Jacqueline Mesmaeker, les Introductions roses, 1995

Notes pour une introduction rose

« Qu’il s’agisse d’une couleur, d’un tableau, d’un fragment littéraire, d’une archive, d’une anecdote historique ou d’un scintillement du quotidien, les travaux dont il est question sont le lieu d’un partage, écrit Olivier Mignon, en introduction du tout récent ouvrage consacré aux œuvres et au parcours de Jacqueline Mesmaeker. Il s’y dépose une expérience dont l’artiste n’est pas le titulaire mais le témoin fervent et le passeur habile ; il s’y conjugue l’ascèse de l’admiration et l’élan de la transmission ».

Qu’il s’agisse d’une couleur,… note Olivier Mignon. Dans le cas de Jacqueline Mesmaeker, on pensera au rose, et de suite, dans la foulée, à cette dimension qui consiste à vivre dans l’expérience de la perception, là où, si l’on évoque l’héritage de Barnett Newman, la perception, encore plus que l’objet à percevoir, devient le sujet principal d’œuvres où l’objet de la représentation a disparu. En fait, il s’agirait, ici, de s’immerger dans la couleur, dans l’ici et maintenant de l’expérience de l’espace, tout comme dans le champs du souvenir, dans l’étendue d’autres expériences perceptives, passées et revivifiées, soit un sublime au présent – « the sublimis is now », déclarait Barnett Newman, – mais dans la perspective d’une suite de moments dont on conserverait, secrètement, l’émotion éprouvée.

Ainsi, le rose peut être le seul souvenir d’un rose. « La couleur rose, écrit Jacqueline Mesmaeker, se réfère aussi à deux tableaux : Le Jeune Homme au Crâne de Franz Hals et L’Enseigne de Guersaint de Watteau. La plume rose et les tonalités roses du tableau de Franz Hals et les robes roses du tableau de Watteau, où comme un jeu de cartes, les tableaux se jouent, se déploient, se combinent, se coupent, se corrigent. Ainsi sont accrochés les tableaux chez le marchand : on propose, on remplace, on change ». Ce pourrait être le rose, presqu’imperceptible, des encadrements des « Charlottes ». « Les Charlottes figurent parmi mes premières recherches sur la photocopie, me confie l’artiste. J’étais désireuse de leur conférer un statut plus noble, nous les avons encadrées de cette manière, à domicile, grâce au secours de Jean Pierre de Roo, un artiste belge, originaire du Portugal. Il voyageait beaucoup et m’avait confié un petit flacon de teinture rouge exotique, dont j’ai imprégné le bois des cadres ; de là cette teinte légèrement rosée ». Ce pourrait être, si je plonge dans le « Salon des placards », le rose de cette invitation à une exposition de Rebecca Horn, le rose de « This Book like a book » de Joëlle Tuerlinckx. Ce pourrait même être la blancheur de cette rose ramenée du cimetière de Picpus à Paris, posée à côté d’un cœur rouge de Jim Dine, « Red design for satin heart ».

Lorsqu’elle évoque les « Introductions Roses », Jacqueline Mesmaeker évoque aussi ses « Portes roses », parce que, justement, les « Introductions » se réfèrent à la couleur et à la légèreté des matériaux de  ces « Portes » qu’elle dessina en 1975. C’est une suite de dessins, des rectangles roses, de plus en plus grands, jusqu’à occuper toute la surface de la page, des rectangles au rose de moins en moins dense, jusqu’à la page blanche, des pages égrenant mot à mot, le récit d’Alice, plus précisément l’épisode des portes. Je ne résiste pas à l’envie de le citer : « il y avait des portes tout autour de la salle, mais toutes verrouillées; et quand Alice l’eut parcourue de haut en bas et de bas en haut, en essayant porte après porte, elle s’en fut tristement vers le milieu, en se demandant comment, mais comment, elle en ressortirait jamais.  Soudain, elle tomba par hasard sur une petite table à trois pieds, tout en verre massif : il n’y avait rien dessus, à l’exception d’une minuscule clef d’or; première idée d’Alice: elle appartenait peut-être à l’une des portes de la salle; mais, hélas! De deux choses l’une : ou bien les serrures étaient trop béantes, ou la clef trop petite, toujours est-il qu’il n’y eut pas moyen d’ouvrir une seule porte. Cependant, entreprenant une deuxième tournée, Alice tomba sur une portière qu’elle n’avait pas encore remarquée; et derrière, une petite porte de quarante centimètres environ ; elle essaya d’introduire la petite clef d’or dans la serrure, et à sa grande joie, elle s’ajustait! ».  Oui, je m’en souviens maintenant, le lapin  blanc d’Alice a les yeux roses. Le  rose véhicule ici d’oniriques vagabondages, tout comme le fait qu’il faut parfois, souvent même, s’y reprendre à deux fois pour voir ce que l’on n’avait pas remarquer, pour regarder ce que l’on avait à peine entraperçu. C’est, là, une porte ouverte sur d’autres voyages.

C’est vingt ans plus tard, en 1995, que Jacqueline Mesmaeker réalise ses « Introductions roses ». L’artiste œuvre à domicile, chez elle, l’intervention est quasi clandestine. Elle bourre de fragments de tissu rose des fentes et des trous qu’elle décèle dans la maison. Une fente entre le mur et l’arrière du montant d’une étagère de cuisine, des rainures de chambranles de porte, un interstice entre la plinthe et le plancher, une craquelure dans la peinture, la confluence de deux moulures de plâtre au dessus de l’embrasure d’une baie.  Des trous aussi. Dans cette planche, les trous sont réguliers, ils s’étagent par paires. Jacqueline Mesmaeker ne les emplit pas tous de rose ; certains restent vides. A la béance de l’un d’eux, l’artiste préfère même la petite éraflure voisine, dès lors, consciencieusement pansée de rose.  Il y a ces pierres trouvées, ce galet éponge dont Jacqueline Mesmaeker emplit certains pores, ce poudingue battu par les marées et désormais ponctué de rose.  Les interventions sont on ne peut plus minimales, économes, elles occupent, au propre comme au figuré, l’interstice et l’infra mince. Je repense aux « espaces perdus » de Guy Mees, aux lignes de pastel qu’il posa  sur les photos de la maison de Verlus, suivant les plinthes, au bas des murs, soulignant celles-ci comme d’un trait de rouge à lèvres. Légèreté d’une apparition, la plinthe, dès lors, ne montre pas l’espace tel qu’il est, mais bien le surgissement de l’espace dans notre regard.  A propos de ses « Introductions roses »,  Jacqueline Mesmaeker écrit : « on bourre de fragments de tissu rose quelques fentes ou quelques trous qui se comparent, ainsi parés, au vide, au noir, au gris. Le rose révèle le gris et le noir. Evoquer le rose, le gris, le noir. Un nouveau programme. Et voici l’écriture qui provoque la vision ». Le rose révèle l’espace, le rose est affirmation de l’autonomie de la couleur, le rose évoque le gris, le noir, et d’autres roses aussi. Discrètes, mais entêtantes, ces « introductions roses » sont incarnation, cela me saute aux yeux.

Evoquant ses « Introductions roses », Jacqueline Mesmaeker se réfère à un autre de ses travaux, si semblable et si différent, ce chandelier invisible coulé dans un parallélépipède de béton, une œuvre réalisée en 1989. La stèle est à l’image d’un monument minimal ; son titre se réfère à ses dimensions : « stèle 29 x 29 x 165 » ; ses côtés mesurent en effet 29 centimètres, sa hauteur 165 cm, la taille de l’artiste. Cinq gammagraphies l’accompagnent ; celles-ci rendent visible ce qui désormais ne l’est plus, le chandelier enchâssé, coulé dans cette statue pilier. « L’œuvre, écrira Anaël Lejeune, montre (ce) qu’elle s’évertue à enfouir dans sa nuit ».  A ce titre, elle engendre du sens selon une logique purement visuelle. Ce qui est vu, ce qui ne l’est pas, ce que l’œuvre rend visible, ce que révèle l’œuvre, ce qui  la révèle.  « Les Introductions roses » renvoient à cette stèle en béton, écrit Jacqueline Mesmaeker, parce que cet ouvrage a été la source de tels problèmes de transport et d’entreposage que, tout naturellement, il ne pouvait engendrer qu’un parti pris opposé : un rejet de tout ce qui a du poids, qui est encombrant, qui est péremptoire ».  A l’une ou l’autre exception près, « Les introductions roses » sont disparues. Ou plutôt non, elles ont été photographiées ; il existe une diapositive de chacune de ces interventions.

La dernière d’entre elles, dernière du moins dans le carrousel de diapositives qui vivifie cette œuvre, agit presque comme une introduction à cette suite… d’Introductions. Ou une conclusion. Un exergue. Un avertissement. Voici en effet deux petits rectangles roses, glissés au haut et au bas d’un pli de page de livre, un livre, sans aucun doute pas n’importe quel livre. Il s’ouvre à gauche sur un nouveau chapitre, intitulé « Note pour un coquillage ». « Un coquillage, lit-on, est une petite chose, mais je peux la démesurer en la replaçant où je la trouve, posée sur l’étendue du sable. Car alors, je prendrai une poignée de sable, et j’observerai le peu qui me reste après que par les interstices de mes doigts, toute la poigné aura filer, j’observerai quelques grains, puis chaque grain, et aucun de ces grains de sable à ce moment ne m’apparaîtra plus une petite chose, et bientôt le coquillage formel, cette coquille d’huitre ou cette tiare bâtarde, ou ce « couteau » m’impressionnera comme  un énorme monument, en même temps colossal et précieux, quelque chose comme le temple d’Angkor, Saint Maclou, ou les Pyramides, avec une signification beaucoup plus étrange que ces trop incontestables produits d’hommes ».

Le carrousel de diapositives poursuit sa course circulaire. Les « Introductions roses » me paraissent démesurées. Il faut que j’aille revoir les coquillages.

Jacqueline Mesmaeker, les introductions roses, suite de 12 diapositives, 1995.