Jacqueline Mesmaeker, oeuvres vidéo, une introduction

Jacqueline Mesmaeker
UNTIL IT FITTED, 2007
Réalisation: Jacqueline Mesmaeker
Prise de vue et montage: Jacqueline Mesmaeker, Philippe Van Cutsem
5’29’’, mini DV numérisé, couleur, sans son

PÉRIPÉTIES, INCIDENTS, REBONDISSEMENTS : JACQUELINE MESMAEKER ET LES VARIATIONS DE L’ENTRE-IMAGE

C’est entre les images que s’effectuent, de plus en plus, des passages, des contaminations, d’êtres et de régimes : ils sont parfois très nets, parfois difficiles à circonscrire et surtout à nommer. Mais il se passe aussi entre les images tant de choses nouvelles et indécises parce que nous passons aussi, toujours plus, devant des images, et qu’elles passent toutes d’autant plus en nous, selon une circulation dont on peut essayer de cerner les effets.1

Si cet entre-deux des images, décrit par Raymond Bellour, s’ancre parfaitement dans la production d’œuvres contemporaines en général, il semble littéralement s’incarner dans les œuvres en mouvement de Jacqueline Mesmaeker (Uccle, 1929). Intrigante, la création artistique de Mesmaeker l’est certainement. Artiste protéiforme, inclassable, son travail discret s’étend sur plusieurs décennies par touches, sans jamais se laisser pleinement saisir. Insaisissable aussi, son parcours ; styliste, diplômée en peinture et espace tridimensionnel à La Cambre en 1981, professeur successivement à l’École des Beaux-Arts de Wavre, La Cambre puis à l’ERG, elle s’illustre dans des expositions depuis le milieu des années 70. Que ce soit dans des présentations collectives ou individuelles, c’est d’abord la diversité qui pourrait caractériser, dans une tentative de définition un peu floue, son œuvre ; dessins, peintures, sculptures, installations, images en mouvement et interventions sur différents supports (photographies, livres, murs, etc.) se succèdent, et finissent par s’entremêler pour former une cartographie plurielle et sinueuse. Des créations marquées par une oscillation volontairement placée là, brouillant à la fois les œuvres elles-mêmes, mais aussi notre regard de spectateur trop habitué à un horizon d’attente clair et déterminant. Dans ces fragments cristallins où le sens se dérobe parfois, Mesmaeker construit un nombre impressionnant de ponts avec l’art, le temps, le mouvement. Ces liens sont pourtant loin d’être balisés, ne tenant ni de la citation, ni de l’emprunt, mais créant de nouveaux rapports propres au travail de l’artiste.

En 1979, Jacqueline Mesmaeker écrivait déjà « Filmer, c’est capter. Projeter, c’est peindre. Il faut tout faire pour que la capture s’éparpille, investisse un millefeuille. […] particules multidirectionnelles, en mouvements non orientés, sans début, ni fin »2. Quelque 30 ans plus tard, l’édition DVD de ses œuvres vidéo renvoie à cet esprit de travail sur l’image projetée et à présent capturée par le support d’un objet reproductible. Mais la capture cinématographique n’est finalement qu’illusoire puisque Mesmaeker cherche à la rendre, paradoxalement, indomptable au travers de « péripéties » – ces incidents imprévus, ces petits rebondissements qui viennent troubler l’œuvre et nos structures perceptuelles.

Comme dans la plupart de ses œuvres, toute la complexité de la vision provient ainsi d’abord du caractère souvent faussement saisissable de ce qui nous est montré. Le regard bascule, vacille systématiquement entre ce qui est reconnaissable et un élément étranger, qui vient brouiller la vision et le sens. Car il s’agit toujours, au fil des œuvres, de « désorienter le support » ; en rajoutant une lampe de poche au centre de l’image, qui projette son faisceau vers le spectateur (Transfo pour l’exposition Tectonic’ 84 à Liège), ou en mettant en scène une présence floue « par de légers reflets de lampes à la surface de photographies d’un ciel et d’une mer évoquant par cet effet de coïncidence poétique le scintillement des feux d’un navire en détresse » (L’androgyne en 1986)3. L’altération s’impose dès lors à la fois vis-à-vis de l’œuvre, du support, mais aussi, et surtout, au niveau du regard spectatoriel, lui aussi désorienté, puis réorganisé, repensé au travers de cette variante significative. Comme le précise Pierre Sterckx : la place du spectateur n’est pas plus unique dans cet environnement que celle de l’image. Il s’est lui aussi démultiplié, dissout, parcellisé, devenu fragment parmi les fragments, oeil dedans et dehors, ayant perdu les privilèges de la distance pour découvrir (enfin !) les joies du mélange.4

L’ensemble de ses vidéos joue sur les mêmes lignes de force, venant troubler nos certitudes, interrogeant le cinéma et ses composantes (la captation, la projection, la lumière) en les mêlant à des éléments picturaux, sculpturaux, architecturaux. Il s’agit d’abord de s’interroger sur l’idée d’enregistrement soi-disant mécanique de la caméra. Ainsi, dans Caméra non assistée (1996-2010), ce qui devrait engendrer une captation littérale et directe, tient en réalité d’un débordement plastique et imaginaire, superposant plusieurs strates temporelles. Mesmaeker joue en effet avant tout sur la durée, son travail devant « se lire et se vivre dans le temps »5. Face à ce glissement spectatoriel, on retrouve des questionnements énoncés par Chantal Akerman : Au bout de combien de temps commence-ton à la voir cette rue, à la ressentir, à laisser aller son imaginaire […]. Je sais aussi qu’au bout d’un certain temps, on glisse doucement vers quelque chose d’abstrait. Mais pas toujours. On ne voit plus un couloir, mais du rouge, du jaune, de la matière […]. La matière même de la pellicule. Dans une sorte de vaet- vient entre l’abstrait et le concret.6 L’image en mouvement s’ouvre alors à d’autres formes de perception, à de multiples strates, mêlant la chose-là et l’invisible.

1998 (1995) reprend parfaitement cette idée, tout en en proposant une variation ; cette caméra posée sur un monte-charge industriel dans un mouvement ascendant puis descendant, révélant là un mur de brique, un sol ou de la lumière crue, tient du dispositif le plus simple. Pourtant, il joue bien avec les limites de la captation et de la reconnaissance ; on y voit ce que Denis Gielen nomme le ‘jeu de l’éclipse’ et « les lents balancements entre l’apparition et la disparition qui subjuguent les spectateurs »7. Plus encore, le dispositif permet de révéler une essence picturale : les matières, les surfaces, les figures, les ombres qui se déplacent et la lumière – point de rencontre et de balancement ultime avec l’essence du cinéma cette fois. La lumière et son absence se retrouvent dans La pêche à la lumière (2007), mais aussi Last Shot (2006-2010) qui semble prendre à contre-pied les œuvres passées en imposant au cœur de l’image non pas un faisceau lumineux, mais bien un soleil noir, ombre qui s’impose en surimpression sur la mer, une architecture, les airs. La création des œuvres s’étend souvent sur plusieurs années, voire décennies ; le temps est donc un facteur essentiel, tant au niveau de la création que de la perception, puisqu’une forme d’homogénéité d’ensemble contredit l’éparpillement temporel ; c’est le cas dans Caméra empruntée (1997-2010) ou I am a foot fan (1979-2009) qui répète des plans usés de multiples footballeurs tapant dans un ballon invisible. Dans Petrus Alexiowitz (1996-2010), Mesmaeker s’engage dans le travail minutieux de ramener à la surface les traces d’un fait datant de 1717 (la venue de Pierre Le Grand à Bruxelles), dans une juxtaposition passé-présent, Histoire et contemporanéité. Enfin, l’idée d’entre-images prend également tout son sens dans deux de ses œuvres Matthis et Naoïse (2002). Ces deux œuvres, courtes et muettes, qui filment respectivement en plan frontal et fixe deux jeunes garçons roux, assis derrière une table devant un fond uni, l’un en débardeur se lavant les mains au savon dans une bassine blanche, l’autre coupant maladroitement une pomme, après avoir enfilé des gants verts. Rien n’est imposé, mais la filiation aux toiles d’Holbein le jeune s’infiltre dans les couleurs qui se répondent (les cheveux roux, le fond et les gants vert), la simplicité des gestes et la frontalité du cadrage. Bien loin de toute nostalgie dans leur rapport au passé, ces œuvres fascinantes dans leur simplicité tiennent bien de l’entre-images, appartenant à plusieurs strates temporelles, entre cinéma et peinture, « parfois mémoire, parfois souvenir, ou trace, dédale, écran, fantasme […] »8.

Muriel Andrin, 2011

  1. Raymond Bellour, L’entre-images 2 (Mots, images), Paris, P.O.L. Éditeur, 1999, p. 10.
  2. Notes de l’artiste, juillet 1979.
  3. Denis Gielen, « Les affinités Magritte aujourd’hui », dans Magritte en compagnie – Du bon usage de l’irrévérence, Bruxelles, Editions Labor, p. 85.
  4. Pierre Sterckx, « Les poissons/les oiseaux », dans Jacqueline Mesmaeker. De Vleeshal, Middelburg, cat. exp., 1982.
  5. Philippe-André Rihoux, Tectonic’84, cat. exp., Liège, 1984, p. 51.
  6. Chantal Akerman, Autoportrait en cinéaste, Paris, Centre Pompidou/Cahiers du cinéma, 2004, pp. 35-36.
  7. Denis Gielen, op.cit. Il parle en réalité de L’androgyne, mais sa description est étrangement aussi en parfaite adéquation avec 1998, nous éclairant sur la cohérence du projet de Mesmaeker au fil des ans.
  8. Pierre Sterckx, op.cit.

Muriel Andrin (1970) est chargée de cours au sein du Master en Arts du Spectacle, filière écriture et analyse cinématographiques de l’Université Libre de Bruxelles. Elle est également porte-parole du Centre de recherche SAGES (Savoirs, Genre et Sociétés).

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