Tokonoma, diary (2)

20 mai

Rendre solidaire l’oblique et les premiers plans verticaux que Suchan Kinoshita dresse un à un : l’opération est précise et consiste à entailler soigneusement les plans qui composent l’installation afin d’y insérer cette longue diagonale qui traverse l’espace. La première de ces opérations concerne la double paroi de carreaux de plâtre, dont l’une des faces est maintenant aussi blanche et lissée qu’une cimaise de musée. C’est l’épicentre, même de l’installation, le point d’équilibre central ; et c’est chose faite aujourd’hui.

Aglaia Konrad et Willem Oorebeek ont livré leurs premières contributions. Deux d’entre elles sont installées et stabilisée. L’une des participations d’Aglaia Konrad consiste en une photo murale, déjà marouflée sur une plaque de carton alvéolé, ce qui lui confère une singulière légèreté et permet de l’intégrer telle quelle au dispositif. En 2008, à l’occasion de son exposition « Shaping Stones », l’une des prémisses de « Concrete & Samples », cet ensemble de travaux, films et de photographies, qui investissent les rapports que peuvent entretenir architecture et sculpture, Aglaia Konrad sélectionnait dans le corpus qu’elle constitue une photographie de la « Sculpture Habitacle n°2 » d’André Bloc, érigée dans le jardin de sa villa de Meudon en 1964, un habitacle de forme arrondie, construction de briques peintes en blanc, espace architectural qui surgit de la terre comme une boîte crânienne géométrique, à la fois fantastique et organisé. Pour André Bloc, architecte et éditeur fondateur de l’incontournable revue « Architecture d’aujourd’hui », l’habitacle concrétise le passage de la sculpture à l’architecture. Il associe la géométrie indisciplinée, l’enroulement continu et l’étagement hélicoïdal. André Bloc déclarera: « Je peux dire que c’est la sculpture qui m’a aidé à bien comprendre l’architecture et l’urbanisme. C’est peut-être bizarre, étonnant, mais cependant vrai ». Cette fois, c’est la seconde « Sculpture habitacle », la Tour, également érigée par André Bloc à Meudon en 1966, qu’Aglaia Konrad a décidé d’insérer dans l’installation. Tour de briques rouges haute de 25 mètres, expressive et aux imbrications organiques, elle combine déroulement en spirales labyrinthique et ascension verticale.
Architecture et sculpture s’y entremêlent dans des imbrications organiques. Étagées en plusieurs niveaux et parcourues de trouées, ces « Sculptures Habitacles » ouvrent l’unité plastique de la forme à une expérience physique et spatio-temporelle. Bloc écrira encore : « J’ai laissé pénétrer l’air et la lumière par des cheminements simples et complexes. La sculpture habitacle est, dans une certaine mesure, caractérisée par une continuité de la plastique extérieure et intérieure avec un système d’interpénétration et d’occupation de l’espace multipliant les rapports, les contrastes et les jeux de volume ». Au cœur du dispositif de Suchan Kinoshita, ces rapports entre architecture et sculpture prennent bien évidemment tout leur sens.

Willem Oorebeek, quant à lui, met en scène une caisse de transport d’œuvre d’art. Large et étroite, elle glisse naturellement dans le dispositif. Sur son flanc, une étiquette : l’objet revient de la Fondation Generali à Vienne ; ce que la caisse recèle est fragile. Il faut donc la manipuler avec prudence. Elle contient un « blackout-screen » de Willem Oorebeek.

En fait, ce blackout Screen vient d’être montré à Vienne dans une exposition conçue par Sabine Folie et Lise Lafer, intitulée « Unexhibit » en référence à l’exposition « An Exhibit », organisée à Londres, en 1957, sur une proposition de Richard Hamilton : concevoir une exposition comme une pure abstraction, sans thème, sans sujet, sans démonstration d’un quelconque objet ou d’une quelconque idée.  « I proposed that we might make a show wich would be its own justification: no theme, no subject; not a display of things or idea – pure abstract exhibition ».  L’espace d’exposition est dès lors la seule chose définie. L’installation – exposition conçue par Hamilton, Victor Pasmore et Lawrence Alloway a  tout récemment été reconstituée à la Royal Academy à Londres. C’est une mise en œuvre totale de l’espace par l’usage de panneaux ajourés, voire transparents, de diverses couleurs, suspendus dans l’espace, prenant dès lors en compte les déplacements des spectateurs, en jouant sur la diversité et la variabilité des conditions de perception.

« Unexhibit » fut l’occasion de réévaluer ce concept : faire l’expérience de la transparence et de l’opacité, expérience décisive dans un monde où la perception est définie par les médias. Seule cette tension entre la monstration et la dissimulation permet d’expérimenter la différence qui existe entre le réel et ce qui est imaginaire ou généré par les médias. Que Willem Oorebeek ait été invité à participer à cette exposition organisée par la Generali Foundation tombe sous le sens : ses « Blackouts », surimpression d’une couche de couleur noire sur l’image, permettent de voir les choses en les recouvrant. L’effacement accentue la densité de perception. Ses Blackout Screen sont des écrans à la fois autonomes, mais qui peuvent être utilisés comme surface de projection, dès lors comme dispositif révélateur ; ce fut le cas pour des œuvres vidéos de Joëlle Tuerlinckx ou de Christophe Fink. Le choix de ne pas montrer ce « Blackout Screen », mais d’en laisser deviner l’existence par la présence de sa caisse d’emballage fait, ici, singulièrement sens. La caisse d’emballage est utilisée à la fois comme plan vertical dans l’installation, comme support potentiel à une projection. Exposé, cet écran, n’en demeure pas moins dissimulé. Plus loin même, il me semble que l’on puisse rebondir à de multiples égards entre « An Exhibit », « Unexhibit », le « Blackout Screen » de Willem Oorebeek, son seul emballage exhibé et le dispositif total mis en œuvre dans « Tokonoma » : entre autres sur le plan du protocole et de l’œuvre collective, sur les conditions de perception et leur variabilité, sur la transparence et l’opacité, sur l’autonomie et le dispositif. Il faudra y revenir.

21 mai

Kris Kimpe est à son tour venu découvrir le dispositif. Sur des tréteaux, il a dressé sa table d’architecte. Il retrace le plan d’un studio, Kreuzberger Turm, tandis que Suchan Kinoshita expérimente une projection vidéo. Plus tard dans l’après-midi, elle installe et stabilise la seconde œuvre livrée par Aglaia Konrad. Il s’agit de quatre panneaux, produits pour l’exposition Iconocity organisée par Moritz Kung au Singel à Anvers en 2005. Aglaia Konrad a proposé à Suchan Kinoshita de s’approprier ces quatre panneaux, support de grandes photocopies marouflées.