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Suchan Kinoshita, Risquons-tout, Wiels, Bruxelles

Risquons-Tout fait allusion au potentiel du risque en lien avec l’innovation. Comment quelque chose de nouveau ou d’inconnu peut-il émerger à une époque de plus en plus marquée par les processus numériques, notamment par des algorithmes de prédiction censés nous protéger contre l’incertitude et l’imprévisibilité ? Ces algorithmes façonnent les opinions et nous canalisent vers des bulles numériques où nous ne rencontrons que ce que nous connaissons et « aimons » déjà. L’influence croissante de l’intelligence artificielle s’accompagne d’une conformité grandissante de la pensée. Les artistes et les penseurs invités pour Risquons-Tout remettent ce phénomène en question en s’aventurant sur des territoires inconnus et inexplorés. L’exposition observe la manière dont l’innovation et la créativité peuvent émerger d’attitudes qui défient la norme. Le risque consiste alors à dépasser les frontières qui limitent la mobilité de la pensée, des idées ou des êtres humains à une époque où l’Internet offre potentiellement un accès illimité à toutes les connaissances humaines et non humaines.

Le titre de l’exposition est emprunté au nom d’un hameau sur la frontière franco- belge. Comme la plupart des régions frontalières, Risquons-Tout se caractérise par une histoire de franchissement de limites, de rapprochement, de passage et de contrebande. La contrebande est une forme s’infiltration transculturelle qui échappe à la loi, un passage ou un déplacement non autorisé, une façon de rencontrer de nouveaux canons, des règles alternatives et des codes hybrides. L’exposition se lance dans la recherche d’un espace sans borne et de nouveaux modèles d’ouverture qui mènent à l’éclatement de nos bulles sécurisantes, et explore les dynamiques de transition, de mixité, de métissage et de créolisation qui se produisent dans des lieux intermédiaires tels que les zones frontalières. Elle présente les œuvres de 38 artistes d’origines diverses, tous liés à la région Eurocore qui englobe la Belgique et ses voisins immédiats. L’objectif est de briser les frontières qui limitent la pensée et l’action contemporaines, d’aller vers l’imprévisible et le non normatif comme catalyseurs d’imagination et d’idées.

photo Phlippe de Gobert

S’appuyant sur sa formation musicale et théâtrale, Suchan Kinoshita s’est inspirée de la scénographie pour réaliser une structure ressemblant à un podium de défilé et composée de revêtements de sol de gymnases recyclés. Sur le modèle du théâtre japonais traditionnel Nô et de sa passerelle menant à la scène, Kinoshita crée un espace intermédiaire, un peu comme un pont ou un passage à niveau. En l’absence de tout public, elle a invité des artistes à explorer la passerelle et à interagir avec les objets tandis que différents types de caméras captaient leurs mouvements. Ce qui subsiste n’est autre qu’une image fantôme rémanente dans un espace liminal. (dans le guide du visiteur)

Au Stedelijk museum Amsterdam – Exposition Beyond Imagination, 2012.

(…) L’Engawa, dans l’architecture traditionnelle japonaise, est une passerelle de bois, extérieure, un plancher surélevé, courant le long de la maison. C’est un lieu de passage, coiffé d’un toit pentu ; l’engawa module la relation entre l’intérieur et l’extérieur. On s’y arrête, on s’y assoit afin de contempler le jardin ou le paysage, on y médite.  Je me rappelle l’Engawa que Suchan Kinoshita érigea pour l’exposition  In ten minutes  au Ludwig museum à Köln. Simple plancher légèrement surélevé, rythmé par ses pilotis, extrait du même parquet de gymnase, il divisait l’espace vibratoire de l’exposition, invitant le spectateur à s’y asseoir afin de contempler un champs d’aérolithes, les Isofollies  de l’artiste, jardin ponctué des scories d’un temps pétrifié.

Ce concept de passerelle, de lieu de passage existe également dans l’organisation de la scène de Nô. L’accès à la scène se fait pour les acteurs par le hashigakari, passerelle étroite à gauche de la scène, dispositif adapté ensuite au kabuki en chemin des fleurs (hanamichi). Considéré comme partie intégrante de la scène, ce chemin est fermé côté coulisses par un rideau à cinq couleurs. Le rythme et la vitesse d’ouverture de ce rideau donnent au public des indications sur l’ambiance de la scène. À ce moment l’acteur encore invisible, effectue un hiraki vers le public, puis se remet face à la passerelle et commence son entrée. Ainsi, il est déjà en scène avant même d’apparaitre au public tandis que le personnage qu’il incarne se lance sur la longue passerelle. Assurément, le ponton de Suchan Kinoshita tient autant du Engawa que du Hashigakari.

A dessein, Suchan Kinoshita brouille régulièrement les frontières qui peuvent exister entre sphère privée, celle du temps de la méditation, de la concentration, et espace public ; elle est tant attentive à la contemplation qu’à l’action, à l’énoncé qu’à la traduction, à l’interprétation de celui-ci. Ainsi confond-elle également régulièrement les rôles qui animent le processus créatif, la diversité des espaces mis en jeu, les disciplines artistiques même, choisissant la position qui consiste à ne jamais dissimuler le processus mis en œuvre, mais plutôt à en affirmer le potentiel performatif, afin de créer de la pensée, et par ricochet de la pensée en d’autres lieux, là même où celle-ci échappera à son contrôle. Ce ponton est une œuvre en soi ; il a une indéniable puissance plastique. Il opère également comme dispositif, ce que Suchan Kinoshita appelle un « set », soit un lieu et un moment d’interaction, un protocole associant des instructions ou des exercices participatifs ou des invitations à l’improvisation. Cette fois, elle précise même qu’elle a agencé ce dispositif pour « une performance non annoncée ». Tout en haut des gradins, une série d’objets est disposée sur des étagères. Ils sont en attente d’une performance, d’un performer. Suchan Kinoshita a décidé du protocole : il s’agira de déambuler sur cette scène – passage avec l’un de ces objets.  L’œuvre s’appelle « Suchkino », une appellation qui touche à l’imaginaire, comme une contraction de son prénom et de son patronyme, comme un set linguistique également, entre la racine grecque « kiné » qui évoque le mouvement, le déterminant anglais « such », un tel mouvement ou le verbe allemand « suchen », chercher le mouvement.

Suchan Kinoshita s’adresse tant au performer attendu qu’au regardeur potentiel. Je repense à Jacques Rancière qui, dans l’Emancipation du Spectateur, écrit : « Il y a partout des points de départ, des croisements et des nœuds qui nous permettent d’apprendre quelque chose de neuf si nous récusons premièrement la distance radicale, deuxièmement la distribution des rôles, troisièmement les frontières entre les territoires ». C’est bien là que réside la position de Suchan Kinoshita. « Ce que nos performances vérifient, écrit également Rancière, – qu’il s’agisse d’enseigner ou de jouer, de parler, d’écrire, de faire de l’art ou de le regarder,  n’est pas notre participation à un pouvoir incarné dans la communauté. C’est la capacité des anonymes, la capacité qui fait chacun(e) égal(e) à tout(e) autre. ». Au-delà même de l’imagination que chacun développera en toute autonomie.

J’ai vu, lors du vernissage de l’exposition un jeune performer, Simon Brus, s’emparer d’un objet cruciforme d’abord, d’une chaise ensuite. La chorégraphie qu’il improvisa sur l’étroite scène du « Suchkino » fut longue et singulière, intérieure, comme une conscience du corps, tantôt arrêté, tantôt en mouvement. Sortant de l’auditorium, j’ai découvert deux écrans. De petites caméras de surveillance sont fixées sur certains pilotis. Elles enregistrent et diffusent dans les sas de l’auditorium des fragments de temps et d’espace du « Suchkino ». Sur les écrans, apparaissent des images saccadées qui sont déjà une autre réalité. (JMB, 2012)

 

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Suchan Kinoshita, Risquons-Tout, Wiels, Bruxelles

Risquons-Tout est une exposition de groupe ambitieuse qui explore le potentiel de la transgression et de l’imprévisible. L’exposition se penche sur la manière dont l’art peut défier l’homogénéisation de la pensée dans les tristement célèbres chambres d’écho des sphères de (sur)information.

Risquons-Tout présente certains des artistes et auteurs les plus innovants et influents de la région de l’Eurocore qui s’étend de Bruxelles, à Amsterdam, Paris, Cologne, Düsseldorf et Londres. Le titre fait référence à un lieu-dit situé à la frontière franco-belge, un espace liminal de transition, de passages, d’échanges informels et de contrebande. Les artistes invités abordent différentes dynamiques de connections, de passages, de traduction et de transgression. Ils éclatent ainsi les bulles protectrices générées par les algorithmes de prédiction, ces outils conçus pour éviter le risque, qu’il soit d’ordre intellectuel, financier, affectif ou physique. La portée géographique et politique de l’exposition aborde la connectivité globale, la circulation transnationale et les mouvements de diasporas existants aujourd’hui.

Risquons-Tout occupera l’entièreté du bâtiment du WIELS et plusieurs espaces d’exposition et de performance adjacents. Les œuvres de 38 artistes reconnus internationalement ou émergents, seront présentées et proposeront une riche panoplie de pratiques artistiques défiant la simple catégorisation. Risquons-Tout comprendra également un volet performatif et une Open School à travers laquel les artistes, étudiants, chercheurs et experts pourront aborder les questions de la transgression, de l’imprévisibilité et des frontières à travers des méthodes alternatives de transmission du savoir.

Liste des artistes

Anne-Mie Van Kerkhoven (BE) – Bernd Lohaus (BE/DE) – CATPC – Christian Nyampeta (UK/RW/NL) – Ed Atkins (UK) – Elaine Sturtevant (US/FR) – Esther Ferrer (ES) – Evelyn Taocheng Wang (CN/NL) – Ghislaine Leung (UK) – Heide Hinrichs (DE) – Isaac Julien (UK) – Jean De Lacoste (BE) – Jef Geys (BE) – Joëlle Tuerlinckx (BE) – Julien Creuzet (BQ/FR) – Kati Heck (DE/BE) – Laure Prouvost (FR/BE) – Lise Duclaux (FR/BE) – Lubaina Himid (Zanzibar/UK) & Magda Stawarska-Beavan (PL/UK) – Lydia Ourahmane (DZ/UK) & Alex Ayed (BE) – Manon De Boer (IN/NL/BE) & Latifa Laâbissi (FR) – Manuel Graf (DE) – Melike Kara (DE) – Monika Stricker (DE) – Mounira Al Solh (LB/NL) – Neïl Beloufa (FR) – Nora Turato (HR/NL) – Panamarenko (BE) – Peter Buggenhout (BE) – Philippe van Snick (BE) – Shezad Dawood (UK) – Sina Seifee (DE) – Sophie Nys (BE) – Suchan Kinoshita (JP/DE) – Tarek Lakhrissi (FR)

Avec des interventions et performances de Ed Atkins (UK), Manon De Boer (IN/NL/BE) & Latifa Laâbissi (FR), Jean De Lacoste (BE), Christian Nyampeta (UK/RW/NL), Laure Prouvost (FR/BE), Mounira Al Solh (LB/NL), Nora Turato (HR/NL) et Tarek Lakhrissi (FR).

La section Open School sera constituée par les projets Intersections of Care de Loraine Furter et Florence Cheval avec les artistes invité.e.s Laurie Charles, Golnesa Rezanehzad, Sofia Caesar, Sirah Foighel Brutmann, Clémentine Coupau, Eden Studies de Astrocyte Studio Cédric Noël, Mira Sanders, Joachim Olender, Laure Cottin Stefanelli, Anaïs Chabeur, Benoît Dusart, Pauline Hatzigeorgiou et FieldStation Studio, et CLEA Open School de Centre Leo Apostel, VUB.

L’exposition sera accompagnée d’un catalogue publié par Fonds Mercator/Mercatorfonds et conçu graphiquement par Harrison. Le livre présentera des essais et entrevues de Dirk Snauwaert, Emanuele Coccia, Marina Vischmidt et Vivian Ziherl, ainsi que de nombreuses reproductions d’œuvres.

Cette exposition est la seconde itération d’une initiative lancée par WIELS en 2017 avec Le Musée Absent. Elle est rendue possible par le soutien généreux de la Fondation Willame et des WIELS patrons. L’exposition bénéficie également du soutien de IFA (Institut für Auslandsbeziehungen), Goethe Institut, l’Ambassade de France en Belgique, Mondriaan Fonds, Henry Moore Foundation, Fondation d’entreprise Ricard, l’Ambassade des Pays Bas en Belgique et ProHelvetia, ainsi que Marc Vandecandelaere.

Curateurs : Dirk Snauwaert, avec les co-commissaires Zoë Gray et Devrim Bayar, la commissaire associée Helena Kritis pour la partie performative et Sofia Dati comme assistante curatoriale

Wiels – Bruxelles 12.09.2020 – 10.01.2021

Réservations obligatoires via le site internet du Wiels

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