Glissement de terrain à La Louvière, review

Jacques Lizène, Emilio Lopez Menchero et Raphaël Van Leberghe participent à Glissement de Terrain au musée Ianchelevici à La Louvière. Cliquez sur les liens afin de découvrir leurs contributions

Glissement de terrain, le mouvement est gravitaire

Au cœur d’un terrain miné, ces glissements de terrain ébranlent avec pertinence.

Les expositions sur l’irrévérence ou l’impertinence sont légion ; le thématique pourrait d’ailleurs paraître parfaitement éculée. Un peu de provocation ne fait, aujourd’hui, plus peur à personne. Plus d’un programmateur se dira, au contraire, que l’impertinence est  une recette comme une autre et que celle-ci peut avoir l’avantage de réveiller un public assoupi, grégaire et zappeur d’images. C’est de bon ton et même politiquement correct, y compris afin de forger une identité communautaire quelconque. Cette exposition-ci, organisée au musée Ianchelevici à La Louvière retiendra toutefois notre attention : « Glissement de terrain » – c’est son titre – glisse d’un sujet à l’autre avec intuition et précision, sans se prendre les pieds dans le tapis, sans enfoncer les portes ouvertes. Les œuvres sélectionnées, d’une trentaine d’artistes, sont souvent fortes  tandis que le sujet est abordé sans prétention. Il est, surtout, traité de façon suffisamment large et nuancée que pour jeter des ponts là où l’on ne s’y attend pas. Quatre commissaires ont œuvré ensemble ; Valérie Formery, Pascale Viscardy, Marie-Noëlle Dailly et Benoît Dusart ont choisi d’établir un parcours calqué sur les grandes étapes qui engendrent l’impertinence : le trouble amenant le questionnement; le décryptage; la formulation de propositions ; l’impact et les nécessaires changements induits.

« Glissement de terrain » interroge « la notion d’impertinence comme acte de résistance et de survivance en nos sociétés contemporaines. L’impertinence est à considérer ici dans son acception courante : une façon d’agir hors de la pensée unique, de réagir aux imperfections du monde, d’oser dire, de penser la relativité du sens et la fatuité du sérieux. Elle rassemble des oeuvres qui nourrissent connivences, rebondissements et grincements dans une dimension critique. Leur justesse tient lieu de balise puisque sans « pertinence », le sens fait défaut et le grossier l’emporte. Sans aucun doute, l’œuvre de Sylvie Blocher, « La violence est lisse », conduit-elle le propos : le lisse n’est certainement pas dans la crudité et l’obscénité des graffiti sexuels, qui mettent à jour les tabous, les interdits, et la part d’animalité de l’homme. Il est manifestement ailleurs, peut-être dans le monde propre et sur les murs lisses des musées. Par cette pièce, Sylvie Blocher inocule de la brutalité et de la réalité dans l’univers souvent abstrait de l’art. Tout comme Lizène, d’ailleurs, qui dans un éperdu désir de survivance, refuse de procréer et se commet dans une performance qu’il intitule « Extinction de l’œuf », action anodine qui consiste à asperger d’insecticide des jaunes d’œufs de poule baignant dans l’albumine, geste d’une violence extrême qui tue toute vie dans l’œuf. Oui, l’on glisse dans la violence, comme dans un piège. L’installation « Come Dear, Get Something Nice » de Carsten Holler, est à  première vue douce et sucrée ; elle fonctionne comme un leurre et un piège pour bambin à quatre pattes, appâté par une friandise.

On glissera ainsi, d’une œuvre et d’un sujet à l’autre, de la mise en cause de toute violence, domination ou autorité illégitime à la contestation sociale,  de l’affirmation des identités, à la liberté des expressions, en passant par la démystification du religieux. Adel Abdessemed figure, avec « Sphères II », des anneaux de sa taille et de celle de sa compagne réalisés avec des barbelés, utilisés pour la défense militaire des frontières. Kader Attia compose une « colonne sans fin » de mégaphones empilés, associés aux manifestations et à leurs leaders. Elle semble plongée dans un mutisme politique, défaite de son rôle, orpheline de slogans. Zbigniew Libera se sert de briques Légo afin de reconstituer diverses scènes et décors évoquant les camps de concentration ; c’est là bien plus que la perversion d’un innocent jeu d’enfant. Féministe, pacifiste, Martha Rosler est connue pour avoir dénoncé avec violence, et surtout une virulence plastique toute singulière, les stéréotypes féminins tout comme l’impérialisme et le libéralisme à tous crins. Ses photomontages alliant images de guerre et de mode sont de véritables outils de guérilla.

On appréciera les travaux d’Eric Pougeau, ses couronnes et plaques mortuaires qui offensent même la mort ou surtout cette insidieuse et innocente « série des mots d’enfants sur papier d’écolier » qui souligne la violence potentielle qui se joue entre parents et enfants. Dana Wyse, traitant de l’incommunicabilité, de la difficulté d’intégration, de l’homosexualité et tout ce qui touché à l’identité, Lamia Ziadé, explorant avec humour le plaisir féminin dans des intérieurs de tissus assemblés, entre Orient et Occident, Gustavo Riego découpant au cutter des images de catastrophes naturelles dans les pages de cotations financières des journaux : oui, de nombreux glissements de nos sociétés sont là. Et en toutes ces œuvres, il faudra parfois s’y reprendre à deux fois afin de percevoir l’ampleur, la gravité, l’innommable parfois, de ce qui est abordé. A l’image de ce buste de Christ dont il faudra s’approcher pour se rendre compte que Messieurs Delmotte en a transformé la sainte face en visage trisomique.

La Louvière, musée Ianchelevici. Jusqu’au 23 décembre.

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