Biennale de Paris 1971, film collectif

Anonyme, Guy Mees, Nature morte, Rocky Tiger, Bernd Lohaus, Panamarenko. Film 16 mm, numérisé, NB son, sous titres, 00:39:04

BIENNALE 1971, UN FILM COLLECTIF

 

Le contexte

 

Ce n’est pas un hasard si Guy Jungblut, directeur de la galerie Yellow à Liège décide à l’automne 1971 d’organiser une manifestation entièrement dédiée à la vidéo, ces «Propositions pour un circuit fermé de télévision», désormais mythiques puisqu’il s’agira là d’une première en Belgique. En 1971, l’heure est effectivement à la vidéo et au film d’artiste. «Prospect», l’initiative portée par Konrad Fischer qui se déroule à la Kunsthalle de Düsseldorf s’appellera cette année «Projection» et sera entièrement dédicacée à la photographie, au film, à la vidéo. On y verra l’essentiel de la scène internationale. A Paris également, on se tourne vers ce phénomène récent et la Biennale parisienne s’ouvre également à ces nouveaux media. Elle se centre, certes, sur l’ «hyperréalisme» (section confiée à Daniel Abadie), sur «l’art conceptuel, pratique, théorie et langage» (sections confiée à Catherine Millet et Alfred Pacquement), elle fait un détour par le dessin de presse (confié à Claude Bouyeure) (Charlie Hebdo ou Hara Kiri défraient en effet déjà la chronique). Mais surtout elle crée une section intitulée «Films d’artistes» et aborde le mail art, sous l’angle de «la communication à distance et de l’objet esthétique ». Alfred Pacquement, commissaire, de ces «Films d’artistes», précise à ce sujet, après quelques considérations sur le cinéma de Warhol, qu'il est temps de prendre conscience du phénomène : «La Biennale de Paris, écrit-il, a décidé de présenter, en plus des trois options initialement prévues, un état des recherches cinématographiques des jeunes artistes. Faisant suite à l'exposition «Information» (New York, été 1970), la Biennale veut ainsi montrer l'importance et l'originalité des films d'artistes. On voit en effet des revues d'art consacrer des numéros spéciaux au cinéma : une des meilleures revues allemandes d'art contemporain, Magazin Kunst, a publié récemment un numéro très documenté sur la question. Par ailleurs, les galeries d'art se préoccupent de plus en plus des films, et certaines d'entre elles (Gerry Schum à Düsseldorf, PAP à Munich) ne vendent plus que des films, éditant même certaines copies signées et numérotées comme des estampes. Enfin, la manifestation annuelle du Kunsthalle de Düsseldorf, «Prospect», sera cette année entièrement consacrée aux films d'artistes1. Tous ces exemples montrent à quel point le sujet est d'actualité: la prolifération des films d'artistes devait susciter la réponse des organismes qui diffusent la culture en confrontant à un public ce nouveau type de cinéma. C'est là l'expérience que tente la Biennale ».(2) Jean-Marc Poinsot, présentant la section « mail art », dont il pressent que cette manifestation « prendra un tour inattendu », constate pour sa part que « la société moderne qui ne repose plus uniquement sur des échanges de biens a vu ses « services » augmenter et les échanges symboliques se multiplier. Un objet produit plus de travail pour sa diffusion que pour sa fabrication. Le transport de l'information est plus important que celui des marchandises. C'est cette contradiction actuelle de notre société de consommation qui est en quelque sorte touchée par l'activité artistique ».(3)

 

Jacques Charlier n’est pas invité dans la section « dessin de presse » (il eut pu) de cette biennale de Paris, il l’est, par contre, dans la section mail art4. Au ministère de la Culture à  Bruxelles, il semble qu’on ait entendu l’appel lancé par Alfred Pacquement aux « organismes qui diffusent la culture ». La biennale de Paris comporte des sections nationales, à l’instar de celle de Venise (l’édition 1971 sera d’ailleurs la dernière de ce type). Le Ministère de la Culture belge, section francophone, et son « Service de Propagande artistique », dirigé par Francis De Lulle, (service ancêtre de l’actuel W.B.I) a décidé de sélectionner Jacques Charlier et de soutenir le projet singulier que celui-ci propose : un service, dans le sens où l’entend Jean-Marc Poinsot, un échange symbolique, la production d’un film collectif. « Cette année, déclare Francis De Lulle, nous avons délibérément fixé notre attention sur des courants où l'esprit de recherche domine. De plus, il nous a semblé capital de présenter des travaux conçus en dehors du cloisonnement arbitraire (et parfois étanche) des différentes disciplines de la création artistique. Les jeunes créateurs belges présentés à cette Biennale tendent, à des degrés divers, vers un art qui s'exprime à partir de « supports » pluridisciplinaires, soit au plan individuel, soit au niveau du groupe. Et cela s'inscrit parfaitement, je le crois, dans l'esprit même de la Biennale de Paris, vaste laboratoire mondial où s'élabore l'art de demain ». Francis De Lulle énumère les projets qui seront présentés à Paris et annonce, de façon quelque peu laconique : « Jacques Charlier, lui aussi, vient de la peinture et son itinéraire esthétique l'a amené à l'art conceptuel. II s'exprime par le truchement du cinéma; le film présenté est inédit ».5

 

Cet inédit, un film collectif, le projet

 

Dans une note d’intention, Jacques Charlier précise (heureusement !) son projet : « il s’agira de produire un film 16 mm, d’une durée de 40 minutes, un film constitué d’une suite de six séquences réalisées chacune par des artistes différents. Ce film reflètera en quelque sorte l’actualité des courants d’idées et des prises de positions élaborées en Belgique. Comme tout essai de panorama collectif, il sera certainement incomplet, mais il s’agit là d’initier une méthode. De transport facile, de diffusion soit cinématographique, soit télévisée, ce film correspondra parfaitement aux besoins de la communication actuelle sur le plan international ». Et Charlier ajoute : « Il ne s’agira pas à proprement parler de cinéma pur, mais plutôt d’un support d’idées ou de documents sur des travaux en cours. Donc, pas de recherches d’effets spéciaux, d’esthétique ou de mouvements de caméra spectaculaires. Composé de plans simples et souvent fixes, il illustrera une série d’études de comportements nécessitant l’image et le son en vue de leur communication ».6

 

Jean-Paul Trefoit (qui dirigera plus tard « Vidéographie » au centre de production de Liège de la RTB) et Greta Van Broeckoven le rappellent dans « Salade Liégeoise, la création vidéo à Liège » : En 1970, Jacques Charlier rencontre Gerry Schum, « qui avait déjà permis à plus d’un artiste de réaliser une œuvre cinématographique ou vidéo en Allemagne »7. Les activités de Gerry Schum sont bien évidemment un modèle dans le cadre des préoccupations qui mobilisent Charlier. Tout comme le réalisateur allemand, Charlier a compris tout le potentiel du support télévisuel. Pour la biennale de Paris, il projette d’ailleurs de produire une vidéo plutôt qu’un film ; il ne dispose pas du matériel adapté, demande conseil à Gerry Schum, opte pour la solution filmique, mais en tenant compte sur le plan technique du fait que ce film pourrait ultérieurement être converti en format vidéo.8 Le Ministère, qui par ailleurs dote généreusement le projet9, ne le suivra malheureusement pas jusque là. Le film n’existera qu’en 16 mm.

 

Détour par Düsseldorf donc. L’histoire de la « Fernsehgalerie » de Gerry Schum débute en 1968 lorsque celui-ci propose à la chaîne télévisée berlinoise SFB son projet de télégalerie : « Chaque exposition doit être constituée d'une série de « films - œuvres » - sortes de happenings télévisés d'un nouveau genre - conçus en collaboration avec les artistes et créés « uniquement » pour l'émission, écrit Maïté Vissault10. Toute l'originalité du projet réside dans le fait que la perspective télévisuelle (enregistrement, diffusion, point de vue, manipulation de l'image...) devait entrer dans la conception des œuvres, action et objet étant confondus. La Fernsehgalerie a ainsi pour ambition de réunir des « films - œuvres » aux dimensions de l'image télévisée.11 L’innovation  - radicale - du projet vise donc l'extension de l'art à l'univers filmique dans un souci d'unité entre l'œuvre et le médium, et la redéfinition de la télévision en tant que médium artistique destiné à un public de masse. A l’époque, l'initiative de la « Fernsehgalerie » n'est d'ailleurs pas sans équivalent, rappelle Philippe-Alain Michaud12: « A San Francisco, le marchand d'art James Newman développe une idée similaire et transforme en décembre 1968 sa galerie (la Dilexi Gallery) en Fondation afin, dit-il, « de donner davantage de liberté aux artistes, de toucher un public élargi et de faire de l'art une composante organique de la vie quotidienne ». Cette idée, dont le but est de créer spécialement des œuvres d'art pour la télévision plutôt que de réaliser et de présenter des documentaires sur des artistes, est évidemment à placer dans le contexte des courants artistiques émergents de l'époque tels les arts conceptuel et processuel, le Land Art et l'Arte Povera. Le vernissage de l'exposition inaugurale de la ''Fernsehgalerie'', intitulé « Land Art »  et qui réunit bien sûr des artistes du Land Art, a lieu le 28 Mars 1968 dans les studios de la SFB à Berlin. Suite à cette exposition, Schum réalise le moyen métrage également intitulé  « Land Art » de 35 minutes en noir et blanc qui fut diffusé sur la première chaîne allemande le 15 Avril 196913. Le film est bien évidemment inscrit au catalogue des courts métrages d’artistes » de la biennale de Paris 1971 (tout comme « Identifications », tourné à la Video Gallerie Gerry Schum II Fernsehaussttlung en novembre 1970).

 

Outre Gerry Schum, la section « courts métrages d’artistes » de la Biennale de Paris, comporte des films de Vito Acconci, Christian Boltanski, Achille Bonito Oliva (et Gino De Dominicis, Mimmo Germana, Janis Kounellis, Vettor Pisani), Robert Breer, K.P. Brehmer, Dan Graham, Nancy Graves, Lee Jaffe, David Lamelas, Jean Le Gac, Bruce Nauman, Denis Oppenheim, Richard Serra, Sarkis, Keith Sonnier, Peter Stampfli, Lawrence Weiner. Ils sont tous invités par le Commissariat général de la biennale. Charlier n’y figure pas car son projet dépend de la représentation nationale belge. Il est inscrit, et cela le fait bondir14, dans la section intitulée « Films de cinéastes » (tout comme Jean-Jacques Andrien qui présente son film « la pierre qui flotte », ce qui, dans ce cas, est fort logique). Assurément Jacques Charlier n’y est pas à sa place. Son film semble inclassable, ou du moins on ne le range pas dans le tiroir qui lui conviendrait. Ce moyen métrage est, en effet, constitué de « films d’artistes » dont Charlier n’est pas le cinéaste, un film dont on peut néanmoins affirmer qu’il participe de sa démarche et donc de son œuvre. Jacques Charlier initie un travail collectif où chacun des artistes confirme sa place singulière ; et ce film ne sera pas une simple compilation. Il adopte le point de vue de Gerry Schum : le film rend compte de processus de travail et documente l’art en train de se faire. Certaines des œuvres sont destinées au film en lui-même et le film en est le résultat. Jacques Charlier y participe en tant qu’artiste, puisqu’il réalise personnellement l’une des séquences. De l’ensemble, il est l’initiateur, le concepteur, le producteur exécutif, le « présentateur ». C’est sans doute ce dernier terme qui convient le mieux car il correspond à l’esprit de sa démarche artistique. Jacques Charlier se dit « présentateur » des documents du STP, qu’il introduit dans le monde de l’art. Il sera ici le « présentateur » des documents filmiques fourni par ses collègues et amis artistes afin de les introduire à la biennale. La dimension collective a toujours été sous-jacente à sa pratique. Elle l’était déjà dans la dimension participative du fantasme urbanistique de la « Zone Absolue »15, elle l’est bien évidemment dès le moment où il associe ses collègues du STP à son travail. Elle le sera encore ici en proposant à Guy Mees, Bernd Lohaus, Panamarenko, Walter Swennen, Fernand Spillemaekers de s’associer au projet. Enfin, « le transport de l'information plus important que celui des marchandises » tel que l’évoque Jean-Marc Poinsot, répond à ses propres aspirations. Charlier, on le sait, a parfaitement assimilé les aspects idéologiques et socio-économiques du mouvement Fluxus, même s’il se déclare très éloigné de celui-ci. Il connaît le sens des « situations concrètes » (la valeur d’usage de l’œuvre d’art et celle de marchandise) telles qu’énoncées par Guy Debord dès le début des années 6016. Il analyse sans cesse le système de diffusion et de distribution puissamment centralisé dans le monde de l’art. Il agit continuellement en observateur, le voici informateur et « l’information » promue au rang d’œuvre d’art elle-même.

 

La mise en œuvre du projet

 

Très concret, Charlier l’est également. Il y aura six séquences et, en fait, trois galeries d’art associées : MTL à Bruxelles, X-One et la Wide White Space à Anvers. « Le film a toujours été présenté comme une suite de séquences réalisées par des artistes belges dont certains assistés par des galeries pour la réalisation, écrit-il. J’étais en fait le producteur de ce film, uniquement. Comme Gerry Schum l’est pour les films d’artistes présentés à la biennale ».17 Voilà les galeristes au rang d’assistants de réalisation ! Nicole Forsbach, qui assume le montage final du film, présente d’ailleurs ainsi son projet de générique final à Anny De Decker, directrice de la Wide White Space : « (…) Je pense que c’est équitable. Jacques et toi avez été assistants de réalisation. Les réalisateurs sont les artistes. Je mets tout à la fin du film car je ne peux détailler chaque séquence. Nous même  ne mettons pas « directeur de la production (ce qui est explicitement notre tâche), car ce serait pompier et ridicule ».18 L’attitude est précise, elle met les artistes au centre du jeu ; les trois galeries interviennent dans ce cadre précis, à des titres divers d’ailleurs ; Charlier lui-même choisit une position en retrait. Chaque artiste est en effet responsable de sa propre production, prise de vue et de son, développement, pré - montage et (même !) dérayage de la pellicule, traductions en vue des sous-titrages. Guy Mees collabore avec X-One, Bernd Lohaus et Panamarenko avec la Wide White Space. Au cours du travail, très vite, comme en témoigne divers courriers et l’établissement de la comptabilité très précise19 que tient Nicole Forsbach, se dégagent des pôles géographiques. Il y a Anvers, avec les précités, Bruxelles avec les deux projets très particuliers élaborés avec la galerie MTL et Liège enfin, avec le projet personnel de Jacques Charlier qu’il réalisera au STP et dans les studios du centre de production local de la RTB. C’est à Liège, enfin, que le film est finalisé ; Nicole Forsbach en est la cheville ouvrière. Toute la production a lieu durant l’année 1970-1971.

 

Jacques Charlier rédige lui-même la présentation des six séquences (un texte écrit en 1971, après production du film, un texte destiné « à endiguer les délires journalistiques », écrit-il en marge de celui-ci)19. Ses notices sont succinctes, elles ne contextualise pas les démarches des uns et des autres, il n’y a pas de bio ou autres commentaires; elles se bornent à présenter le travail filmé, à documenter les travaux en cours. Ainsi à propos de Guy Mees, Charlier écrit : « Sont présentés trois personnages de taille différentes. Ceux-ci vont permuter face au spectateur sur trois niveaux différents, à savoir : a) 2 blocs itongs superposés, b) 1 seul bloc, c) le sol (niveau 0). On peut rapidement s’apercevoir qu’au cours de ces situations différentes, la façon d’appréhender chaque personnage est fonction du niveau et du rapport de niveau existant avec les autres personnes ». Voilà une présentation radicale ; et c’est ce qu’il y a en effet à voir. Même ton pour les recherches de Bernd Lohaus : Charlier évoque « les manipulation qu’imposent les sculptures elles-mêmes, leur jeu d’emboîtement, leur superposition jusqu’à la rupture d’équilibre ». Il est un peu plus lyrique à propos de Panamarenko. « Celui-ci, écrit Charlier, décrit les problèmes soulevés par la construction d’un énorme dirigeable de plastique transparent doté de moteurs électriques et d’une nacelle d’osier qui permettrait selon lui de réaliser soit une ligne de transport de personnes entre deux grandes villes, soit d’accomplir de longs voyages. Panamarenko explicite longuement avec force détails les principales anomalies techniques qu’il essaie de résoudre avec patience. Il s’attarde sur l’enveloppe et son étanchéité, sur les moyens de propulsion et de direction de l’aérostat dans l’espace ». Et il ajoute toutefois : « la régression scientifique et technologique opérée par Panamarenko nous fait pénétrer dans la froide et rigoureuse logique d’une physique aéronautique à rebours ». Voilà de quoi décourager tout éventuel délire journalistique.

 

Les deux projets bruxellois, auxquels on associera la galerie MTL de Fernand Spillemaekers, ont des signatures inattendues. Le premier est annoncé comme « Anonyme » ; c’est en fait le projet de Walter Swennen. Le second convoque un artiste parfaitement inconnu et d’ailleurs fictif, Leo Josefstein. « Walter Swennen, explique Jacques Charlier, traite de l’image cinématographique et définit simplement le processus de sa propre projection ». Plan fixe sur l’artiste, il y est en effet question d’image, de projection et de traduction. « La répétition d’une même séquence ainsi que le texte relatif à celle-ci, poursuit Charlier, met en question la réalité du  sujet filmé ainsi que l’interprétation donnée du message initial. En fait le message n’est jamais totalement audible dans sa langue originale, il est relégué à l’arrière plan et couvert par la voix de l’interprétant dans plusieurs langues différentes. Il apparaît toutefois sous la forme d’un sous-titrage en français, mais là encore le doute subsiste quant à la fidélité de la retranscription de l’original ». Quant au projet signé Léo Josefstein et intitulé « Nature morte » il est « proposé par un artiste par l’intermédiaire d’une galerie, tous deux désirant garder l’anonymat. Ce document relate un essai de réalisation d’une nature morte ».

Sur une table blanche (la séquence est tournée chez le collectionneur Herman Daled), une personne dispose des objets quotidiens suivant les indications vocales hors-champ d’une deuxième personne. Intervient une deuxième voix qui guidera les gestes d’une quatrième personne afin de corriger la composition, une cinquième critique l’ensemble, jusqu’au retour à la disposition initiale qui, naturellement, ne convainc pas plus. La nature morte en  question est impossible à réaliser. Simple canular collectif initié par un galeriste, Fernand Spillemaekers qui, tout comme Konrad Fischer, peint également  (mais en secret) ? Délire de Jacques Charlier qui, par ailleurs, à la même époque, interroge la peinture à travers la photographie et qui réutilisera le nom de Leo Joseftein comme l’un de ses hétéronymes ? On peut imaginer que la conception fut collective, à l’image du chassé-croisé qui construit la séquence elle-même.  Enfin, il y a la séquence de Jacques Charlier ou plutôt celle de Claude Delfosse et de Jacques Charlier, qui présentent Rocky Tiger, nom de scène du premier. Dans sa présentation du projet, Jacques Charlier prend une fois de plus cette position de retrait qu’il cultive continuellement. Il se contente de reprendre les premières phrases de l’interview qu’il fait de Rocky Tiger alias Claude Delfosse, interview qui ouvre la séquence : « Comme nous travaillons ensemble au S.T.P, cite Charlier, Jacques est venu me trouver et m’a demandé si ça m’intéressait de passer dans un film pour la biennale de Paris. Alors, pour lui faire plaisir et comme ça me plaisait aussi… j’ai accepté de chanter dans ce film un morceau que j’interprétais il y a quelques années… Ca n’a rien de très commercial évidemment… ». Claude Delfosse, accompagné par ses musiciens, chantera « Blue Suede Shoes »20, ce standard du rock’n’roll, écrit et enregistré par Carl Perkins en 1955 et que reprendra Elvis Presley sur son premier album l’année suivante.

 

Il est intéressant de considérer le montage final du film, l’ordre dans lequel sont présentées ces six séquences. Nous sommes en effet loin d’une simple compilation. Le film s’ouvre en effet sur la séquence « anonyme » de Walter Swennen. Celui-ci, à l’époque, est poète et écrivain, il se commet dans quelques activités performatives ; il ne peint pas encore. Sa contribution « anonyme » analyse justement le langage cinématographique et la traduction du langage, au travers de la situation prosaïque de la place physique du projecteur et dès lors de la résultante de l’image projetée. C’est l’interrogation du médium même et la réalité de tout sujet filmé. Recherche en soi, propre à son auteur, elle agit aussi comme une sorte d’avertissement avant la projection des autres séquences. C’est ensuite Guy Mees qui apparaît à l’écran. Guy Mees poursuit un travail en cours, un cycle sur les « Différence de niveaux », une série d’œuvres qui portent le titre de « Portraits ». Le travail a débuté en 1969, il se poursuivra jusqu’en 1974, il est composé de photos de formats variés et de films dont celui-ci, dans lequel Guy Mees apparaît avec son épouse et le galeriste Marc Poirier dit Caulier. Cette séquence a l’allure d’une performance et la caméra n’est présente que pour enregistrer ce processus de régulation hiérarchique : trois personnes apparaissent sur des blocs itongs de hauteurs différentes, eux mêmes n’ont pas la même taille ; ils intervertissent leur place, la hiérarchie est simultanément perturbée et mise en perspective.

 

Dans son récent ouvrage, Liesbeth Decan21 pointe les stratégies picturales qui apparaissent dès les débuts du photo conceptualisme façon belge, peut-être parce les traditions picturales y ont toujours été très fortes et présentes. Il y a, en effet, cette dimension de « faire image » que l’on retrouve dans la « Nature morte » de Léo Joseftein, troisième séquence du film, une nature morte que l’on pourrait qualifier de processuelle. Sans doute, le film nous parle-t-il de peinture ; il est surtout l’enregistrement d’un processus à dimensions de l’écran de télévision. Gerry Schum a construit ses films « Land Art » et « Identification » « en très courtes séquences en visant l’information et le concept, plutôt que le résultat ou la forme artistique : L'objet d'art, affirmera-t-il, se présente comme une unité formée par l'idée, la visualisation et l'artiste comme démonstrateur ». « L'objet d'art perd son autonomie, en ce qu'il ne peut être séparé du producteur et de l'artiste »22, dira-t-il encore. « Nature morte » fonctionne comme une réponse à cette attitude, comme une déclinaison, légèrement teintée d’ironie. Et ceci précède la séquence réalisée par Charlier, ce « Rocky Tiger » qui assure l’intermède musical. Avouons que tout  cela décoiffe. Charlier relance la carrière de son collègue Claude Delfosse, qui comme lui dessine des plans de travaux publics et fait de la musique rock en dehors des heures de boulot, parce que la musique de Presley « ce n’est pas du sirop », ça lui donne même « des picotements partout ». La guitare, il a appris sur le tas, s’est fait remarquer dans un concours au Ciné - théâtre Cockerill - Ougrée, où il a fait un « boum plus formidable encore qu’à la maison des combattants de Seraing ». Il a gagné des crochets, créé son groupe les « Black Ryders », pris un nom de scène Rocky Tiger, combiné les concerts, le service militaire, la vie professionnelle ; il a  âprement discuté ses cachets, joué avec les « Misfits », « les Trepidos », « Les Dandys », loupé l’opportunité d’une tournée dans les casernes américaines en Allemagne, parce que les concerts, c’était en semaine, « alors tu vois où j’en suis…, confie-t-il à Jacques dans un entretien audio qu’éditera Charlier comme corolaire  au film23, je ne joue plus..., si si, de temps en temps.. J’ai encore trois ou quatre guitares à la maison… Voilà, c’est tout »23. Une vie d’artiste, somme toutes, que Charlier présente dans la société de l’art de l’art contemporain au même titre que les photos de rapports de son collègue Bertrand, les essuies plumes de tous ses collègues, leurs buvards, leurs feuilles de présence, leur image lorsqu’ils posent devant la double porte du Service Technique Provincial.

 

Ce sont enfin les séquences de Bernd Lohaus et de Panamarenko que le spectateur découvre. La première s’apparente à une visite d’atelier, la seconde à une interview. C’est l’action qui prévaut dans le film de Lohaus, hic et nunc. Dans chacune de ses interventions, Lohaus s’attache à révéler la spécificité du matériau dont il s’empare. Il pose ainsi systématiquement des assemblages concis en dialogue avec l’espace, l’architecture, son propre corps et le corps du spectateur. Le film fonctionne, de manière aussi minimale que le travail,  comme un court manifeste : de la grammaire des formes et des mots à la gravité de l’œuvre dans l’espace. Panamarenko, quant à lui, répond stricto sensu à la proposition de Charlier. Ce film doit-il faire état de l’actualité d’une recherche ? L’artiste est préoccupé depuis deux ans par la création de son « Aeromodeller », ce dirigeable plus léger que l’air, long de 27 mètres qu’il construit lui-même, une œuvre devenue emblématique et fondatrice de son oeuvre. Panamarenko décide donc de tourner son film à Balen dans le Limbourg belge, sur le terrain que Jef Geys lui a prêté et où il se livre à divers essais in situ. Devant la future nacelle de l’aéronef, il évoque une suite de problèmes techniques rencontrés, les risques possibles, les solutions pratiques, des questions d’une haute ingénierie réglées de façon parfaitement artisanales. Il est dans son sujet comme il est déjà dans sa nacelle d’osier. Il utilise l’image filmique dans son approche la plus directe, celle d’un point d’actualité, comme si le monde entier était au fait de son prochain envol.

 

La réception du projet, ses suites

 

Si on croit Jacques Charlier lui-même, la présence du film à Paris passe relativement inaperçue. D’après le rapport qu’il remet à l’administration belge, productrice du film, c’est un échec : l’organisation des projections des films elle-même n’est pas au point et Paris n’a pas « l’efficacité allemande que l’on peut trouver à Prospect ou à la Documenta ». Il dresse dès lors en trois pages un schéma de « propositions de réorganisation - tactique concernant l’avant-garde belge à confronter ultérieurement sur le plan international »24. L’information – on rejoint ici le fond et la forme – y occupe une place prépondérante. La lutte, l’idéologie, c’est le discours de l’époque. « L’obsession de l’intrigue, la poésie des relations tactiques et stratégiques, la géographie du monde international de l’art»25, écrira Barbara Reise au sujet de Charlier qui évoque même, abordant le rôle des acteurs et des galeries, un « nouveau sens de la rivalité ». Il insiste sur les rôles potentiels de la télévision, s’appuyant sur le fait « d’étendre et de démocratiser l’actualité artistique, par des passages télévisuels de films d’artistes », loin des « commentaires et interviews paternalistes traditionnels ». Ce film de la Biennale 1971 est effectivement précurseur de « Vidéographie » que le Centre de Production de Liège de la RTB  développera quelques années plus tard.

 

« Biennale 1971 », appelons le ainsi, car le film n’a jamais eu de titre, sera également montré par les galeries X-One et Wide White Space26 à Anvers. La galerie X-One organise d’ailleurs deux événements spécifiques autour des séquences de Jacques Charlier et de Guy Mees.27 A Liège, Charlier proposera Rocky Tiger à Guy Jungblut dans le cadre des « Propositions pour un circuit fermé de télévision »28. Des projections auront également lieu à la KUL à Leuven (une séance) et à la Neue Galerie d’Aachen (3 séquences), comme nous l’apprend un courrier que Charlier adresse aux co-réalisateurs du film en mars 1972. « Des contacts ont été pris afin d’organiser une projection au Palais des Beaux-Arts, ajoute-il, ainsi qu’à Gand (association Geirlandt & co) et à Liège (ou j’insisterai pour la TV, des contacts sont pris à ce sujet) ».29

 

Notice sur une histoire matérielle du film

 

Il existe deux copies - et deux versions – du film 16 mm montré à Paris en 1971. La première a été retrouvée à la cinémathèque Royale de Belgique par l’artiste Ana Torf. Argos dispose aujourd’hui d’une numérisation Betacam SP de cette première copie faite sur un télécinéma. Jacques Charlier possède la seconde copie, dans sa boîte métallique  d’origine. En 1971, il fut, en effet, décidé de commander deux copies positives définitives, l’une pour le Ministère de la Culture, producteur du film, l’autre destinée à Jacques Charlier. Un double de la facture pour cette première copie, adressée au ministère, en la personne de Francis De Lulle, figure dans les archives de Jacques Charlier. On peut raisonnablement penser que c’est cette copie qui s’est retrouvée à la Cinémathèque. Il n’est pas impossible qu’elle ait été déposée à la Cinémathèque après la scission du Ministère de l’Education et de la Culture lors de la communautarisation de l’enseignement et de la culture. Que faire, en effet, lors du partage dès lors que le film concerne tant des artistes francophones que néerlandophones ? Le film serait ainsi resté dans le giron fédéral. La seconde copie, celle en possession de Jacques Charlier a été récemment numérisée sur un télécinéma. A la très grande surprise de l’artiste, on a constaté que le film avait été amputé de deux séquences, la première et la troisième, celles concernant Walter Swennen et Leo Josefstein, les deux projets faits en collaboration avec la galerie MTL. Il est certain, selon Jacques Charlier, que c’est cette copie qui a été montrée à Paris, ensuite à Leuven, Aachen et Anvers. Cette amputation du film serait donc postérieure. Mais qui donc l’a faite, quand et pour quelles raisons ?  Est-ce la nature même du projet Josefstein qui serait à mettre en cause ?  La concurrence qui pouvait exister entre les uns et les autres ? Le mystère reste entier. De plus, les deux copies ne sont, de plus, pas tout à fait les mêmes. La séquence concernant Guy Mees est différemment cadrée : dans la copie de Charlier, les blog itongs sont beaucoup plus proches, presqu’en bord d’image, alors que la caméra prend beaucoup plus de recul dans le cas du film conservé par la Cinémathèque Royale. Lors de l’exposition « Hard Music & Photo - Sketches », à la galerie Nadja Vilenne,  il a été décidé de projeter un mix : la numérisation de la copie positive de Jacques Charlier ré - augmentée des deux séquences manquantes, très aimablement fournies par Argos. Cette différence de cadrage ne s’explique pas plus que l’amputation du film.

Dès la conception du projet, il était prévu que chaque artiste recevrait une copie positive de sa propre séquence filmique. En date du 17 juillet 197130, Annie De Decker adresse le matériel des « Anversois » à Jacques Charlier et Nicole Forsbach. Elle précise dans son courrier que dans le cas de Guy Mees, le montage est fait sur l’original et seulement avec du tape, même chose pour le film de Panamarenko. Dans le cas du film de Bernd Lohaus, le montage a été fait sur une copie de travail. Il faudra donc faire le montage de l’original. Dans son courrier, Annie De Decker rappelle qu’il ne faut pas oublier d’envoyer les copies destinées aux trois artistes. Nous n’avons pas fait de recherches approfondies quant à ces copies par séquences. Celle qui concerne Jacques Charlier, « Rocky Tiger » a été  acquise par le SMAK à Gent. Ce film a été numérisé en 2013, dans le cadre du projet CEST (Cultureel Erfgoed Standaarden Toolbox).

 

 

 

 

 

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