Jacques Lizène, lotissement de cimaise et d’un carrousel de diapositives

Jacques Lizène

Charles Bresmal

Jacques Lizène, Partage et lotissement de cimaise, 1975 en remake 2014. Jacques Lizène accueille Charles Bresmal. Happy Hesbaye to you. Série 8/9/13. 15h47 / 15h48 /15h49, photographie couleurs,2013

Rares sont les expositions où Jacques Lizène ne partage pas ses cimaises. Cette fois, le lotissement est minimal. Lizène n’invite qu’un seul artiste à exposer en sa compagnie, en l’occurrence Charles Bresmal, complice depuis les années d’académie aux Beaux-Arts de Liège et qui prêta, à cette époque, son concours à certaines pièces « d’art comportemental déambulatoire » (1964) du Petit Maître, telles que  « monter et descendre, durant une heure et sans arrêt, deux Escalators disposés côte à côte dans un grand magasin », « passer une journée à suivre des jeunes filles en rue, jusqu’à l’impossibilité de la démarche », « emprunter le même passage pour piéton durant une heure en traversant dans un sens et dans l’autre à chaque passage au vert de la signalisation ». Charles Bresmal se souvient, en tout cas, de s’être commis dans la première de ces trois œuvres ici citées.

Rappelons qu’à chacun des Morcellements / Lotissements, dont la pratique est instituée en 1975, Jacques Lizène découpe la cimaise qui lui est impartie par une cordelette (ou de l’adhésif) selon un tracé aléatoire qui dessine des lotissements de taille plus ou moins égale, destinés à fonctionner comme des surfaces d’accrochage individuelles séparées les unes des autres, tout en constituant un tout unitaire. L’ensemble dessine une sorte de puzzle à remplir selon des principes ludiques fixés par l’artiste et selon ses désirs du moment. Charles Bresmal a parfaitement assimilé cette notion de lotissement et cette question d’ancrage dans un territoire : il envoie un travail photographique constitué de neuf clichés juxtaposés d’empreintes de pneus de machines agricoles dans la riche terre limoneuse de Hesbaye.  Happy Hesbaye to you.

A propos de ces lotissements de cimaises, Eric Mangion, qui en fit acquérir le principe et protocole par le Fonds Régional d’Art contemporain Provence-Alpes-Côte d’Azur à Marseille, écrit :

Si dans ses premiers projets on sent l’influence baba cool de l’esprit communautaire typique des années 70 (« ce qui est à moi est à toi et tout ce qui est à toi est à moi »), on perçoit néanmoins – comme toujours chez Jacques Lizène – une pointe d’ironie puisqu’au départ ce geste de « non-territoire » passe par le fait de pisser justement sur les bords d’un territoire qui se délimite de fait. Ce geste renvoie l’art à un esprit de possession animale et, bien plus encore, à une notion d’auteur largement contributaire de pulsions physiques plus proches du ridicule que du soi-disant sublime. En entrant par la suite au musée, puis dans un Frac ou un centre d’art, la pièce prend une nouvelle dimension. C’est tout le système de représentation de l’art qui se voit désormais mis en cause. Ce n’est plus un simple territoire entre artistes qui est perturbé, mais les systèmes de classification des « accrochages » d’exposition, avec tout ce que cela comporte comme exercice d’autorité et de hiérarchie. Exit les règles-dogmes dictés par l’évangélisme moderniste : accrochage linéaire, centre du tableau à hauteur du regard, parfaite symétrie des objets, jeux visuels entre les œuvres ou justes proportions formelles. À l’inverse de tous ces principes, les objets présentés dans les Lotissements de Lizène peuvent être penchés, trop proches, esseulés, renversés, présentés trop bas, ou au contraire trop haut. Ce n’est plus la ligne droite qui domine, mais le territoire, la cartographie, la ballade sinueuse et chaotique entre les œuvres. L’art devient jeux, nature et découvertes. Les logiques rationnelles (et par conséquent académiques) de la scénographie d’exposition sont ainsi totalement bousculées, comme il l’avait déjà fait avec ses Toiles penchées sur la gauche en 1970, ou en 1974, lorsqu’il décide de fixer des roulettes à chacune des œuvres qu’il produit.  Une fois de plus, c’est donc le système des valeurs esthétiques qui est ici remis en question par Lizène. Il ne s’agit pas de dénigrer le musée ni de le renier, mais d’insuffler une part d’originalité et de joyeuse anarchie dans ses règles de bienséance. Sans pour autant paraître nostalgiques, les Morcellements / Lotissements de cimaise renvoient à une époque – jusqu’à la moitié du XIXe siècle – où les œuvres étaient accrochées les unes au-dessus des autres et les unes contre les autres, cachées pour certaines par des rideaux en velours amovibles afin d’exciter la curiosité du visiteur – ou au contraire de protéger son regard. On peut également suggérer que ces Morcellements ne sont que la face cachée de cabinets de curiosités qui ne souhaitent pas se définir comme tels. (Dans Jacques Lizène, tome III, 2009)

Dans cette même exposition, et dans la section consacrée à l’extension du domaine du Perçu / non perçu (1972), Lizène décline ce principe du lotissement en partage d’un carrousel de diapositives. Il invite en effet un photographe amateur, Gilles Liégeois, à projeter ses diapositives d’un voyage à Madagascar et glisse dans ce même carrousel une œuvre personnelle, un « contraindre le corps à s’inscrire dans le cadre », suite de six diapositives annoncée par une diapositive titre. (1971). On ne découvre l’oeuvre de Lizène qu’après la projection de quarante-cinq prises de vue de Madagascar. Facétie certes, mais contrainte de l’œuvre elle-même dans un cadre singulier, invitation faite à un artiste à exposer là où on ne l’attend pas, et déclinaison des enjeux du perçu et du non perçu, de ce qui est annoncé et de ce qui est montré, en circuit fermé.

Gilles Liégeois

Gilles Liégeois

Jacques Lizène

Jacques Lizène

Gilles Liégeois

Jacques Lizène, Contraindre le corps à s’inscrire dans le cadre, 1971. Edition Yellow Now. Suite de 7 diapositives dont une diapositive titre, insérée dans une suite de diapositives de voyage à Madagascar prises par Gilles Liégeois. Sur le principe de partage de cimaises (1975), Extension du domaine du perçu non perçu (1972). Remake 2014.

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