CAPITAINE LONCHAMPS

NE NEIGE PAS QUI VEUT

 

- Capitaine Lonchamps, vous souvenez-vous de vos premières Neiges ?

 

- Oui, parfaitement. J’ai introduit la neige dans les tableaux des Po$t-Zozos, un groupe de peintres du dimanche, au sens calendrier du terme : nous nous rencontrions le dimanche pour festoyer et peindre de grandes toiles à plusieurs mains ; c’était en quelque sorte une pratique rabelaisienne de peinture collective. Nous avons ainsi réinterprété Le Jardin des Délices de Jérôme Bosch, en trois versions dont deux très abouties, y compris les grisailles des panneaux latéraux. Un travail magnifique. À l’époque, pour ma part, je «maxifiais» le monde ; j’avais créé un personnage, Max, une sorte d’observateur hilare au nez en forme de phallus, entre Mad Max, le grand Mic Max ou Max l’explorateur ; il parcourait ma peinture. Je peignais aussi des pères Ubu et d’autres fantaisies. Nous avons également interprété Pierrot mon ami de Raymond Queneau, un très grand tableau. Alfred Jarry a bien sûr retenu toute notre attention, le docteur Faustroll plus particulièrement. André Stas a très minutieusement repeint toute la bibliothèque de Faustroll, qui comprend, comme on le sait, vingt-huit livres pairs. Nous nous autorisions à recouvrir la peinture des autres cosignataires du tableau. La neige est ainsi apparue, parfois même comme un espace singulier dans le tableau collectif, un fond noir ponctué de points blancs. J’ai peint quelques neiges à l’époque, qui furent comme des prémices à la neige. Je me souviens particulièrement d’un père Ubu, tout tristounet, au bord du chemin, et sous la neige… En fait, plus fondamentalement, j’avais très envie de détruire la peinture. Je voulais peindre en noir et blanc parce que le noir et le blanc ne sont pas des couleurs. De plus, noir et blanc sont en opposition, puisque le premier absorbe la lumière tandis que le second la rejette. Je voulais donc faire de la peinture avec rien. Je cherchais quelque chose de très élémentaire. La neige est ainsi devenue autonome, mais la neige est aussi devenue tableau, ce n’est pas rien. C’est de la peinture, une affirmation de la peinture, une sorte de peinture méditative même.

Je suis obsédé par la neige depuis toujours. À cette époque, je m’en souviens, il y a eu un hiver sans neige ; cela m’avait particulièrement frustré. J’ai longtemps collectionné des boules à neige, ces boules kitsch qui neigent lorsqu’on les agite. Ma plus belle était une Vierge de Banneux dénichée dans un magasin touristique, une baraque de la cascade de Coo. Elle s'allumait le temps d'une prière puis clignotait pour remercier.

La neige a un pouvoir apaisant et un grand pouvoir hypnotique. J’ai beaucoup déambulé dans la neige, j’ai fait de longues promenades nocturnes très enneigées dans les bois de Spa. C’est fou ce que l’acuité visuelle se développe lorsqu’on se promène la nuit par temps de neige, non pas entre chien et loup, mais entre noir et blanc. Nous nous jetions dans des congères comme dans de très confortables fauteuils qui épousent parfaitement le corps. La neige est une expérience physique. J’avais envie de m’y endormir, au risque de geler ; c’était comme une sorte d’irrépressible attraction. Et cette envie de sommeiller dans la neige m’a donné l’idée de peindre sur des couettes. La neige est une couverture ; la neige est une couverture blanche dans la nuit noire. Si je me souviens bien, mes premières neiges sur couette datent de 1992 et ce fut une découverte. À ce moment-là, j’ai véritablement éprouvé le plaisir de la peinture. Le blanc est appétissant et je comprends que Van Gogh ait voulu manger ses couleurs. Avant de peindre sur couette, j’ai surtout entrepris de petites toiles classiques, sur châssis, que je peignais à l’huile, en noir, avant d’y ajouter des points blancs. Les couettes, ce fut comme l’envol vers un plus grand format, aux dimensions standard d’ailleurs, un champ qui me convient bien, un curieux support, non tendu, bombé même.

 

- Vous enneigez aussi la peinture des autres, plus précisément des toiles trouvées, signées, quand elles le sont, par d’illustres inconnus. Cela me fait évidemment penser à la machine à peindre du docteur Faustroll, cette machine dont « la lance bienfaisante maquilla du calme uniforme du chaos la diversité impuissante des grimaces du Magasin National », pour reprendre les termes un peu emphatiques d’Alfred Jarry.

 

- Jarry invente en effet dans les Gestes et opinions du docteur Faustroll une machine destinée à projeter de la peinture sur les œuvres accrochées au Magasin National, c’est-à-dire sur les Pompiers du musée. Ma pratique s’en rapproche en quelque sorte mais ce n’en est pas pour autant une application. Dans le cas de la machine à peindre, il s’agit d’une projection violente de couleur, une éjaculation, non pas de la couleur posée calmement, c’est une sorte de dripping avant la lettre. Faustroll fait preuve d’irrévérence par rapport à l’académisme dominant. C’est une magnifique recherche de liberté, le tout-possible, comme un besoin d’abstraction, du Pollock avant Pollock. La machine est à la fois une mécanique contre l’officialité et une prémonition de ce qui se fera plus tard, plus de cinquante ans après. Qui plus est, Faustroll confie la machine pour une période de soixante-huit jours au Douanier Rousseau. Jarry et le Douanier se connaissaient fort bien. Henri Rousseau a d’ailleurs peint un portrait d’Alfred Jarry, mais cette toile a disparu. On soupçonne Jarry de l’avoir découpée. Du Douanier Rousseau, je retiens la rigueur et la poésie, l’isolement aussi. Il a mené son œuvre seul, se moquant même de la moquerie. Il s’est tracé une voie personnelle, exotique, dans le sens qu’elle était extérieure au monde dans lequel il évoluait, exotique en sa jungle de fantaisie qu’il trouvait d’ailleurs dans les magazines.

Pour moi, avant d’enneiger des peintures trouvées, il fut d’abord question d’enneiger les objets les plus divers. Peindre sur d’autres supports que la toile ou le papier, enneiger toutes sortes de choses. Comme un pneu neige par exemple. Utiliser un pneu comme support à la peinture et le recouvrir de neige. Ou des images ; oui, poser des flocons sur des images existantes.

 

- Vous êtes pataphysicien depuis de nombreuses années, inscrit au Cymbalum Pataphysicum le 12 août 1982, je devrais plutôt dire le 2 phalle. Comment avez-vous découvert cet univers singulier ?

 

- Par la lecture de Boris Vian, puis surtout par celles des Vies parallèles de Boris Vian, un livre de Noël Arnaud où l’auteur évoque le Collège de ’pataphysique. Je me suis très vite inscrit afin de recevoir les publications du Collège. Je me suis évidemment passionné pour l’œuvre d’Alfred Jarry et plus particulièrement pour le personnage du docteur Faustroll. La ’pataphysique est la science des solutions imaginaires. D’emblée, cette définition m’a paru fascinante. J’en ai très vite apprécié l’ouverture tout intellectuelle. Le pataphysicien entretient une certaine distance par rapport au monde. Il est le seul à pouvoir parler du sérieux, parce qu’il a de l’humour et qu’il pratique cette distance au monde ; il est imperturbable. D’ailleurs le pataphysicien ne meurt pas : il fait le geste de mourir. André Blavier m’a raconté que la découverte de la ’pataphysique et de l’œuvre de Raymond Queneau l’avait sauvé du suicide. Je crois que dans mon cas, c’est un peu la même chose : cela m’a donné une raison de vivre.

 

- La neige est-elle une recherche de solution imaginaire ?

 

- Oui. Certainement.

 

- Faites-vous rapport de vos travaux au Collège ?

 

- Je n’ai pas trop l’habitude de me pousser en avant, mais oui, cela m’arrive. J’ai récemment exposé mes photographies de courants d’air à la Fondation, pardon, au Fond’action Boris Vian, à Paris. Mes Ubu ont été reproduits dans diverses publications pataphysiques. Mais je n’ai jamais fait une priorité de la reconnaissance de mes travaux, d’autant que le Collège, il faut le rappeler, a été occulté jusqu’en l’an 2000. Par contre, et c’est beaucoup plus important, la ’pataphysique m’a permis de rencontrer André Stas ainsi qu’Odette et André Blavier. Nous avons eu des conversations extraordinaires. Blavier était un homme d’une grande générosité et d’une intelligence hors du commun ; sa mémoire était extraordinaire. Son travail sur les «fous littéraires», suivant la définition qu’en donne Queneau dans Les Enfants du Limon, est étonnant. Il m’a permis d’exposer au colloque Raymond Queneau, organisé à Verviers en 1985. Enfin, les Cahiers du Collège ont rendu compte de la création de ma «Faculté de Déphyscience appliquée». Par définition, cette faculté est totalement déficiente et n’a donc pas d’activité, quoique nous ayons publié deux cartes postales. J’avais l’idée de publier le compte-rendu des activités de la Faculté ; le projet était donc de publier une page blanche deux fois l’an. Finalement, je n’en ai rien fait. La Déphyscience est ainsi complète. Au sens pataphysique, le choix de l’orthographe de l’intitulé de la Fondation, cette sorte de néologisme, est toutefois déjà une démarche scientifique. Comme quoi, tout ne serait pas déficient.

 

- Il y a de nombreuses sous-commissions au sein du Collège. L’une d’elles est l’Intermission des Beaux-Arts et des Laids-Arts. Simple jeu de mots ou faut-il y voir la volonté d’abolir la notion de jugement, pour évoquer Marcel Duchamp, qui, si je ne m’abuse, fut lui-même pataphysicien ?

 

- Ce n’est pas un jeu de mots. C’est une stricte application du principe d’équivalence, émis par le Collège. Un bon tableau est équivalent à un mauvais tableau. En soi, ce n’est donc pas un jugement esthétique. J’ajouterai qu’il n’y a pas d’esthétique pataphysique ; il n’existe pas plus d’école pataphysique. Il y est plus question d’attitude par rapport à la vie, à ce qui nous entoure. Il n’y a d’ailleurs pas de devoirs pataphysiques, si ce n’est pour les Satrapes et Régents. Ceux-ci ont une obligation de publication et des activités publiques. D’ailleurs la règle l’édicte : le pataphysicien n’est tenu à rien. Ah si ! Il faut payer sa Phynance. Moi, je ne suis que Commandeur Requis auprès du Collège. Je n’ai donc aucun devoir. J’ai été commis à la Sous-commission des Biais car il se fait que je suis entré au Collège par le biais.

 

- Revenons-en à cet enneigement d’images existantes. S’agit-il, comme dans le cas de la machine à peindre du docteur Faustroll, d’une prise de position contre l’académisme et l’officialité ?

 

- Enneiger des images trouvées procède d’un double sentiment. Il y a évidemment un geste de potache, comme le fait de dessiner des lunettes ou des moustaches à la Joconde, une certaine irrévérence, un brin de dérision, mais dès le moment où j’enneige des images ou des objets trouvés, sur les brocantes par exemple, prévaut le désir de donner une nouvelle vie à ces images, à ces objets, comme une restauration de l’objet, une résurrection de l’image. Je me suis très vite dit que je pouvais le faire avec toutes les images du monde ; ensuite, je me suis dit que je ne pouvais pas le faire avec certaines images. Il ne peut être question de restaurer des images d’atrocités par exemple. Mais j’ai le désir profond d’enneiger le monde entier. Tout est susceptible d’être enneigé. Une pièce d’habitation comme celle-ci où nous conversons, une voiture – j’ai enneigé avec des flocons d’ouate une Alfa Roméo –, des robinets, des postures de plâtre… La liberté d’enneiger toute chose existe bel et bien ; c’est un peu comme posséder le monde entier, comme me l’approprier. La neige est un signe d’appartenance.

 

- Vous avez peint des neiges sur couette, sur toile, sur papier. Il y a des dizaines de neiges sur carton trouvé, des neiges sur papier millimétré, de petites neiges dans des carnets à croquis, comme des haïkus… Quelle est votre préoccupation lorsque vous peignez ainsi sans cesse cette neige intemporelle ?

 

- Il ne s’agit nullement d’une peinture naturaliste, ni impressionniste, ni météorologique. Et pourtant c’est de la neige. En fait, c’est comme un moment figé. C’est le regard fasciné sur la chute de neige, le moment où la neige tombe à gros flocons ; le moment où, par exemple, on la voit tomber le soir, au travers de l’éclairage public. Je fixe sur la toile le flocon qui tombe ; ce n’est pas la couverture neigeuse qui me préoccupe. Le flocon qui tombe est à la fois lourd et léger, une existence ténue qui va très vite disparaître. C’est ce que je nomme mes recherches sur le principe d’Impondérable, ce qu’on ne peut pondérer, ce qu’on ne peut peser. Bien sûr, on peut poser un flocon sur un plateau de balance, mais c’est le poids de l’eau que l’on estimera sans doute, car le flocon est fugitif, éphémère, difficile à saisir. Déposez donc un flocon de neige dans la paume de votre main… En fait, l’impondérable est d’abord une notion physique. On parle d’impondérable à propos de diverses substances dont la matérialité est constatée, mais dont le poids spécifique échappe à nos déterminations, de sorte qu’on ne peut affirmer que ces substances obéissent à l’action de la pesanteur. Quant à l’impondérable, de façon figurée, c’est ce qui est imprévisible, ce dont l’importance peut difficilement être évalué. Ces deux points de vue m’intéressent autant l’un que l’autre.

 

- Y a-t-il a une façon particulière de peindre la neige ? Dans l’histoire de la peinture, c’est effectivement plus souvent le tapis de neige ou les activités hivernales qui ont préoccupé les artistes, le paysage sous la neige plutôt que la bourrasque elle-même. Quoique…Dans certaines peintures japonaises, j’ai vu des chutes de neige. Je me souviens d’une gravure dont j’aurais juré qu’elle était enneigée par le Capitaine Lonchamps. Un personnage de profil dont la tête est auréolée d’une chute de neige, celle-ci très localisée dans l’image même, comme un essaim de flocons. C’est vrai que l’Ukiyo-e, ce sont les images d’un «monde flottant».

 

- À la limite, les Neiges sont des tableaux complètement abstraits. On peut les lire comme tels. Il n’y a pas de définition, pas de protocole précis. Disons que lorsque je peins, j’organise la neige, j’organise les flocons. Leur volume, la direction qu’ils prennent. J’ai remarqué que lorsque je pose un petit flocon à côté d’un flocon plus volumineux, celui-ci semble acquérir une vibration. Mais il ne s’agit pas de conventions conceptuelles ; elles tiennent au pictural. Je fige l’instant ; je fixe un moment de bonheur, comme un souvenir d’enfance.

 

- Le pataphycisien préfère, ai-je lu quelque part, «l’ascension du vide vers une périphérie à la chute des corps vers un centre». On en revient à cette notion d’impondérable physique et d’apesanteur, en quelque sorte.

 

- Exactement. Et dans mes tableaux, la neige ne tombe pas. J’ai très souvent travaillé mes neiges en spirale, comme si les flocons retraçaient la gidouille pataphysique, afin de retrouver comme une impression hallucinatoire, celle que l’on vit lorsqu’on regarde de tous côtés en pleine bourrasque, lorsque la neige silencieuse tombe à très gros flocons. Il y a là comme une apesanteur envoûtante. Les tableaux neigistes ne se font pas dans l’urgence ; je reviens souvent plusieurs fois sur la toile ou la couette, tout en cherchant à préserver le premier élan. C’est un perpétuel va-et-vient entre agitation, mouvement et immobilité. C’est à la fois une recherche d’équilibre et une ambivalence. Je passe par des états contradictoires, entre agitation et suspension proche de la méditation.

 

- Vous êtes un pataphysicien orthodoxe ?

 

- Oui. Et la Neige est en effet une activité pataphysique, puisqu’elle participe de cette science du particulier, puisque chaque neige est particulière, singulière. La pataphysique est aussi la science des exceptions. Je fais de la neige une exception. Et mon activité de neigiste est pataphysique en ce qu’elle a un caractère exceptionnel

 

- Le flocon est au cœur des préoccupations d’autres travaux. Vous avez, en effet, photographié des flocons d’ouate en les endroits les plus divers. Des clichés qui n’ont aucune qualité auratique ; ils sont juste un enregistrement par l’image d’un flocon placé dans un endroit précis, je dirais même un endroit n’importe où. C’est comme une métaphore scientifique, celle d’une expérience réitérée dans diverses conditions, dans les endroits les plus variés, comme pour valider un résultat, comme, en l’occurrence s’il s’agissait de vérifier le caractère pondérable ou impondérable du flocon de neige.

 

- C’est tout à fait cela. C’est comme si je menais une observation avec une obstination toute scientifique. Ces clichés sont parfaitement insignifiants, négligeables, tout comme les endroits où l’expérience est menée. Je n’ai jamais cherché à sublimer le décor, je n’ai jamais travaillé avec un matériel photographique sophistiqué. Je préfère l’appareil photo en plastique, à jeter après usage. C’est le flocon qui donne du sens à la banalité, à l’insignifiance du cliché. J’ai par exemple photographié des dizaines de fois ce flocon sur le tableau de bord de ma voiture, tandis que je suis au volant et que défile le paysage. J’ai posé ce flocon partout où je le pouvais, sur une table, dans un évier, dans un fauteuil, entre les herbes, à la surface d’un lac, des endroits sans qualités particulières ou parfaitement incongrus. Imaginons que je prenne le même cliché sans la présence de ce simple bout d’ouate : il n’y aurait plus aucun intérêt à la photographie. Et l’intérêt, puisque le flocon focalise l’attention du spectateur, est presque sans intérêt lui aussi : un simple flocon d’ouate tout aussi insignifiant. Le caractère obsessionnel et répétitif de ces photographies s’impose sans répit à ma conscience. Ainsi, a priori sans le vouloir, je me concentre sur ma conscience, j’apprends à cerner ma propre réalité. Avec ces photographies, de même qu’avec la peinture neigiste, il s’agit de saisir l’instant dans sa fugacité tout en lui donnant en même temps un point d’ancrage : le flocon.

 

- Gilles Deleuze développe entre autres dans L’Île déserte l’idée qu’en créant la ’pataphysique, Jarry aurait ouvert la voie à la phénoménologie. Il dit en substance que comme la ’pataphysique est la science de ce qui se surajoute à la métaphysique, l'épiphénomène est ce qui se surajoute au phénomène. L’idée est peut-être facétieuse, mais elle me fait penser à vos photographies. Celles du flocon bien évidemment, mais aussi celles que vous appelez «photographies de courants d’air». En fait, vous photographiez réellement des courants d’air. C’est absurde et c’est tout aussi facétieux puisque vous ne photographiez rien, ou du moins ce qui est indicible, le courant d’air. À première vue, on voit autre chose qu’un courant d’air sur la photo.

 

- Comme la peinture neigiste n’est pas une peinture atmosphérique, le courant d’air représente ce qui n’est pas représentable. Je dirige mon appareil photographique vers le courant d’air. Le naturalisme n’est pas dans mes préoccupations. Une porte entrouverte, une fenêtre mal fermée suffisent à imaginer le courant d’air. Cela ne m’intéresse pas plus de photographier les effets d’un courant d’air, un rideau qui bouge par exemple. Il s’agit de montrer l’invisible tandis que, dans la photo, on peut déceler la source du courant d’air.

Vous parlez de peinture neigiste. Le neigisme serait une appellation contrôlée ?

 

- C’est le souvenir d’une soirée de Nouvel An, fort arrosée, passée en compagnie de Jacques Lizène. C’était en 1989. Je ne me souviens plus des détails, ils sont plutôt brumeux. Jacques Lizène prétend en effet y avoir inventé le terme de « neigiste » à mon sujet. Le qualificatif m’a paru adéquat et je l’ai adopté sans problème. Qui plus est, fonder le « neigisme » c’est faire preuve d’un brin d’indiscipline par rapport à tous les «ismes» académiques de l’histoire de l’art., c’est en ajouter un, bien insolite.

 

- Le «neigisme» pourrait-il faire école ?

 

- Il y a des gens qui, par sympathie, par clin d’œil, m’ont offert leurs propres neiges sur divers objets. Je me suis rendu compte que chaque neige est véritablement singulière. Mais faire école, ce n’est vraiment pas mon truc !

 

- Ce pourrait être une philosophie de l’existence. Une sorte d’école de pensée, ou même une attitude.

 

- Ce pourrait. Je me suis bien inventé un soir le rôle de médecin neigiste... thérapeute pour dépressions nerveuses. Chaman de la neige ! (Rires.) Lors d’une conversation avec André Stas, celui-ci m’a dit que j’étais un mystique. Au départ, cela m’a profondément choqué. Ce n’est que plus tard que je me suis dit qu’il avait peut-être raison… Mais je serais dès lors un mystique sans dieu.

 

- Ce sont «des travaux et des jours», cette façon de suivre, de poursuivre un chemin au fil de travaux quotidiens. À chaque jour sa neige, aurais-je presque envie de dire, qu’elle soit sur papier, sur couette, sur carton… Comme un labeur mené loin de l’agitation du monde.

 

- Oui, sans doute, du moins par périodes. J’avoue une certaine tendance à la paresse, mais il y a des périodes où mon travail est quotidien. Ce fut le cas pour les photographies de flocons. Rien de plus simple que de me munir d’un bout d’ouate et d’un appareil photo au fil de mes pérégrinations. Les petites neiges ont effectivement fait l’objet d’un travail quasi journalier. Il n’en va évidemment pas de même pour les neiges sur couette qui requièrent une énergie très différente. Ce caractère répétitif est presque monomaniaque. C’est comme une longue litanie. Cela semble une même activité continue, et pourtant chaque geste est singulier, chaque neige particulière. Le regardeur distrait, pressé, verra toujours la même chose. Je ne crois pourtant pas avoir peint deux fois la même neige. J’ai même peint la plus grande neige au monde sur la surface la plus restreinte en couvrant de neige un puzzle constitué de vingt-quatre cubes. Chaque fois que l’on retourne un cube, ou qu’on en fait pivoter une surface, on obtient un nouveau tableau. Il y a donc dans cette petite boîte des millions de possibilités de tableaux neigistes. C’est l’universel mis en boîte.

 

- Vous semblez en effet mener votre œuvre loin de toute agitation, hormis celle de la neige en tourbillon. La solitude semble être un corollaire à votre travail. Elle est même au cœur de celui-ci, puisque vous avez également mené des travaux sur l’expérience de la solitude. Et ceux-ci reviennent, par la même occasion, à aborder le sommeil.

 

- La neige, par rapport au groupe des Po$t-Zozos, fut une affaire d’indépendance, une nécessité de liberté. Il fallait que je sorte du groupe, il fallait que je mène ce travail dans la solitude. Je pensais que c’était l’unique manière de me réaliser. La solitude m’a envahi et ne m’a plus quitté depuis. Roland Topor m’a beaucoup soutenu dans cette démarche. J’ai eu la chance d’être invité en Allemagne à deux créations d’opéra, décors et costumes de Roland Topor, dont un Ubu Roi de Penderecki à Munich, c’étaient des moments extraordinaires, mais il fallait que je me retrouve seul. La solitude m’a beaucoup nourri. Avoir le sentiment d’emprunter un chemin que personne n’a encore parcouru est quelque chose qui me plaît beaucoup. Comme être le premier à marcher dans une neige immaculée, à y laisser ses traces, non pas pour être le premier, mais parce que cela existe et que ces traces vont inévitablement disparaître. Sans doute, la solitude a-t-elle aussi son revers à la médaille ; sans doute poser des points blancs sur des surfaces noires n’intéresse pas grand monde. Ce n’est pas toujours gratifiant, mais à certains moments, je me sens en adéquation avec moi-même.

Je suis fasciné par le sommeil ; celui-ci est lié à la solitude. Même quand on ne dort pas seul dans son lit, on est seul dans le sommeil, comme absent du monde. Le sommeil est un peu comme la neige, une sorte de cocon sans limites mais aussi une source d’angoisse. Et quand il neige, il faut se protéger, la neige aussi est un danger.

Mes travaux sur la solitude et le sommeil ont consisté en une sorte de performance souvent réitérée. Poser un appareil photographique reflex dans ma chambre à coucher, face au lit, laisser la focale ouverte durant toute la nuit, l’appareil sur pause. La pellicule captera au fil des heures le peu de lumière qu’il y a. L’image se construit durant la nuit entière. C’est l’enregistrement lent parce qu’en temps réel, de tout ce qui se passe durant la nuit, de la lumière diffuse au fil des heures, des mouvements éventuels de la couette. L’appareil photographique est comme un œil ouvert sur le sommeil. Un seul cliché, dès lors étrange, inattendu, aléatoire, témoigne du temps de la nuit et du sommeil. À nouveau, il montre quelque chose qui n’est pas de l’ordre du visible immédiat.

 

- C’est également l’enregistrement continu d’un vagabondage onirique et nocturne, ou même le fait de revivifier l’image baudelairienne qui consiste à « vivre et dormir devant le miroir ». En fait il s’agit aussi, mais de façon plus facétieuse, d’ériger le sommeil au rang des beaux-arts, non ? Plus sérieusement, au-delà de l’éloge de la paresse, cela témoigne de cette volonté de créer, de « faire de l’art », avec pas grand-chose ou même avec rien. De chercher l’élémentaire en quelque sorte : un flocon, le sommeil, un cliché sur pause, un courant d’air. Pour en revenir à l’impondérable, c’est en effet réinterroger l’importance que l’on peut donner aux choses et même à l’insignifiance. Un flocon qui n’est rien, une couette qui couvre tout, le sommeil qui est une chose immense… C’est impondérable : on ne peut préjuger de l’importance des choses.

 

- Oui, en quelque sorte. J’ai également mené un autre travail, alors que le Cirque Divers à Liège avait organisé une « Année de la Solitude », jalonnée de diverses activités autour de cette thématique. Ma contribution a consisté, à l’occasion du vernissage d’une exposition de José Picon, à aller dormir une nuit entière dans la galerie alors que les gens faisaient la fête à l’étage en dessous. J’ai occulté la galerie, je me suis calfeutré, j’ai sorti mon petit matériel de camping, mon thermos et ma bouteille de vin. Il s’agissait d’éprouver la solitude et le sommeil alors que la fête battait son plein à quelques mètres de moi. Fin de la performance au petit matin ; juste deux photographies prises par Philippe Gielen en témoignent. Plus tard, j’ai enneigé l’une d’elles.

 

- J’ai le sentiment qu’il y a comme un rituel dans bon nombre des travaux que vous menez. Je pense à cette vidéo que vous avez mise en scène dans une clairière à la tombée de la nuit. Vous y apparaissez assis à même le sol, cagoulé, habillé de noir, mais couvert de neige. Devant vous, une couette enneigée sur le sol et une marmite dans laquelle vous allumez un feu. Et vous semblez prononcer des incantations tandis que le feu grandit. Vous appelez la nuit. Fait extraordinaire, la nuit tombe en effet au fur et à mesure que le temps passe. C’est comme un sorcier indien qui, dansant, réussirait à faire tomber la pluie.

 

- C’est à peu près cela. (Rires.) Mais je n’ai pas créé ce personnage de Snowman, cagoulé et enneigé, pour me glisser dans la peau d’un chaman ! Au contraire, il y a un côté comique à la chose. Je me souviens d’ailleurs qu’au moment du tournage, j’ai failli prendre feu : mon costume était synthétique et j’étais trop proche de la marmite de feu. Cette vidéo fait partie d’une préoccupation plus ample : ce sont les litanies qui m’intéressent, le fait de répéter sans cesse ce mot « nuit » comme si j’invoquais la nuit elle-même. Il existe aussi une œuvre, seulement sonore, de cette même « nuit », un simple enregistrement sur bande magnétique. Comme j’ai également psalmodié le mot « plâtre » de toutes les façons. C’est assez étonnant ; le mot évoque le blanc, le son va jusqu’à évoquer les croassements de quelque rapace nocturne. Il y a comme une angoisse qui surgit.

 

- Au fil de ces gestes que vous posez, tout se tient. C’est comme un effet… boule de neige ! À partir de ce simple flocon se développe à la fois une attitude, une sorte d’enchaînement d’expériences, d’émotions, de temps vécus. La neige, la nuit, la couverture, le sommeil, ce qui est visible, ce qui ne l’est pas, le noir, le blanc, le phénomène et ce que l’on ressent, le souvenir et la suspension dans le temps. Il y a par exemple ces photographies de « marmites de feu » qui baignent dans une lumière orangée, des clairs-obscurs à la de la Tour. Lorsque j’évoque cette notion de rituel, ces images me viennent également à l’esprit, comme s’il s’agissait en ce cas du rituel de la veillée. Ces photographies aussi, comme beaucoup d’autres travaux, sont teintées d’un certain mystère.

 

- C’est effectivement une autre sorte de rituel, que l’on peut lier à la nuit bien sûr, à l’image arrêtée et suspendue. C’est un geste que j’ai posé quelques fois, en profitant de moments de convivialité. Je n’ai jamais cherché à en faire une série. C’était une époque où j’avais envie de photographier le feu. En fin de repas pris entre amis, le soir bien sûr, j’apportais sur la table une petite marmite. J’y froissais du papier journal auquel je mettais le feu. Ce sont donc des marmites de feu. Je photographiais la scène, les convives autour de cette marmite, l’appareil sur pause, comme dans le cas des photographies de sommeil, focale ouverte le temps que se consume le papier, le temps que dure ce feu très éphémère. En résultent ces photographies très aléatoires, elles aussi, où la marmite éclaire l’assemblée. Ce ne sont pas des instantanés donc, ce sont des images qui suspendent le temps… durant un certain temps.

 

- Il y a aussi cette étonnante vidéo où dans votre costume de Snowman, vous roulez en voiture, en psalmodiant une curieuse litanie. En fait, Snowman répète inlassablement «Et où pourquoi comment où», toute une série de questions fondamentales, élémentaires. C’est comme un «road movie», où vous croisez même une fanfare. Et cette image du road movie, c’est un peu comme le flocon posé sur le tableau de bord de la voiture. Un voyage à travers le monde, comme le voyage du docteur Faustroll, de «Paris à Paris par mer ou le Robinson belge», en quelque sorte.

 

- Oui. J’ai créé Snowman avec la complicité de deux amies qui se sont chargées des travaux de couture, en préparant la séquence que Jacques Lizène désirait me consacrer dans son film Un certain art belge, une certaine forme d’humour. Cagoulé, on ne voit que mes yeux. En collant noir, je suis complètement enneigé, couvert de flocons. On peut tout enneiger, donc pourquoi ne pas m’enneiger moi-même ? Snowman, c’est en fait un personnage qui voyage dans le monde, qui en est témoin. Il ne porte pas de jugement, mais il est témoin de tout ce qui se passe autour de lui. Snowman parcoure mon œuvre un peu comme Max l’a fait précédemment. Il s’immisce partout, il participe à la vie des gens de façon presque fantomatique. Snowman participe aux fêtes de famille, va à la chasse, est inscrit dans une troupe de théâtre amateur, travaille à l’usine, il a tous les âges de la vie. Snowman, c’est lui, ce n’est pas moi. Je l’ai introduit dans bon nombre de vieilles photos et de gravures anciennes. Il se substitue toujours à un personnage de l’image. En fait, il participe à la résurrection de ces vieux clichés sépias par sa seule présence fantomatique, silencieuse, incongrue. Il est là comme une ombre couverte de neige. Lui aussi cultive une certaine distance par rapport à la scène où il s’introduit.

 

- En parcourant toutes ces images qu’au fil des années vous avez enneigées ou dans lesquelles vous avez introduit Snowman, je me suis rendu compte que le choix des documents, des images, n’était pas innocent. Il y a comme un fil conducteur.

 

- Ce sont des images choisies dans des livres ou ce sont des photographies anciennes. Ce ne sont pas n’importe quelles images. Tout n’est pas… enneigeable. La plupart du temps, ce sont des images qui ont un certain passé, ou même un passé certain. Dix ans, vingt ans d’existence. Il y a un décalage dans le temps. Je ne découpe pas des images dans les magazines contemporains. Il existe déjà une histoire installée dans l’image, son histoire propre, dont je vais me servir. J’ai utilisé des séries reprises dans des catalogues d’habitat, une sorte de bonheur conforme des années 60, la découverte de la salle de bain moderne, fonctionnelle, mais qui n’est plus moderne au moment où je l’enneige. Il est probable que cela témoigne d’une certaine nostalgie. Il y a des images plus étranges, scientifiques, biologiques, géologiques. Des gouffres, des cellules ou des mouches enneigées. La géologie a aussi fait partie de mes intérêts de jeunesse. Les fossiles aussi. Et je ferai remarquer que la spirale de l’escargot n’est pas une gidouille puisque celle-ci est sénestrogyre, alors que la spirale de la coquille d’escargot part vers la droite. J’ai recherché les images de couverture de petits romans policiers, comme celles de la collection Harry Dickson. Ce sont des petites histoires policières tirées sur quelques pages d’un mauvais papier journal ; seule la couverture est plus soignée. Il y en a même certaines que je n’ai pas osé enneiger tant je les trouvais belles. Il y a des gravures de livres aussi, toujours aussi datées. Elles sont teintées d’une poésie que je ne retrouve pas dans l’image actuelle, une sorte de désuétude, un côté suranné. Je me rends compte que j’ai pas mal chiné dans ma vie. Il y a bon nombre d’images didactiques, ce qui est très pataphysique. Des images à découper et à coller dans ses cahiers d’écolier. Snowman devient ainsi pompier, sauveteur en mer, agent de bourse à Wall Street, employé, conducteur de diligence, télégraphiste, hôte d’une maison de repos. Bref, il est partout dans le monde, décalé dans des documents eux-mêmes décalés et que j’adopte parce qu’ils le sont.

 

- Vous êtes vous-même dans et hors le monde, distancié, comme Snowman.

 

- Je me situe en effet dans les marges. J’ai cette volonté de distance par rapport au monde, cette distance dans les images que j’utilise, cette distance imperturbable du pataphysicien ; c’est la situation qui me convient le mieux. Je cultive cette attitude-là également par rapport aux cénacles de l’art contemporain, non pas que je les rejette, au contraire, mais je reste aux frontières. Spa, où je vis, me convient très bien, cette bulle de Spa, à la fois dans le monde et hors le monde. C’est une ville emplie de fantômes, on y croise Pierre le Grand, Descartes, Apollinaire et sa mère qui tenta de se refaire une fortune au casino, Turner, Hugo, Casanova, Alexandre Dumas. C’est une ville dans le monde, aussi, très active. Et puis les bois de Spa sont extraordinaires.

 

- «Ne neige pas qui veut.» C’est une petite phrase jetée sur papier dès ce projet de livre. Est-ce un avertissement ? Un aphorisme ?

 

- Un jour, j’ai écrit que «ce motif de la neige brouille la perspective, les repères de proximité, de profondeur. Il apparaît comme un symbole, comme un signe d'appartenance, une marque de combat, une intimité illusoire, un univers dans lequel le monde connu, le passé, le futur ne posent pas de problèmes parce qu'ils semblent ne plus exister, ne pas avoir cours ici ou simplement parce qu'ils n'ont peut-être jamais réellement existé. La neige est bien là, omniprésente, mais elle ne tombe pas, elle est un moment arrêté, un monde en suspension, une harmonie à haut risque oscillant entre le rassurant et l'étouffement, entre le cocon sans limites, universel, et la prison fragile dévorant le prisonnier.» Voilà. La neige est, en effet, une harmonie à haut risque.

 

À Liège, décembre 2007, il ne neige pas.

 

Capitaine Lonchamps

Ne Neige pas qui veut

Vrijthof Maastricht. Exhibition view

 

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optimisé pour safari, chrome et firefox  |  propulsé par galerie Nadja Vilenne  |  dernière mise à jour  06.02.2016