Archives par étiquette : Tokonoma

Tokonoma, diray (11)

20 septembre

Il y a quelques jours, Suchan Kinoshita me proposait de demander à chaque artiste les intitulés exacts de chacune des œuvres intégrées dans « Tokonoma ». De fait, bien qu’elles participent aujourd’hui du dispositif, elles conservent, toutes, leur autonomie.

Relisant les notes que j’ai prises durant ces quelques semaines, je me rend compte que toutes sont singulièrement ancrées dans le corpus personnel de chacun des participants et que leurs choix sont à cet égard particulièrement signifiants. Nous sommes surpris par la richesse de réflexions diverses qu’offre le dépôt de chacune d’elles au cœur même du dispositif. Toutes ces contributions y trouvent une énergie supplémentaire offrant dès lors un champ spéculatif élargi aux dimensions spirituelles du dispositif. Elles interagissent entre elles tout en participant de l’ensemble. Dans certains cas, elles génèrent même une lecture que l’on aurait, a priori, à peine soupçonné. Cette expérience spatio-temporelle a, en effet, multiplié les rapports, les contrastes, les conditions de perception, leur variabilité. Un visiteur, qui observait les artistes au travail, me faisait part de son admiration pour la précision des gestes ; il entendait par là, l’exactitude et la détermination du geste physique. Cette précision, me semble-t-il, est beaucoup plus fondamentale, ne laissant que peu de place au hasard. Chaque étape du travail fut en effet précise, y compris celles qui ne sont plus visibles, l’ensemble évoluant au rythme d’une mécanique interne d’autant plus troublante que jamais elle ne sembla s’enrayer. Certes, les artistes qui ont contribué à ce protocole initial se connaissent bien, parfois depuis longtemps ; ils ont une attention permanente pour leurs travaux respectifs. Certains ont déjà collaboré à des projets communs, Suchan Kinoshita prêtant sa voix à une pièce sonore d’Aglaia Konrad (Her City, 2005) ou collaborant à la mise en scène d’un film d’Eran Schaerf et d’ Eva Meyer (Pro Testing, 2011), Aglaia Konrad et Willem Oorebeek concevant une exposition de concert mise en espace par Kris Kimpe (Monolith/Life, 2011), Olivier Foulon s’appropriant une œuvre de Walter Swennen (Le Souffleur ou L’homme assis (dans le carré de) la peinture, 2008). Ces quelques exemples de connivences n’expliquent néanmoins pas tout. Il y  indubitablement, au delà des préoccupations personnelles, un sens commun, une forme d’être ensemble, entre les mots et les choses, là où l’image, dans son acception la plus large et y compris en son absence, fait sens. A ce titre, c’est ce Tokonoma, dans son entièreté, qui devient espace de pensée. Précaire, sans doute, et affirmé comme tel, dans un équilibre que d’un seul geste on peut anéantir. Il suffit pour cela d’ôter la rampe diagonale qui solidarise l’ensemble. Nous sommes ici, pour reprendre les termes qu’utilise Jacques Rancière, dans « un dispositif spatio-temporel au sein duquel mots et formes visibles sont associées en données communes ». Le problème posé, poursuit-il, « n’est pas d’opposer la réalité à ses apparences. Il est de construire d’autres réalités, d’autres formes de sens commun, c’est-à-dire d’autres dispositifs spatio-temporels, d’autres communautés des mots et des choses, des formes et des significations ». En quelque sorte créer des « configurations nouvelles du visible, du dicible et du pensable, et par là même un paysage nouveau du possible ». Ce « Tokonoma » n’a rien d’une nouvelle forme de cadavre exquis ; au contraire, chacun a réagi en connaissance de cause, informé de l’avancement des travaux, ou même de façon simultanée, en pleine compréhension de l’initiale proposition et du scénario envisagé par Suchan Kinoshita. Ce ne fut ni un network, ni un appel à participation à propos d’une préoccupation commune où chacun envisagerait l’une ou l’autre nouvelle production afin de se mettre en relation avec les autres participants. Au contraire, chacun puisa dans le corpus même de sa production, affirmant l’autonomie de l’œuvre ou des œuvres sélectionnées, tout en envisageant ce « display » comme un paysage nouveau du possible. Il me semble que tous partagent, d’une manière ou d’une autre et comme motivation première, celle qui conduit la nécessiter de créer, cette possibilité d’un ici et d’un ailleurs, d’un alors et d’un maintenant, sans pour autant anticiper le sens ou l’effet que l’œuvre produira. Y compris pour ce « Tokonoma », installation sans début, hormis bien sûr le Diagonale Dialemma de Suchan Kinoshita, catalyseur de ce statement, et sans fin annoncé car, de fait, celle-ci ne peut, de facto, être anticipée.

J’évoquais récemment avec Suchan Kinoshita l’espace investi par le dispositif, l’installation elle-même, y compris dans un sens pratique. Il faudra bien à un moment donné, et avec précaution, désolidariser la rampe de l’ensemble des plans qui s’y ancrent. Certes, ce « Tokonoma » a été dessiné aux dimensions de la nef de la galerie. Pourrait-il être installé ailleurs ? Assurément, me répond, Suchan Kinoshita, après n court temps de réflexion : l’installation crée son propre espace, physique et mental.

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Tokonoma diary (10)

8 septembre

Tokonoma a canalisé un dialogue entre les artistes ; le dispositif, de ce fait, établit également un dialogue entre les œuvres. Celui-ci s’est resserré au fil du temps, de telle sorte que l’ajout d’une contribution, même de modestes dimensions, induit qu’il faille réévaluer l’ensemble. Ainsi, cette petite œuvre qu’Olivier Foulon a confié à Suchan Kinoshita, deux petites photocopies d’un encadrement de tableau, découpées et ajourées, de telle sorte qu’il ne subsiste plus que les deux encadrement découpés. Ceci n’est pas sans rappeler les travaux qu’Olivier Foulon mena à propos de « L’Enseigne de Gersaint » de Watteau et des encadrements successifs de cette œuvre conservée à Berlin. Gersaint, on le sait, édita  entre autre des gravures de Watteau, ses arabesques, ses petits sujets ornementaux, ses gravures d’ornements. Guillaume Glorieux le rappelle dans son livre « À l’enseigne de Gersaint : Edme-François Gersaint, marchand d’art sur le Pont Notre-Dame » ; il écrit : « Très tôt, Gersaint a précisé l’usage auquel il destinait les gravures de Watteau qu’il éditait et commercialisait : « De pareils sujets peints sur des fonds blancs, conviennent à merveille aux découpures dont les dames font aujourd’hui de si jolis meubles », écrivait-il dans le Mercure de France en 1727, soit l’année où il commença à éditer des estampes avec Surugue ; toujours selon Gersaint, (…) « tous ces ornements réussissent parfaitement en découpures ».

Je ne sais si Olivier Foulon connaît ce texte, mais je constate qu’il découpe l’encadrement ornemental de l’Enseigne et que Suchan Kinoshita accroche ces découpures, comme chainées l’une à l’autre, sur le fond monochrome du mur de plâtre, central dans le dispositif. L’endroit semble aller de soi mais contraint dès lors Suchan Kinoshita à faire disparaître le dialogue précédemment établi entre le dessin de Walter Swennen, l’enchaînement des images de la « trahison » magritienne réévaluée par Eran Schaerf et ce mur banc monochrome aux arrêtes crémeuses. Qu’à cela ne tienne : l’œuvre d’Eran Schaerf fera désormais face à celle d’Olivier Foulon et le dessin de Walter Swennen émigrera. Suchan Kinoshita le décadre et le pose au sol, recouvrant une part du rectangle lumineux créé par ce projecteur de diapositives, très tôt déposé dans le dispositif mais auquel personne n’a encore dédié une image particulière. Suchan Kinoshita me fait remarquer que « quelque chose se passe », derrière le dessin de Swennen, dans l’ombre qu’il créée avec le plan vertical contre lequel il est posé ; elle constate également que l’agencement de ce petit dispositif rappelle « Le Souffleur ou L’homme assis (dans le carré de) la peinture », cette projection de diapositives qu’Olivier Foulon installa en 2008 (dans le carré) d’une peinture de Walter Swennen. Cette fois, c’est le dessin de Walter Swennen, cette superposition de plans, qui s’installe dans le carré de la projection lumineuse. On le voit, tout s’enchaîne, assurément.

Tokonoma, Jacqueline Mesmaeker, Valerie Sonnier, triple vernissage ce 28 juin

Triple vernissage ce jeudi 28 juin à la galerie Nadja Vilenne, dans le cadre des Parallel Events de Manifesta 09

Tokonoma (titre provisoire)

Suchan Kinoshita, Aglaia Konrad, Willem Oorebeek, Eran Schaerf, Olivier Foulon, Walter Swennen, Kris Kimpe (architect), Joerg Franzbecker (curator). And guests.

Le processus de ce dispositif commun, de cette œuvre collective, est en route depuis le début du mois de mai. On trouvera trace des premières étape de ce processus sur le blog de la galerie : #tokonoma. Nous vous invitons à venir découvrir un premier statement, avant que ce processus de création collective ne reprenne. Il ne se terminera que le 30 septembre.

Jacqueline Mesmaeker (Franz Hals / Paul Claudel)

Après son premier solo à la galerie fin 2011/2012, alors qu’elle est l’invitée d’Olivier Foulon au Wiels à Bruxelles dans le cadre de Un-Scene II et qu’elle exposera durant l’été aux côtés de Peter Downsbrough et de Philippe Durant au Musée des Arts Contemporains du Grand Hornu dans le cadre de l’exposition « Le Miroir et les Chemins » (commissaire Denis Gielen), Jacqueline Mesmaeker dévoile une œuvre à la galerie : « Franz Hals / Paul Claudel », réactivation d’un travail montré en 1990 au Franz Hals Museum de Haarlem. Jusqu’au 15 août.

Valerie Sonnier (Faire le photographe)

Le public de Art Brussels a pu découvrir quelques uns de ses dessins. En voici d’autres. Ainsi qu’un livre, récemment publié aux Editions Yellow Now, avec des textes de Bruno Girveau et Dominique Païni : « Le Cahier des morts minuscules ».

Dans les premières pages des Cahiers de Malte Laurids Brigge, Rainer Maria Rilke écrit : « On savait jadis (ou peut-être sentait-on) que l’on avait la mort en soi tel un noyau dans le fruit. Les enfants avaient une petite mort en eux, les adultes une grande. » […]
C’est peut-être l’idée d’une échelle réduite de la mort qui a conduit Valérie Sonnier à réaliser ces séries de dessins, il y a maintenant un peu plus de vingt ans, pour l’éloigner, cette mort, la rendre moins terrifiante, jouer avec elle. Jouer, ce n’est pas autre chose que s’emparer d’un monde en modèle réduit pour s’en rendre maître. Or, seuls les jouets permettent d’appréhender le monde des adultes tout en s’en préservant.

Née en 1967, Valérie Sonnier vit et travaille à Paris.
Elle est professeur de dessin et de morphologie aux Beaux-arts de Paris depuis 2003. Diplômée de cette même école en 1993, elle a suivi le séminaire de Jeff Wall à l’Université de British Columbia à Vancouver pendant la dernière année de son cursus. Elle développe, depuis, un travail personnel à travers une pratique multimédia. Elle utilise le dessin, la peinture, la photographie et le film Super 8 pour tisser des liens entre ses souvenirs intimes et la mémoire collective de l’enfance, et pour aborder les notions de présence, absence, apparitions fantomatique.
Exposition à la galerie jusqu’au 15 août. Signature du livre le 28 juin.

Durant l’été, jusqu’au 15 août, la galerie est accessible sur Rendez Vous. 00.32.4.227.19.91 – 00.32.475.90.52.26.

Tokonoma, diary (9)

16 juin

Des murs derrière des murs. Je me rends compte que ce Tokonoma est une partie où les joueurs avancent leurs pions sur un échiquier où tout se répond, comme s’il s’agissait, consciemment ou intuitivement, d’enchaîner, de rebondir, de mettre en situation des propositions qui, tout en restant singulières, participent au tout et donnent lieu à de nouvelles lectures. Ainsi, le dessin de Walter Swennen, daté de 1997, accroché sur le plan de carreaux de plâtre, non loin de cette trahison des images revisitée par Eran Schaerf agit presque commune une mise en abyme. N’est-il pas la superposition de deux plans, l’un blanc, surface kaolin, l’autre mur de briques rouges, ces deux plans ponctués à gauche d’une tache, là même où serait accroché ce dessin ? Il brouille même, et complexifie, cette idée qu’ « un objet fait supposer qu’il y en a d’autres derrière lui ».

Nouveaux trucs, nouvelles combines, dirait Marcel Broodthaers, Walter Swennen aime les systèmes D. La peinture serait plus une affaire de tactique que de stratégie. Lorsque Suchan Kinoshita l’a invité à participer à ce Tokonoma, Walter Swennen ne lui a pas parlé peinture mais a fait savoir qu’il était prêt à venir planter des clous. Les châssis de Walter Swennen sont parfois de magnifiques systèmes D. Ses sculptures aussi, lorsqu’il bâtit une cabane dans une galerie d’art, s’empare de deux pinces à linge pour créer un avion (celui de Joseph Beuys, dira-t-il) ou compose une fontaine à l’aide de trois pots de Sigma satin, d’une plante maigrichonne et de quelques canettes ou boîte de conserve. Walter Swennen a créé cette fontaine alors que, littéralement, il plantait sa tente, littéralement, en guise d’atelier temporaire dans l’un des espaces de Tour & Taxis  à Bruxelles pour l’exposition « Belgian System », un système B en quelque sorte, en 2001.  Walter Swennen a placé sa fontaine au sein du dispositif, légèrement en retrait tandis qu’il accroche sur la cimaise la plus brute, celle en carreaux de plâtre, une petite huile au couteau, comme un souvenir de cette journée où, collectivement, il fut question de l’inclinaison de la rampe diagonale du « Tokonoma ». Sept traits colorés apparaissent sous le couteau du peintre. Ils sont comme les plans verticaux du dispositif, les quatre premiers traversés par une diagonale. Quatre entailles, un trait diagonal, c’est là, aussi, le système D de toute numération.

Tokonoma, diary (8)

12 juin

Ce chapelet de photographies qu’a envoyé Eran Schaerf et que j’évoquais dans mon précédent billet n’est pas sa seule œuvre présente dans le dispositif du Tokonoma. J’ai déjà  précédemment cité « Séjour », cette bâche utilisée comme abri – écran, impeccable mise en tension de l’espace d’exposition qu’Eran Schaerf déployait en 2008 lors d’un solo à la galerie. Cette bâche semble, ce qui est normal pour un abri temporaire, avoir trouvé une place provisoirement définitive – ou l’inverse –, soigneusement pliée et posée sur la caisse contenant le blackout screen de Willem Oorebeek. Eran Schaerf a également envoyé un troisième travail, une variation sur « ABC Society, » une œuvre mettant à nouveau, la question du langage au centre de ses réflexions. Il s’agit d’un second chapelet d’images, une appropriation d’une suite de dessins de René Magritte  intitulée « Les mots et les images », ce fondamental travail linguistique quant à l’énoncé, au nom, à l’objet nommé, aux images, aux formes, aux objets, aux contour visibles des objets, aux figures, suite de dessins dont le plus célèbre est sans doute celui du cheval – objet, cheval – image et cheval – nom. Eran Schaerf s’approprie quelques uns de ces dessins, qu’il transforme d’ailleurs, comme un nouveau phrasé, rejouant ainsi, sans légendes, les dix-huit énoncés magritiens.

Ce chapelet de mots et d’images est accroché au bord du mur de carreaux de plâtre, lisse et blanc, parfaitement fini.  Dans l’une des planches que René Magritte dessine en 1928, planches qu’il destine à « La Révolution Surréaliste (1929) » (et dont certains originaux sont montrés cet été à Bruges), il y a, entre autres dessins, celui d’un mur de briques. Et Magritte légende celui-ci : « un objet fait supposer qu’il y en a d’autres  derrière lui », ce qui est parfaitement logique dans la ronde des dessins mis en chaine par Eran Schaerf. Ceci prend une signification tout à fait singulière dans ce dispositif où effectivement, il y a des objets et même des murs, derrières les murs.

Tokonoma, diary (7)

11 juin

Lors de sa dernière visite à la galerie, Joerg Franzbecker a déposé une photographie dans le dispositif du Tokonoma. Un autoportrait de Claude Cahun, daté de 1927. Entre deux poids sphériques, Claude Cahun pose en entraineur haltérophile,  maquillée, double accroche-cœur sur le front, portant un short noir, des collants clairs ; un cœur est dessiné sur la cuisse tandis qu’elle a écrit sur son maillot : « Je suis à l’entrainement. Ne m’embrasse pas », « I’m in training. Don’t kiss me ». Récemment réévaluée lors d’une rétrospective au Musée du Jeu de Paume à Paris, longtemps méconnue, « l’œuvre photographique de Claude Cahun s’est imposée ces dernières années comme l’une des plus originales et des plus fortes de la première moitié du XXe siècle. Elle marque rétrospectivement un jalon capital dans l’histoire du surréalisme tout en faisant écho à l’esthétique contemporaine ». Jouant des pseudonymes et des différences sexuelles, proche de Henri Michaux et de Jacqueline Lamba-Breton, de Robert Desnos et de René Crevel, Claude Cahun que André Breton considérait comme « un des esprits les plus curieux de ce temps », entendait l’art comme un moyen de « voyager à la proue de soi-même ». L’artiste se cherche elle-même, dans un jeu de miroirs et de métamorphoses permanent. Ce sont sans doute ses autoportraits qui ont suscité le plus d’intérêt. L’artiste s’y sert de sa propre image pour démonter un à un les clichés associés à l’identité. Claude Cahun s’est réinventée à travers la photographie, comme à travers l’écriture, en posant pour l’objectif avec un sens aigu de la performance, habillée en femme, en homme, cheveux longs ou crâne rasé, chose des plus incongrues pour une femme de l’époque.

Joerg Franzbecker a montré cette photographie, ainsi que deux autres autoportrait des Claude Cahun, dans un projet qu’il a mené à Berlin en 2009, une suite d’expositions, ou plutôt de scenarii, intitulée « Fake or feint », « faux ou feinte », référence au dribble footballistique. Le premier de ces scenarii consista en une confrontation de ces trois photographies et d’une installation d’Eran Schaerf, « Voile », une réinterprétation combinée de plusieurs travaux antérieurs, touchant tous au code vestimentaire, un travail éminemment plastique, mais aussi politique, puisque Eran Schaerf s’attache à interroger et à mettre en valeur les codes sociaux, moraux ou culturels liés aux moeurs vestimentaires, un continuel « recasting », qui aboutit à constituer le vêtement comme un élément linguistique, avec ses assemblages, ses glissements de sens ou ses correspondances.

Ainsi, on pouvait lire dans le dossier de presse de ce premier scénario de « Fake or feint » :

Claude Cahun‘s (1894-1954) photographic work was widely overlooked by art history until its rediscovery in the 1980s, when, against the background of feminist debates, it gained unexpected relevance. Influenced by contemporary currents of symbolism and surrealism, her self-portraits display a unique perspective on the body, staged as a projection screen for social norms and personal and external desires. A play with disguise and gender masquerade inquires the relation of gaze and being seen, and the way this becomes effective in the visual setup of the portrait. Her work thereby refers to cultural stereotypes of her time, which are decoded and subverted, confronting them with a subtle and unpredictable expressivity. Shown are three photographic works from the 1920s.

Eran Schaerf sets up a combined re-enactment of prior works.
The installation Voile lances the room with a cloth panel, its course following the basic architectonic structures. In a gesture of reduplication a second, semi-transparent room is created. The attention is directed to the way how architecture opens the room as a stage for views and movements, thus enabling and structuring social interaction. This diaphanous barrier, resembling a curtain or a veil, is a marking that unfolds a play of visibility that crosses the coding of the public and the intimate.
The situation established by Voile is continued by a narration of the Sapeurs, drawing on clothing as a practice with manifold cultural, gender-related and functional codifications. La Sape (short for: La Société des Ambianceurs et des Personnes Élégantes) is a movement originating from Kongo. Its mostly male protagonists use western designer brands for distinctive self-representation.
Eran Schaerf frames the intricate trails of global exchange and the contradictions arising from acts of appropriation and translation into a narrative setting: A shirt by Paul Smith becomes a momentum of crisis in the life of a Sapeur. In Paris, the Sapeur comes across a shirt, which has its own history of migration. It is tailored from a Kanga, a rectangular piece of cloth, which in Africa serves in different functions as a garment.

Chaque tissu presque comme un mot. L’un des envois d’Eran Schaerf poursuit cette logique. Il s’agit d’une série de photographies d’une manifestation urbaine, sorte de city parade sans doute photographiée à Berlin, où se mêlent les codes vestimentaires et ceux du travestissement, les slogans des calicots, les impressions de textes sur les accoutrements, le langage des corps, des uniformes, des costumes traditionnels. Toutes ces photographies sont enfilées en chapelet sur une chainette de métal. Sur l’une d’elles, on peut lire, inscrit sur la veste d’un manifestant : Break the chain ».  L’œuvre consiste ainsi en une séquences d’images successives, amarrées à un même lien, rappelant en quelque sorte la rampe diagonale de ce Tokonoma et l’enchaînement des propositions au cœur du dispositif.

Suchan Kinoshita a choisi d’accrocher cette chaîne d’images  à même la surface du « platenbild » d’Aglaia Konrad, créant ainsi, par superposition, une tension et une relation entre ces deux travaux.

En introduisant cette photographie de Claude Cahun dans le dispositif, Joerg Franzbecker décline sur un autre mode le sens de cette œuvre commune en construction, car c’est bien ainsi qu’elle semble trouver peu à peu sa singularité.  Théoricien, critique d’art et commissaire d’exposition, il fait référence à son propre travail de créateur de situation et de pensée, prend appui sur un travail mené avec l’un des six artistes participants au processus et fait référence au fait qu’il a mis l’œuvre d’Eran Schaerf, presqu’en un dispositif commun, en dialogue avec celle d’une autre artiste, en l’occurrence Claude Cahun que voici dès lors invitées dans ce dispositif, suivant un autre cheminement que celui qui amena Suchan Kinoshita à introduire la lettre ouverte de Marcel Broodthaers parmi les contributions.

 

Tokonoma, diary (5)

1er juin

Visite aujourd’hui de Walter Swennen. Il apporte deux travaux, sa touche au dispositif. La galerie est dégagée. Des contributions de Joerg Franzbecker et d’Eran Schaerf sont également en place. Manifesta, Documenta, traditionnelles journées professionnelles. Suite dès lors de ce « diary » dans quelques jours, non sans publier, avant de rejoindre Kassel, ces photographies de Walter Swennen découvrant la lettre ouverte de Marcel Broodthaers et, en compagnie de Suchan Kinoshita, une œuvre d’Eran Schaerf.

 

Tokonoma, diary (4)

27 mai

Les plans verticaux se multiplient, toutes sortes de panneaux posés contre les murs de la galerie. Suchan Kinoshita les expérimente, les évalue, ils entrent dans le champ, en sortent, certains finissent par trouver leur juste emplacement. C’est à ce moment là qu’il s’agit de les amarrer à l’oblique qui traverse l’espace comme un trait de marge et assure le dispositif. Celui-ci n’a plus besoin de béquilles : il est désormais en équilibre. Je reconnais les matériaux de certains de ces plans verticaux : Suchan Kinoshita les met souvent en œuvre dans ses installations. Tant leur épaisseur, leur tranche, leur couleur, leur composition sont essentielles. Aucun de ces éléments n’est laissé au hasard. L’une des plus hautes et épaisse est de plâtre, doublée d’une couche d’isolant en mousse de polyuréthane. Elle est parallèle à un cadre de porte-fenêtre, dont la vitre a disparu. Le plaquage de l’encadrement de la porte est aussi défraichi que le haut de la feuille in 4° de Marcel Broodthaers. Cette porte marquée par l’humidité me rappelle « Hochwasser », cette plaque de plâtre rongée par des strates de moisissures et d’humidité que Suchan Kinoshita accrochait en 2009 à la cimaise comme un tableau.

A l’extrémité basse de la diagonale, Suchan Kinoshita a glissé une caissette de bois, ouverte vers l’extérieur ; elle répond ainsi  à la photographie des boîtes empilées disposée à l’autre extrémité du dispositif. Cette caissette jouxte deux tableaux noirs portant des schémas et des inscriptions à la craie. Sur la face visible de l’un d’eux, on découvre le tracé à la craie de deux colonnes, celle de gauche est celle des sanctions, des gages (straf), celle de droite celle des règles, des mesures à prendre (maatregel). Suchan Kinoshita a extrait ces tableaux noirs d’un ensemble mis en œuvre lors d’une exposition intitulée « Archives of problems », une exposition produite en 2004. Elle y transformait l’espace d’exposition en salle de classe, salles de réunion, salle de jeu et de café, en studio d’enregistrement aussi, chacun de ces espaces permettant d’exposer et de résoudre, en pleine interaction avec le regardeur – performer, une série de « problèmes ». Suchan Kinoshita appelle ces œuvres, ces moments d’interactions, des « sets ». Bon nombre de ses travaux est ainsi empreint d’un potentiel performatif, d’un protocole associant, en processus, des instructions, des exercices participatifs, des invitations à l’improvisation. Le Tokonoma est, en effet, un espace de jeu, une scène interactive.  Suchan Kinoshita choisit cette position médiane qui caractérise son attitude de travail, celle où le processus mis en oeuvre ne se dissimule pas, celle où l’aboutissement témoigne du fait que tout, une fois encore, pourrait être bouleversé, que tout n’est qu’un moment de la pensée, que celle-ci précède et que tous les ailleurs sont possibles.

Ce sont souvent des matériaux de construction que Suchan Kinoshita utilise, les choisissant pour leur structure, qu’elle révèlera d’ailleurs dans le travail. Ainsi cette épaisse plaque stratifiée dont l’âme est constituée de nids d’abeilles en carton : Suchan Kinoshita l’insère horizontalement dans le dispositif, fend son épaisseur sur toute la longueur, y enchâsse un bandeau perpendiculaire de même composition, comme une tablette. Elle me confie que celle-ci pourrait devenir un petit lieu d’exposition. Je repense au Tokonoma traditionnel japonais et m’interroge dès lors sur cette coutume occidentale qui consiste à utiliser les tablettes de fenêtre afin d’y disposer des objets décoratifs, parfois posés devant les rideaux de voiles, à la vue des passants.

A Münster, installant « Chinese Whispers » (2007), à Köln, pour son exposition « In ten Minutes » au Ludwig Museum (2011), Suchan Kinoshita recouvrit la totalité de l’espace d’exposition, murs et sol, de plaques blanches immaculées et micro perforées conférant ainsi à l’espace une vibration singulière. C’est l’un de ses matériaux d’élection ; elle l’ utilise également dans la construction de ses scènes de théâtre. Aujourd’hui, l’une d’elle, flexible, s’appuie sur la dernière des « platenbild » d’Aglaia Konrad et épouse l’espace créé entre ceux-ci et la haute plaque en mousse de polyuréthane.

A ce propos, Willem Oorebeek est revenu aujourd’hui. Il maroufle sur une des faces libres des « platenbild » d’Aglaia Konrad un papier peint ou plutôt un papier imprimé de « dots », cet élément de base de toute impression mécanique, ces « benday dots » du Pop Art.  Suivant la logique de l’agrandissement photographique, ces points sont disposés comme un motif de papier peint. Ce panneau est désormais à l’image, ce que la plaque micro perforée de Suchan Kinoshita pourrait être au son, puisqu’il s’agit là d’un matériau généralement utilisé pour ses qualités acoustiques. Voisins, ils ont la même vibration.

31 mai

Joerg Franzbecker est de retour à la galerie, il travaille avec Suchan Kinoshita depuis trois jours. De Berlin, il ramène diverses œuvres d’Eran Schaerf. Suchan Kinoshita semble estimer que le dispositif initial soit en situation. La lettre ouverte de Marcel Broodthaers a trouvé sa situation, sur un panneau libre, légèrement en retrait de la rampe oblique. Etrangement, ce panneau est ce qui subsiste de celui dont les segments de la rampe oblique ont été tirés, mais est-ce vraiment étrange ?  L’un ou l’autre plans verticaux supplémentaires ont trouvé leur place eux aussi. Un petit panneau bicolore, l’une face stratifiée couleur bois, l’autre blanche, tatouée à la base de quelques lettres découpées et superposées dans des bandes rouges et blanche de chantier. J’y reconnais la pratique de Suchan Kinoshita. Le dessin d’architecture de Kris Kimpe s’est renversé. Du moins le panneau sur lequel il a été tracé. Et ce panneau est maintenant doublé comme l’est le tout premier plan de plâtre qui fut posé sur le sol de la galerie. Ce double panneau bas est encore libre ; il n’est pas encore amarré. Au fil des heures, Suchan Kinoshita et Joerg Franzbecker le déplace. Le mouvement est imperceptible. Tout mouvement d’ailleurs est beaucoup moins perceptible. Une bâche de plastique bleu, soigneusement pliée, est déposée, ci et là, sur le faîte d’un plan vertical. C’est une œuvre d’Eran Schaerf ; elle fut tendue dans la galerie au cœur d’une installation lors d’une exposition monographique de l’artiste, « Letters from the Editor », en 2007. L’installation s’appelait « Séjour ». Son logement est encore incertain. Les trous circulaires préforés dans un panneau d’isolation semblent destinés à recevoir le faisceau lumineux d’une projection vidéo. Suchan Kinoshita et Willem Oorebeek évoquent une diapositive de Joëlle Tuerlinckx, projection du mot « LATER ». Plus tard. Tout processus a ses rythmes de polarisation et de lancinance. L’activité n’en demeure pas moins intense. Comme s’il s’agissait de baliser le travail déjà effectué, la tablette du panneau que nous évoquions plus haut reçoit les cubes qui ont été précisément ôtés à chaque panneau lors de leur enchâssement à la rampe oblique. Suchan Kinoshita a entamé des discussions bilatérales avec les autres participants. Tokonoma est effectivement un espace de pensée.