées, acryl sur toile, 120 x 100 cm, 2015

Quel est votre premier souvenir en matière artistique ?

C’était à l’école gardienne. Je devais avoir quatre ans. On m’avait mis sur une chaise et j’ai dessiné, sur le grand tableau noir, une maison dans la neige avec un arbre, des flocons, etc. Je la vois encore. La maîtresse n’a pas effacé le tableau pendant une semaine. Ma mère était fière. Visiblement, j’étais doué pour le dessin.
En tant qu’artiste, vous revendiquez aujourd’hui votre ‘éclectisme radical’, ce qui est une formule contradictoire, non ?
Adolescent, je m’étais promis d’être un artiste qui toucherait à tout et ne renoncerait à rien. Je me voyais acteur, peintre, dessinateur de BD, musicien… Je voulais essayer tous les moyens d’expression. Mais pour mes parents, il n’était pas question que je m’inscrive à l’académie, ni même d’ailleurs que je suive les humanités. Dans ce carcan, il fallait donc que je me trouve un travail alimentaire afin de gagner ma liberté et d’être en mesure de réaliser par la suite mes rêves. Pour éviter l’usine, à dix-sept ans, je passe un examen pour devenir dessinateur en travaux publics à la province de Liège. Je le réussis et suis engagé au S.T.P. Pendant mes congés, j’en profite alors pour étudier la peinture et l’art moderne en autodidacte. Voyant que cela m’intéresse, ma tante qui était la seule personne un peu cultivée de la famille me paye des bouquins : Le Dictionnaire de la peinture abstraite, Le Dictionnaire de l’art moderne, Le Dictionnaire de l’architecture… Et moi j’avale tout cela ! Et puis je fais surtout cette grande découverte : l’exposition 50 ans d’art moderne à l’Exposition Universelle à Bruxelles en 1958. J’y vois enfin des œuvres que je vénère depuis des années : le Nu descendant un escalier de Marcel Duchamp, un immense tableau de Jackson Pollock…

Ce caractère autodidacte de votre apprentissage a-t-il été prédominant ?

L’avantage d’un autodidacte est qu’il ne va pas subir l’enseignement d’un ou de plusieurs professeurs, mais se diriger directement vers les maîtres. C’est eux que je commence à copier ; c’est les reproductions de leurs œuvres qui recouvrent les murs de ma chambre : impressionnistes, cubistes, abstraits,… Comme un cannibale, j’emmagasine rapidement les informations sur les artistes, leur vie, leur œuvre. À dix-sept ans, j’ai dans ma tête comme un juke-box de l’art moderne ! Ce qui me permettra par la suite de peindre dans des styles très différents. Lors de mon service militaire, je trouve le moyen de poursuivre cet apprentissage en travaillant le matin et en peignant l’après-midi et le soir. À mon retour, je reprendrai mon travail au S.T.P. durant vingt ans. Ensuite, j’enseignerai durant vingt-deux années la publicité, l’illustration, la BD et l’analyse des médias (un cours que j’ai créé moi- même) à l’Académie des beaux-arts de Liège. Grâce à cette activité professionnelle, je ne serai jamais sous la pression d’un quelconque marché, mais libre au contraire de réaliser mes rêves de jeunesse.

Au cours de ces années, vous avez en effet réalisé de nombreux projets à partir de différents médias : photographie, films, dessin, bande dessinée, sculpture ou encore musique. En peinture, vous abordez également tous les styles…

J’aime passer librement d’un medium à un autre. Dans les années 1970, j’avais envie de chanter et d’écrire des chansons, j’ai acheté une guitare. La musique m’a occupé pendant plusieurs années, avant de passer à autre chose. Pour chaque série de peintures, j’invente un nouveau scénario et je repense librement ma manière de peindre. Je cite volontiers cette phrase d’Andy Warhol pour illustrer ma façon d’agir : « Comment peut-on dire qu’un style est meilleur qu’un autre ? On devrait pouvoir être un expressionniste abstrait quand ça nous chante, ou pop, ou réaliste, sans avoir l’impression d’abandonner quelque chose » .(1) Je veux surfer sur tous les styles. Dans les années 1960-1970, je faisais partie des artistes conceptuels et maintenant je fais de la peinture ! C’est déstabilisant pour les personnes qui s’intéressent à mon travail. À chaque nouvelle entreprise, il y a des critiques pour me reprocher de ne plus être l’artiste que j’ai été.

Jacques charlier

Jacques Charlier, Raclée au vinyl, de la série des Fessées, acryl sur toile, 120 x 100 cm, 2015

Est-ce une façon pour vous de ne pas céder à la pression du monde de l’art, en particulier de son marché ?

Oui, car l’artiste a une responsabilité. Lorsque l’argent commence à rentrer, il est tenté de refaire les mêmes œuvres, de les décliner en variantes. Il imagine même pouvoir se distinguer de la masse par cette répétition. C’est peut-être confortable, mais en arrosant de la sorte le marché le contenu finit par en pâtir. Damien Hirst et Jeff Koons sont de magnifiques entrepreneurs, mais que restera-t-il de leurs œuvres?

Jacques Charlier

Jacques charlier, Peintures/Schilderijen, Collection Mac’s-CWB.

Votre exposition au Grand-Hornu regroupe essentiellement des peintures récentes, excepté l’installation Peintures-Schilderijen qui consiste en un ensemble d’une quinzaine de tableaux de styles différents. Ces toiles qui ont toutes été peintes par vous sont attribuées à des artistes que vous avez imaginés. Quelle est l’idée à l’origine de cette pièce ?

Cette installation, la plus ancienne pièce de l’exposition, a été réalisée en 1988 à partir d’encadrements provenant de la collection de Fernand Graindorge (2), un important collectionneur liégeois, dont les œuvres ont été dispersées. Lorsque je découvre ces cadres, je décide de créer à partir d’eux une collection fictive en imaginant une époque, un style, une manière qui correspondent à chacun d’eux. Pour chaque tableau, j’invente le nom et la biographie d’un artiste, ainsi qu’un texte critique qui le valorise et que je signe Sergio Bonati. Cet ensemble de tableaux a été exposé à la galerie de Marie-Puck Broodthaers, située alors en face du Palais des Beaux-Arts de Bruxelles. Les réactions des visiteurs furent assez comiques. Certains, de bonne foi, crurent reconnaître des œuvres d’artistes pourtant totalement inventés, d’autres demandèrent s’ils pouvaient en acheter. Mais c’est un ensemble indissociable, une installation composée d’une quizaine de tableaux originaux et non de simples copies. C’était l’ensemble qui était à vendre.

Abstraites, cubistes, futuristes, expressionnistes ou matiéristes, ces toiles révèlent aussi votre connaissance de l’histoire de l’art du 20e siècle. Peut-on y voir une forme d’hommage aux grands maîtres de l’art moderne ?

Je vénère les maîtres. En les imitant, je les reconnais. Je suis l‘antidote parfait de l’après mai 1968 ; quand on a voulu nous faire croire qu’il n’était plus nécessaire d’apprendre l’art pour être artiste, qu’il suffisait de se libérer et de s’exprimer. Depuis, l’apprentissage de l’art est devenu accessoire ; plus besoin de discipline, plus besoin de maître, c’est nous qui allons au contraire dire aux maîtres ce qu’il faut faire !

Vous regrettez qu’il n’y ait plus d’enseignement technique dans les écoles d’art ?

C’est aussi le point de vue de l’artiste italien Gilberto Zorio qui, au lieu d’encourager ses étudiants à l’imiter, les initiait aux figures classiques. Il me semble que savoir dessiner une pyramide, un nu ce n’est pas rétrograde ou ringard. L’année dernière, un réalisateur qui tournait un film sur moi m’a filmé dans l’atelier de dessin de l’académie où j’étais professeur. Extraordinaire ! Se trouvait là le modèle vivant, magnifique. Tous les étudiants peignaient des choses abstraites à grands coups de pinceaux inspirés, mais aucun ne regardait le modèle !

Dans quel sens doit-on interpréter le titre de l’exposition au Grand-Hornu, Peintures pour tous ?

J’ai d’abord songé à ce titre car il est dans l’air du temps. Qu’on se souvienne des réactions suscitées en France avec « Le mariage pour tous »…
C’est aussi une façon d’insister sur votre esthétique de l’éclectisme…
Oui, et en même temps, il y a quand même une unité au-delà des goûts de chacun, car ces peintures sont uniformément ringardes et démodées. Prenons par exemple la Peinture indéchiffrable de la série des Peintures italiennes ; le chaos apparent des figures et la facture dans le style de Prampolini (3) sont très éloignés de la jeune peinture actuelle. « Ah c’est 2016 ! C’est incroyable ! Je pensais que c’était une vieille toile !», pourront s’étonner les visiteurs en découvrant le cartel. C’est décalé dans le temps et j’adore ce déséquilibre parce qu’il interroge la manière dont on ressent la peinture et même l’art en général.

Pour chaque série présentée dans l’exposition, vous avez rédigé un texte de présentation aussi efficace que drôle. Ils sont signés par de faux critiques d’art : Stan Olmedo, Sheila Sturgess, Louis Carabini mais aussi Sergio Bona- ti, auteur du texte d’introduction à l’exposition…

Je fais cela depuis longtemps. Le leurre fonctionne, car peu de gens devinent que ce sont des noms d’emprunt. Sergio Bonati est d’ailleurs recensé dans plusieurs bibliographies comme critique !

Vous recherchez l’effet comique ?

C’est une comédie à laquelle chacun de nous participe quotidiennement, en fabriquant des signaux pour communiquer, qu’ils soient vestimentaires, gestuels ou langagiers. Et si on rit, ce n’est pas de la même façon qu’avec des œuvres cyniques comme Cloaca, la machine à caca de Wim Delvoye. « Le rire élargit la vision », disait Claes Oldenburg !
C’est vrai que lorsque vous êtes en face de quelque chose qui vous fait sourire, votre esprit s’ouvre. Rien de tel que l’approche de l’art par le rire mais à mon sens, il ne faut pas que le rire soit gras. Je veux un humour qui reste interne et désarmant. Ici, on rit, mais c’est de la peinture tout de même et bien faite ; et ça désarçonne…

L’exposition au Grand-Hornu se clôture avec l’expérience de la chambre d’Ames, du nom de l’ophtalmologiste américain Adelbert Ames(4) . Cette expérience scientifique permettant de visualiser une illusion d’optique met le visiteur face à une divergence de point de fuite, un changement de perspective…

En regardant à l’intérieur de cette chambre, on a l’impression que les personnes qui s’y trouvent grandissent ou rétrécissent en fonction de leur position dans la pièce. J’espère que tous les visiteurs, de 7 à 77 ans, comprendront que ce dispositif est une métaphore du pouvoir que l’art a de nous détourner de la réalité. En fin de compte, de l’installation Peintures-schilderijen jusqu’à la chambre d’Ames, l’exposition au Grand-Hornu rappelle que toute chose est une mise en perspective et que la politique, les modes, les médias mais aussi l’art peuvent faire dévier notre vision. Aux visiteurs des musées, on impose une bible pour leur faire croire que l’art suit une évolution constante et linéaire dans le sens du bien. Ils sont devenus les nouvelles cathédrales de notre époque ; mais des cathédrales où il n’est même plus nécessaire de prier, car on y prie pour vous !
Mais pour moi, l’art est, et doit demeurer, énigmatique. L’art nous nourrit mystérieusement, sans qu’on sache réellement pourquoi ; car il doit toujours, selon moi, apparaître au moment où l’on s’y attend le moins.

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1. 1. G.R. Swenson, « What is Pop Art ? Answers from 8 painters. Part 1 » in: Artnews, n° 62, novembre 1963. p. 26.
2. Homme d’affaires très actif sur la scène publique, mécène et grand collectionneur liégeois, Fernand Graindorge (1903- 1985) contribua dans les années 1950 à faire de Liège un pôle de l’art contemporain en Belgique. Freiné dans son souhait
de léguer sa collection d’art moderne à sa ville, il finira par vendre des toiles de Miro, Ernst, Kandinsky, Monet … à des musées étrangers. À la fin de sa vie, il fit don d’une autre partie de sa collection à la Communauté française de Belgique.
3. 3. Peintre, sculpteur et designer italien, Enrico Prampolini (1894- 1956) est un des principaux représentants du futurisme italien. Dans les années 1930 et 1940, il produit des oeuvres où des visions cosmiques et oniriques organisent l’espace de la toile.
4. 4. Scientifique américain Adelbert Ames Jr (1880-1955) fut un pionnier dans le domaine de “l’optique physiologique” étudiant les limites de la vision. Directeur de recherche au Dartmouth Eye Institute, il développa une série d’illusions optiques de laboratoire conçues pour déformer la perspective, dont “la chambre d’Ames” (1946) de Hanover aux États- Unis (New Hamphire)

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