Benjamin Monti, La nécessité de répétition, revue de presse (4)

Lu dans l’Art Même #69

L’engouement pour la reprise

Invité par le MAC’s à investir les espaces dévolus au cycle Cabinet d’amateurs, BENJAMIN MONTI (01983, vit et travaille à Liège} offre une exposition généreuse et dense, faisant retour sur sa production des six derniè̀res années.

Hormis ses travaux récents, trois dessins liminaires accueillent le spectateur et font office d’emblème. Réalisés en 1990 lors du décès de sa grand-mère, ces portraits aux crayons mettent en scène Mémée, solidement campée devant un fond bleu colo­ rié à la hâte, fendus de V figurant une myriade d’oiseaux. Les seins sont deux cercles, comme les mains ou le houppier des arbres sucettes plantés sur un sol jaune. C’est saturé et plein, les gestes ne butant qu’aux limites des feuilles A4, pages où se reprennent, s’intensifient ou s’échevellent une série de motifs appelant, jusqu’à épuisement du trait, une image. Trois dessins donc, en forme de pénultième essai, et peut-être déjà, l’amorce d’un programme. Le titre de l’exposition de Benjamin Monti est trompeur: à La nécessité de répétition, on pourrait opposer « l’engouement pour la reprise », titre moins accrocheur il est vrai, à rebours de l’horizon deleuzien convoqué par Denis Gielen, commissaire et auteur du très beau texte ouvrant le catalogue de l’exposition.
Reprise donc, et emprunts incessants. Les illustrations prove­ nant d’almanachs et d’encyclopédies, de manuels scolaires… constituent les « curiosités surannées » dont l’artiste fait son miel. Datant de la fin du 17ième jusqu’au début du 2Qième siècle, cette documentation n’a pas pour mise la nostalgie. Elle témoigne plu· tôt d’un certain élan moderne, de son catéchisme positiviste, de sa foi en l’objectivation souveraine d’un monde en passe d’être définitivement conquis. A grand coup de noms latins et d’orga­ nigrammes, de papiers millimétrés ou de cartes perforées, s’est peu à peu construit puis sédimenté le sol sur lequel nous évoluons. Rien de plus présent que ce passé qui, quotidiennement, sans même qu’il soit explicitement convoqué, justifie l’évidence de nos conceptions politiques et guerrières, heureuses ou viles qu’importe, pourvu qu’elles soient bureaucratiquement transfi­ gurées. La rationalité en guise de Raison forme les entreprises et les nations, le catalogue des sciences et des techniques, notre sens pratique, et somme toute, la fermeture ou l’horizon des possibles, c’est selon.
Sur ce fond toujours agissant, Benjamin Monti colporte d’autres motifs. Très souvent celui du corps, agent et émissaire de l’ordre moral ou naturel qu’il exprime et incarne. Pas moins objectivés que l’Ascaris Méga/acéphale ou la Tgi e de Renoncule avec lesquels ils voisinent, les corps sont chez Monti les figures édifiantes de l’élève, du parent, du bourreau, du martyr, du soldat. Recopiés à l’encre de Chine, ces dessins ou gravures expriment d’abord l’abnégation d’illustrateurs anonymes qui, dans l’hygiénisme de leurs traits et leur suffisance académique, cachent autant qu’ils ne dévoilent la fausse humilité des Grands Educateurs, contempteurs de toutes gaucheries, failles ou dé­ sordres. Ici on dresse et on fouette, mais toujours de façon charitable. Ces choses peuvent sembler loin, mais le dégoût ou la nostalgie pour ce passé ne doit pas faire oublier que, de la gymnastique à la psychomotricité, de l’emmaillotage au « corps libéré », notre anatomie a toujours été l’enjeu de lourds prescris pédagogiques – une véritable affaire d’Etat1.
Comme pour Mémée, cette généalogie n’appelle aucune image conclusive. Il faut à l’artiste une multitude d’associations, de dessins recopiés, parfois détournés, et d’archives. Ce qui chez Monti fait image est l’infinie relance de ces motifs et objets qui, de scène en scène, constituent autant de tableaux. Pas au sens de la peinture, mais plutôt du théâtre: un enchainement de points du vue et de décors qui ne suspendrait jamais le récit et l’action. Voilà peut-être le sens d’un travail qui se déploie au travers de carnets, manuscrits, collection de supports matéria­ lisant au sens propre une histoire faisant corps avec le présent de la pratique, elle-même solidaire d’une multitude d’archétypes et pourtant irréductible à ceux-ci. Rien ne se répète non, mais tout se reprend.
Benjamin Monti aime citer ce texte de Michaux, tiré de Les com- ·
mencements (1983) :
« L’enfant à qui on fait tenir dans sa main un morceau de craie, va sur la feuille de papier tracer désordonnément des lignes encerclantes, les unes presque sur les autres. Plein d’allant, il en fait, en refait, ne s’arrête plus
En tournantes, tournantes lignes de larges cercles maladroits, Emmêlés,
Incessamment repris
Encore, encore
Comme on joue à la toupie
Cercles. Désirs de la circularité
Place au tournoiement »
L’enfant devenu artiste ne fait finalement pas autre chose, le cercle s’est juste progressivement chargé d’histoires naturelle et sociale, d’une foule de manuels scolaires et d’épreuves adminis­ tratives. Mais encore de BD et de littérature, d’une bonne dose de surréalisme aussi {la meilleure). Reste que le tournoiement est resté intact et que les images, singulières et indociles, y fourmillent intensément.

Benoît Dusart

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