LEO COPERS

 

Leo Copers

ZT (le penseur), 2000

LES PENSEURS DE COPERS

 

Qu’il s’agisse de couper la seconde oreille de Vincent Van Gogh, de se portraiturer en Mona Leo, de bâtir d’imaginaires Monuments à Marinetti ou d’enterrer René Magritte, lorsqu’il s’agit de s’emparer de l’histoire de l’Art, et plus particulièrement de ses icônes, Leo Copers n’y a jamais été par quatre chemins.

Vincent, fluorescent pour l’occasion, est définitivement étranger aux camelots et à la consommation dont il est l’objet ; Mona Leo, vidéographié, est affublé de vraies moustaches tandis que Mona Lisa, celle de Vinci, pleure en une Étude de Maître, toutes les larmes de son corps, des vraies, ce qui ravit évidemment Copers, grand praticien des phénomènes naturels. Quant à Marinetti, c’est avec ironie que Copers a revisité le Manifeste de 36 avec d’ailleurs, dès Le Petit Déjeuner, la complicité de René Magritte ; Magritte dont, on le sait, Copers n’a pu rejoindre les funérailles à l’heure dite, mais à qui il a rendu un hommage pour le moins flamboyant, Enterrement "par la découverte du feu", qu’il n’a eu aussi, avec l’irrationalité pragmatique qu’on lui connaît, de cesse d’expérimenter.

 

La Guérilla menée jusqu’à l’aube des années 80, canne blanche à la main et lunettes noires sous pavillon pirate, tout comme la longue théorie graphitée des Musées obscurs, département des malvoyants que n’aurait pas renié Marcel Broodthaers, ont longtemps mis comme un terme à la nomenclature de ces œuvres dédiées à l’Art et ses temples. Comme s’il s’agissait, au sein d’un catalogue dès l’origine protéiforme et tentaculaire, d’une affaire entendue.

Mais voilà que vingt ans après surgit Le Penseur. Le Penseur de Rodin, le penseur de Copers. Patiné, goudronné et emplumé dans une première version. Carnavalesque en quelque sorte. Où encore tête emplâtrée, littéralement planté dans le mur, penseur creux, cul par-dessus tête, clone d’un autre clone, justifié lui, cacheté et certifié. Grotesque assurément en cette seconde version. Ou encore cerné de toute part par des moteurs huilés, lustrés, rutilants et assourdissants, ces moteurs dont Copers a à maintes reprises dessinés les axes et chevaux-vapeur. Sourd, le Penseur, et définitivement isolé au cœur du vacarme. Voilà donc trois penseurs démesurés, moulés, policés, suite à l’acquisition d’un fac-similé de résine, d’une reproduction certifiée hôtel Biron, haute de quelque quarante centimètres, diffusion format de poche de " ce sommet de l’art de Rodin qui ne fut pas créée comme une figure isolée, mais pour faire partie de la porte monumentale dite Porte de l’Enfer (…) où il personnifie Dante et dont (…) l’anatomie puissante traduit une concentration intérieure si intense que l’œuvre est devenue le symbole universel de la pensée humaine ", précise la littérature vulgarisatrice. Trois penseurs, donc, et non un seul, pour un même setting dramatique : nous sommes déjà dans l’ordre du superflu et du compulsif, périphérie suspecte de l’excès de sens dont à trois, ils témoignent.

 

On s’étonnerait presque que Leo Copers ne se soit pas plus tôt emparé de cette emblématique figure de l’universalité de la pensée, lui qui, sans être présent et comme un impersonnel poète, a sans cesse investi le champ des mythes, des surplus symboliques, tour à tour champion du Graal, escamoteur visionnaire de tout Grand Œuvre, alchimiste des violences naturelles et humaines, chaman cagoulé, gardien des mythologies collectives, ordonnateur liturgique des savoirs ésotériques et philosophiques tapi derrière ses œuvres. Cette icône de la pensée universelle ne pouvait qu’un jour camper sur le parcours de l’artiste.

 

Et le geste ici n’a rien de blasphématoire, où du moins là n’est pas l’intention. Il serait abusif de ne lire là qu’une atteinte à l’histoire de l’art et de ne conclure qu’à un geste de mauvais garçon, bien que ce geste se situe dans une tradition elle-même hypothéquée, celles des traditions libertaires. Goudronner le penseur et l’emplumer comme un vulgaire délinquant, le basculer et lui écraser nez et neurones au mur, ce sont des gestes qui ne le renvoient en effet qu’à lui-même tant le Penseur se signifie lui-même, tant il est sa propre figure. Copers profite d’abord de son incontestable force iconique et, facétieux, minimise même son intervention, car le mauvais garçon a pris ses précautions prévenant les consignataires autorisés du chef d’œuvre : il ne sera question que de lui "appliquer un produit noir et des plumes gaiement colorées" (sic).

 

Compromission avec la figure du Penseur, avec celle de Dante et de Rodin par la même occasion, premiers et seconds degrés de lecture, au jeu des interprétations, on se soumettra une fois de plus à toutes les déclinaisons. Copers, méfiant à l’égard du rationalisme, s’est toujours donné pour mission de semer le doute. Préférant l’incertitude à toute interprétation de la réalité et de son monde, favorisant les situations conflictuelles, il opte tout naturellement pour des résultats plurivoques, voire équivoques dans un grand brassage d’idées et d’effarantes litanies symboliques. Pèle –mêle, voici donc le tricheur au poker, le voleur de troupeau, le penseur fraudeur en quelque sorte, la joyeuse apocalypse de la pensée dans un dérisoire carnaval, l’emplumé prêt à battre le pavé. Voici aussi le penseur planté, aveuglé par sa propre suffisance, imbu de lui-même, creux, corrompu et retourné. Ou le penseur résistant aux chants tonitruants de la modernité. Ulysse aujourd’hui se serait affublé d’un baladeur sur les oreilles. Certes, le Penseur de Rodin s’appelait Le Poète dans sa version initiale ; certes, il est image de Dante, donc image dantesque : le glissement de sens est ici opportun.

 

Joyeuses incertitudes de l’interprétation, car les plumes le magnifient aussi, le subliment. La fonction symbolique des plumes n’est-elle pas liée dans le chamanisme, aux rituels d’ascension céleste et donc de clairvoyance et de divination ? Pour un artiste confondant sans cesse l’orthodoxie rationnelle, le symbole est bien engageant. Les plumes n’ont elles pas d’ailleurs dans certaines cultures vertu magique ?

Ne sont-elles pas symbole de suprême autorité, délégation de pouvoir, surmontant le dais ou le chef des souverains et des pontifes ?

De même, entouré de cette ronde de moteurs, est-ce à la modernité que le Penseur reste fermé? Est-ce au vacarme du monde? N’est-il pas simplement emblème de l’incommunicabilité ? Est-il assourdi ? Résistant ? Indifférent ?

 

Le Penseur de Copers est à la fois tout cela, bien d’autres choses sans doute, tout cela car il est avant tout abondance spirituelle. Il n’y a point ici, comme dans toute l’œuvre de Copers, de développement logique, systématique et détaillé du symbole. Celui-ci, où ceux-ci plutôt, sont comme en suspend. On ne peut penser ici qu’à Stéphane Mallarmé, symboliste, poète perplexe, inventeur inconscient de l’espace moderne, selon Broodhaers qui déjà posait la question de ce qu’est devenu l’Occident prenant les traits de cette abondance spirituellement saturée. Le Penseur de Copers amplifie en cela ce que forgeait déjà le Penseur de Rodin. Un excès de sens, un excès par condensation.

Tout comme Rimbaud et Mallarmé, on mettra volontairement sens au pluriel. Là où l’auteur des Illuminations prônait le dérèglement des sens, celui du Coup de dés a choisi le règlement des sens entendu comme système de relations calculées dans une poétique de la raréfaction. Sans doute Copers n’en est-il pas éloigné, lui qui aime à susciter aussi la perplexité, qui occulte sans escamoter les apparences, lucidement mais laissant le regardeur à lui-même, entretenant cette science du secret. Y ajouter de grâce quelque mystère prônait Mallarmé, la boutade est célèbre. Gérer consciencieusement l’hybridation des chemins de la pensée, jouer de la jurisprudence du visible tout en affirmant par la poétique du mystère la fatalité tragique des secrets collectifs, répond Copers. Ou répondrait, car cela même l’artiste ne l’affirme qu’à mots couverts.

 

Copers campe la figure morale de l’artiste dans ce qu’elle a d’intempestive, d’inactuelle et finalement de tragique Avec lui, même la rose, dans ce qu’elle a de plus philosophal peut sentir la merde, Rosa Putida Excrementi. Avec ses Penseurs, on retrouve l’esprit mallarméen, comme une confirmation qu’il ne peut plus y avoir de tragique en Occident et que la lucidité consiste, comme le faisait remarquer Bernard Marcadé à propos de Marcel Broodthaers, à faire côtoyer witz et vide, cynisme et rite, liturgie et surenchère du faux sublime. Il révèle particulièrement ici l’inanité de bien des clivages entre vrai et faux, original et copie, contemplation et provocation, art et propagande, violence et lucidité. Ce Penseur factice confronté à son certificat d’inauthenticité –Copers est sensible à la foire aux illusions et à la vanitas comme chiffre esthétique-- est avant tout faux sublime, objet de tous les rites, y compris d’être trois fois en cette exposition, icône de l’histoire de l’art, emplumée, emplâtrée, agressée. Cela, c’est la crudité des apparences. On n’y échappe certainement pas. (Jean-Michel Botquin)

 

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optimisé pour safari, chrome et firefox  |  propulsé par galerie Nadja Vilenne  |  dernière mise à jour  06.02.2016