Honoré d’O, au compte-goutte, MADmusée, Liège

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Le MAD Musée à Liège dispose –et il est utile de le rappeler – d’une incroyable collection, pas loin de 2000 œuvres, unique en son genre, toutes réalisées par des artistes déficients mentaux travaillant en atelier. Issues d’horizons variés sur les plans stylistique, thématique et technique, ces oeuvres composent une collection de portée internationale, brassant une foule d’univers singuliers. Hors norme, elle s’inscrit donc dans le champ de l’art en marge. Dans l’attente de l’aménagement de l’actuel bâtiment du parc d’Avroy, Pierre Muyle, directeur du musée, a initié un cycle d’expositions in situ et hors les murs, destiné à sortir ce patrimoine des réserves, le proposant à la lecture de l’un ou l’autre commissaire d’exposition invité. L’an dernier, Brigitte Massart et Aloys Beguin se sont concentré sur l’idée de circonvolution, ronde obstinée de l’artiste autour de son sujet, approche de cette énergie multiforme concentrée en sa mouvante obsession. Plus tôt, ce fut Jean-Marc Gay, directeur des musées liégeois, qui fut invité à sélectionner une série d’œuvres dans les réserves du MAD : il décida, au fil de l’exposition, d’intégrer de manière régulière, quelques une de ces œuvres différenciées dans le circuit des collections du Grand Curtius, cultivant ainsi les concepts de différence et d’indifférence.
Cette fois, c’est un artiste que Pierre Muyle invite : Honoré d’O. Voici donc celui-ci « au volant », campant dans l’espace vide infini, prêt pour tout inévitable voyage vers un but où le mouvement ne compte pas, un voyage vers des points de reconnaissance, une exploration de zones qui mettent son intuition continuellement à l’épreuve. Honoré d’O apprécie les conversations : souvent dématérialise-t-il celles-ci en phylactères d’ouate, cotonneux corps d’échange. Pour lui, les processus de connaissance, sont un continuel processus de pensée créatrice truffé d’anecdotes formulées par des accidents de rencontre, révélés au hasard des conversations. Peu à peu s’élabore ainsi un scénario où prédominent la concentration et l’extension du langage plastique. L’artiste nous a le plus souvent habitué à une poétique oscillant entre dilatation spatiophage, cette sorte d’extension continuelle, de prolifération, d’all over, all on, all in, all between, et des interventions ponctuelles, cadrées de façon précise, aptes à faire image de façon concentrée. Sa première réaction, dès cette invitation, est dès lors parfaitement inscrite en cette pratique : « Je ne ressens pas du tout le besoin d’imposer une lecture dirigée de ces œuvres, déclare-t-il. Il faut éviter une compréhension rationnelle qui servirait nos propres intérêts, ajoute-t-il. Un rendez-vous intime me semble plus approprié si on veut s’approcher de ce que c’est vraiment ». Le principe de la conversation, au compte goutte, s’impose dès lors tout naturellement.

Un dispositif

A toute monstration classique, Honoré d’O a préféré la conception d’un dispositif apte à susciter le colloque singulier. Les portes de la salle d’exposition sont closes. Un premier sas d’entrée nous décontamine de toute idée reçue. Au sol, sur un fragile monticule de sable, Honoré d’O projette un film conçu pour l’occasion, manipulant une œuvre d’Adolphe Beutler, un artiste fréquentant le Kunstwerkstatt Mosaik de Berlin, diffractant l’image de l’oeuvre en spirale (une goutte logicielle) et en mosaïque. Dans la pénombre de l’espace d’exposition, sur une vaste ellipse de sable, est posé un meuble de bois et de métal, conçu avec la complicité de Peter De Blieck. Le meuble, agencement strict, sobre et minimal, combine pupitre et table, guéridons et cases de rangement. Deux points de lumière concentrent le regard sur le pupitre et le lieu des conversations. Chaque jour, une nouvelle œuvre de la collection est posée sur le lutrin, chaque jour un hôte bénévole accueille le visiteur pour une conversation autour de l’œuvre exposée. L’installation, privilégiant le dévoilement d’une œuvre isolée, questionne la qualité de la rencontre avec celle-ci. Aux visiteurs de découvrir qui les accueillera pour partager leurs lectures des œuvres exposées. Au compte-goutte donc.

Inévitablement, je repense à la leçon de Jacques Rancière, au spectateur émancipé. Le protocole mis en place par Honoré d’O opte résolument pour une situation communielle. Et l’émancipation commence lorsqu’on remet en question l’opposition entre regarder et agir. « Etre spectateur, écrit Rancière, n’est pas la condition passive qu’il nous faudrait changer en activité. C’est notre situation normale. Nous apprenons et nous enseignons, nous agissons et nous connaissons aussi en spectateurs qui lient à tout instant ce qu’ils voient à ce qu’ils ont vu et dit, fait et rêvé. Il n’y a pas plus de forme privilégiée que de point de départ privilégié. Il y a partout des points de départ, des croisements et des nœuds qui nous permettent d’apprendre quelque chose de neuf, si nous récusons premièrement la distance radicale, deuxièmement la distribution des rôles, troisièmement les frontières entre les territoires ». Au MAD, chaque jour, entre l’œuvre, l’hôte et le spectateur, il n’y a plus de distance radicale, il y a une distribution des rôles à chaque moment réévaluée, il n’y a qu’un territoire : celui d’une œuvre singulière et d’une large ellipse aux innombrables grains de sable.

MAD Musée, parc d’Avroy, jusqu’au 11 mai.

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