JACQUES LIZÈNE

CONVERSATION AVEC LE VINGT-CINQUIÈME BOUDDHA

 

Jacques Lizène

Placard à tableaux, 1970, en remake 1998-2003

CONVERSATION AVEC LE 25e BOUDDHA (EXTRAIT)

 

- Au registre de votre art d’attitude, l’opération de vasectomie que vous auriez subie au début des années ’70 ( Vasectomie : 1970) me semble particulièrement éloquente de la manière dont vous appréhendez la vie et l’art. D’un point de vue philosophique, on pense directement au titre de Cioran De l’inconvénient d’être né.

 

- Oui, c’est encore le frère de Jacques-Louis Nyst, Frédéric, qui me fait découvrir vers 1969 cet auteur dont il venait de lire Le précis de décomposition. Comme je lui avais parlé longuement de ce concept de non-procréation, il m’avait dit : ‘Tiens, tu dois lire ça ; c’est un type qui parle comme toi.’ J’ai lu le livre, mais je n’ai pas trouvé que c’était la même chose du tout ; c’est beaucoup mieux. Il y a bien ce chapitre sur l’inconvénient d’être né, mais il réfléchit aussi sur la sainteté, sur la religion, et bien d’autres sujets. Cioran m’a fait, au demeurant, énormément rire et ricané.

 

- Mais d’un point de vue artistique vous rapprochez cela du Body art. Vous précisez même qu’il s’agit d’une «sculpture interne» et de la première intervention chirurgicale dans le domaine de l’art.

 

- Absolument, mais c’est seulement en 1971 que j’ai fait le rapprochement avec le Body art. C’est dans le prolongement de cette idée qu’en 1971 j’ai réalisé une pièce de «Body art nul» qui consistait en une séquence-photo accompagnant ma petite chanson médiocre sur magnétophone : «Ah ! Qu’est-ce qu’il y a dans mes souliers….», et sur laquelle je levais le gros orteil. J’avais intitulé cela «Minimal body art» (ah !ah !ah !). Ça, c’est vraiment du bel art nul ! N’est-ce pas ?!

 

- La question que l’on a évidemment envie de vous poser c’est si vous avez réellement subi cette opération ou si cela relève de votre licence artistique. Vous n’avez pas de certificat qui validerait conceptuellement votre acte ?

 

- Non. Je n’ai pas de certificat et je n’en ai pas besoin. Il faut croire l’artiste sur parole. Et puis, en plus, cela s’est passé à Oslo en Norvège, et je n’ai pas demandé de justificatif ni de photographie. Je ne suis, ni n’était Orlan, qui a fait ça longtemps après (ah !ah !ah !).

 

- C’est une opération importante ?

 

Non, pas du tout. Cela se fait en cinq minutes. C’est moins compliqué comme intervention chirurgicale que la ligature des trompes chez la femme. Le chirurgien fait une anesthésie locale, il soulève la bourse des couilles, il fait une petite incision au bas de celles-ci, il cherche les canaux déférents et les coupe. Il existe deux sortes d’opération : la vasectomie « à robinet » qui n’est pas irréversible car on laisse la possibilité aux canaux d’être ressoudés ; et la vasectomie dite radicale qui est irréversible.

 

- Cela ne vous effraie pas de commettre des actes irréversibles ?

 

- Non, car j’étais persuadé que je n’avais et n’aurais pas envie de procréer. J’étais convaincu que je ne changerais pas d’avis. Je suis un peu imbécile, comme le disait aussi de lui-même Picabia, et il ne faut pas oublier que les imbéciles ne changent jamais d’avis, comme le disent imbécilement ceux qui ne sont pas conscients d’en être. (ah !ah !ah !).

 

- Aujourd’hui, vous le referiez, même si le contexte artistique et scientifique a un peu changé ?

 

- Oui et aujourd’hui j’interdirais aux générations futures de me cloner ! Je ne veux pas me reproduire, ni que l’on me reproduise (ah !ah !ah !). C’est d’ailleurs pour cette raison que je voudrais me faire incinérer. A ce propos, quelqu’un de très drôle m’a dit qu’un jour on parviendrait peut-être à me cloner en allant rechercher mon ADN sur une de mes toiles à partir d’un peu de merde. Ce serait alors un clone de merde, comme on dit un gamin de merde (ah !ah !ah !) Mais c’était une manière de plaisanter, je crois.

 

- Quel est le motif de ce choix ?

 

- La condition de l’espèce humaine même évoluée relève d’un pessimisme radical. Je crois que l’on n’arrivera jamais, même avec l’intervention génétique et l’eugénisme, à apaiser complètement toutes les souffrances de l’humanité. Il y aura toujours de petites catastrophes (ah !ah !ah !). C’est inévitable. Je suis persuadé qu’un jour on découvrira que la vie s’est développée par erreur ; que la vie et la nature sont une suite d’erreur qui se multiplie en se complexifiant. Donc, par principe, je me suis dis : ‘Moi, j’arrête ; comme je peux ‘. Bien sûr, quand on se fait incinérer des gaz et quelques particules s’envolent dans l’air et continuent peut-être à alimenter les cycles de la matière ; ce qui laisse penser que l’on ne peut pas être radicalement contre la vie. Mais enfin, on peut quand même prendre une position. Une pose poétique…

 

- Votre art d’attitude consiste en fait à prendre des positions disons d’ordre philosophique…

 

- D’une certaine manière, oui. Je peux également déclarer que je suis le vingt-cinquième bouddha. Vous connaissez la légende ? Le vingt-quatrième bouddha aurait dit qu’avant lui il y aurait eu vingt-trois bouddhas que les hommes n’auraient pas reconnus… Et moi, je dis : ‘le vingt-cinquième c’est moi ! ‘ (ah !ah !ah !). Mais ce n’est pas gratuit comme affirmation, car si on examine rapidement l’histoire du vingt-quatrième bouddha, et son attitude, il y a des points en commun avec ma démarche. Vous savez qu’il est né dans une famille sans problème, c’était même un prince – et pour ma mère, j’étais une sorte de prince ! (ah !ah !ah!). Un beau jour, il quitte son palais et découvre un monde imparfait avec ses malades, ses morts et ses souffrances. C’est en voyant, le monde dans cet état, qu’il décida de prendre cette position de retrait et de retraite intérieure qui fut la sienne. C’est un peu ce que je fais, moi aussi, n’est-ce pas ? (ah !ah !ah!)

 

- A l’extrême de cette position, il y a le suicide….

 

- Oui, j’ai beaucoup pensé au suicide, et j’y pense encore maintenant, mais je le reporte chaque fois en me disant : ‘ Restons encore en vie pour crier nos stupidités à la face du monde.’ (ah !ah !ah !). Il faut dire que j’ai crée «L’institut de l’art stupide» en 1971, et que je suis le seul représentant avoué, ce qui induit quelques devoirs !

 

Jacques Lizène, le vingt cinquième Bouddha, entretien avec Denis Gielen, préface de Arnaud Labelle-Rojoux, Le Facteur Humain, 2003.

 

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