RAPHAËL VAN LERBERGHE

AH!...TCHOUM!

 

1. Au centre de l’exposition, un dessin, de petite taille mais rayonnant : deux identiques petits tondo représentent un paysage esquissé. Raphaël Van Lerberghe sème des chausse-trappes ; ils sont au centre de chacun de ces disques pas plus grands qu’une pièce de quelques sous. Et l’artiste avertit le regardeur : ce sont, de façon figurée, des piège regards. Le dessin se nomme «Chausse-trappe». De fait, ce sont bien des étoiles que nous voyons, mais ce sont aussi deux pièces de fer garnies de pointes qu’on jetait dans les gués, sur les routes, et où hommes et chevaux s’enferraient. S’enferrer dans les chausse-trappes, on ne peut mieux dire. Remarquons que Raphaël Van Lerberghe a placé ce petit dessin, solitaire, au centre de l’exposition. Il nous faudra prendre la chausse-trappe de front, alors qu’en bonne stratégie, on éviterait naturellement ce qui tient lieu d’un piège.

 

2. Ce couple est une copie de l’ « emblème à la chausse-trappe », dessiné par Daniel de La Feuille à Amsterdam en 1691 ; il provient d’un livre où ce graveur français, géographe et libraire rassembla les «Devises et emblèmes anciennes et modernes » de son temps. En Latin, en François, en Espagnol, en Italien, en Anglois, en Flamand et en Allemand et en marge de cette chausse-trappe, l’auteur ajoute : «Je fleurirai partout où je serai portée, Florebo quocumque ferar. Quelque part je tombe, je serai toujours debout». Un graveur qui s’appelle de la Feuille, c’est prédestiné, non ?

 

3. Tombera-t-elle cette demoiselle nue, ou plutôt habillée de ses seuls rollers, toujours debout, mais acrobate renversée, en équilibre sur une seule main, les pieds en l’air et la tête en bas. Son image imprimée, pas plus grande qu’une vignette, campe, sur une table grise, au centre d’une feuille de papier installée comme une tente précaire, pentue comme un tremplin de skateboard. Sur cette table sur laquelle officie la demoiselle fers aux pieds, l’artiste a déposé un dessin texte, d’abord à bonne distance, puis en parfait déséquilibre sur le coin de la table. Le texte dessiné claque comme un encouragement - et un idiotisme - à l’adresse de l’acrobate: « Hue Cocotte ! » s’exclame-t-il.

 

4. J’ai le choix de l’étoile qui oriente le regard ou désoriente les chevaux. Ou mon regard retourne vers la chausse-trappe de monsieur de la Feuille ou je le prolonge en diagonale. Dans les deux cas, il croisera d’autres dessins textes. A côté de «Chausse-trappe», je découvre «Descente de main» et «Descente de jambes». S’agirait-il d’évoquer le ballet équilibriste de la demoiselle ? A moins que l’artiste ait pensé à quelques figures équestres ? Ces descentes-là contribuent, en effet, à faire conserver son équilibre au cheval, sans le secours des rênes. Conservons dès lors sans altération allure et position. De chevaux, il est également question à l’autre extrémité de cette imaginaire diagonale que je trace dans l’espace d’exposition. Le 11, Sugar Step. Le 1 Ask Me Why. Le 6 Rubissimo. C’est le tiercé dans l’ordre de cette œuvre sans titre, impression photographique sur papier quadrillé de trois découpes faites dans les pages hippiques d’un journal spécialisé. Depuis longtemps, Raphaël Van Lerberghe collectionne ces très souvent curieux patronymes équidés qui, hors de leur contexte, se départissent bien évidemment de leur sens premier. On le sait, l’artiste entretient les décalages temporels, les écarts dans la correspondance et les déplacements d’adresse.

 

5. Non loin, il y a cette seconde table de bois sur lequel est posé, sous une loupe, la reproduction d’un Paysage d’Hiver de Breughel le Jeune, conservé à Vienne, en fait une copie conforme d’un tableau de Breughel l’Ancien que l’on appelle aussi le «Paysage avec trappe aux oiseaux», conservé, lui, à Bruxelles. L'hiver y règne, mais la saison offre un autre visage que celui que proposent les célèbres «Chasseurs dans la neige». L'ocre du ciel, que réfléchissent l'eau gelée et les arbres, incite les oiseaux à chercher la nourriture et les hommes à se divertir. N'est-ce pas un leurre? Une trappe attend rouges gorges, merles ou moineaux qui sortent des buissons ou descendent des branches, la glace peut céder sous le poids des patineurs insouciants; elle fond déjà, laissant voir un cercle sombre en pendant au carré qui menace les oiseaux. Il faudra que les patineurs gardent l’équilibre sur la glace comme sont en équilibre les deux équerres accotées sur la table non loin de l’image du tableau. Mais où donc est-elle, cette trappe ? Sous la loupe. Ou plutôt sous le pied de la loupe qui, de ce fait, piège notre regard ; car au travers de la loupe, il n’y a que les arbres, l’oiseau, les bâtisses et, dans la neige, la corde qui, tirée d’un coup sec de l’intérieur de la maison, fera retomber la trappe sur l’oiseau trop étourdi. Une chausse-trappe est aussi un trou qui cache un piège. Ou, en l’occurrence, un pied de loupe. Le tableau breughélien pourrait s’appeler «paysage d’hiver à la chausse-trappe», comme le petit tondo de Daniel de la Feuille se nomme «emblème à la chausse-trappe», aujourd’hui on dirait pins ou épinglette. On nomme parfois ce tableau de Breughel «Le Trébuchet», et le titre lui convient, en français, puisque le verbe trébucher implique une possible chute par erreur d'appréciation. Bigre, pour le regard, cette exposition est dangereuse, comme le piège l’est pour les oiseaux. Il faudra descendre mains et jambes pour garder de l’aplomb, celui de la rolleuse nue, celui des équerres accotées l’une à l’autre, celui des patineurs de ce paysage hivernal brabançon, celui des chevaux évitant les chausse-trapes.

 

6. Une plinthe voisine cette Table dite «à tiroirs», non au pied du mur ou du lambris, là où elle règne habituellement, mais bien à hauteur de regard, comme une ligne d’horizon dont émergerait quelques clous rouillés. Dans une précédente exposition, cette même plinthe était accompagnée d’un dessin, crayon sur papier, représentant une chute d’eau, et de deux cartes postales anciennes, de celles que l’artiste collecte tout comme les noms de chevaux, en ce cas deux éléphants naturalisés l’un conservé dans un musée, l’autre posture d’apparat d’une ancienne maroquinerie. Entre ces éléphants et la chute d’eau, la plinthe mise en perspective, son chant horizontal à hauteur de regard, agit comme un paysage. Et de paysages, ici, il est souvent question. Il y a bien sûr celui de «Chausse-trappe», dessiné par de la Feuille, tout comme le paysage hivernal des Breughel l’Ancien et le Jeune ; il y a aussi ces deux photographies de cette gravure des jardins de Wentworth, dans le South Yorkshire, dessinés et aménagés au dix-huitième siècle par le paysagiste Humphry Repton. Sous la gravure dont Raphaël Van Lerberghe nous donne deux photographies, une légende est destinée au regardeur et précise qu’il s’agit bien d’un projet de Repton pour l’aménagement du parc de Wentworth et « qu’un volet amovible, visible sur l’image du haut permet de comparer le site avant les travaux et le projet terminé ». Il suffira donc de soulever ces trois biches (mais en sont-elles ?) proche de ce temple à l’antique (mais est-ce bien un temple à l’antique ?) et d’escamoter le groupe de personnage à l’avant plan en soulevant entre le pouce et l’index ce petit volet de papier dont on devine le contour, bien que factice puisque le document est ici reproduit, pour découvrir les frondaisons plantées, à l’anglaise, par Humphry Repton. Pour une fois, mise à plat du couple d’images et de leur copie, Raphaël Van Lerberghe nous donnerait tout à voir. Sans rien cacher de l’avant et de l’après, de la réalité et de l’artifice, de la nature et de la culture. J’use du conditionnel, car l’artiste, lui aussi, disciple de l’usage de la fenêtre et du volet, aime les recadrages. Cadrer pour montrer, ne pas montrer, donner à voir au-delà de ce qui est à voir, ou donner à imaginer. D’ailleurs, six de ses «cadrages» voisinent cette double gravure et son volet reproduits. Une fois encore, «ce serait là, comme l’écrivait Benoît Dussart à propos du travail de l’artiste, le fait de réhabiliter l’insu comme source du visible et du pensable».

 

7. Mais n’anticipons sur ces cadrages, retraçons une diagonale au travers de l’espace d’exposition et vers les tiroirs de la table breughélienne. On y découvrira peut-être, si l’on ouvre le tiroir sous la chausse-trappe, copie d’un texte concernant ermitages, jardins poétiques et jardins à l’anglaise, une question de regard qui n’a pu que susciter l’intérêt de Raphaël Van Lerberghe. «Dans leur souci d’authenticité, y lit-on, les créateurs de jardins se heurtaient aux même difficultés qu’éprouvent de nos jours les décorateurs désireux de réaliser par exemple un salon en style Louis XV. Que peut-on faire d’accessoires aussi incongrus que des sonnettes ou des lampes électriques, des bars à cocktails ou des postes de télévision ? La réponse est l’ingéniosité du camouflage : on déguise le récepteur de télévision en bonheur du jour et on dissimule les shakers dans une armoire aux épices. Dans les jardins, on cachera le réduit à charbon sous une meule de foin et on transformera la chaumière paysanne en château en ruine». Tout objet imaginable peut prendre l’apparence d’autre chose, éloge du piège regard, de la chausse-trappe. Distrayons-nous des certitudes promises, le champ du regard est vierge. Et même l’œuvre d’art peut nous piéger sous tout rapport.

 

8. Les éléphants et la chute d’eau ont disparu. Cette fois, Raphaël Van Lerberghe a préféré au dessin de la chute d’eau, un autre dessin, «Dièdre», issu d’une même série. L’objet pourrait représenter, voire simuler une brique, un bloc de pierre cannelé. Sans doute est-il copie d’une image trouvée. Son apparition, dans le voisinage de la plinthe, nous apparaît même comme entendue. «Plinthus» ou «plinthos» en latin et en grec désigne bien la brique ou la pierre carrée. L’étymologie créerait ainsi du sens dans le rapprochement de prime abord incongru de ces deux œuvres mises en dialogue. Mais rien n’est joué, ou tout est imaginable dès le moment où l’on se tourne vers le titre du dessin, «Dièdre». En géométrie, c’est une figure formée par deux demi-plans limités par une même droite, en fait ce que nous voyons de facto sur le dessin. Par analogie, c’est la caractéristique géométrique des ailes d’un oiseau, assimilées à des demi-plans. Du coup, on repensera aux deux équerres accotées sur la table à la loupe. Je les avais envisagées par rapport à leur transparence et la glace du Paysage d’Hiver, par rapport à leur équilibre précaire, assimilable à celui des patineurs du tableau. Voici que je peux y voir une simple figure géométrique, un dièdre dessiné, très logiquement à l’équerre, dans l’espace. Voilà que je peux également les imaginer telles les ailes d’un oiseau, volant bien loin de la chausse-trappe peinte par Breughel et cachée par Van Lerberghe. Et ce n’est pas tout : en termes paysagers, un dièdre est constitué par deux pans de montagnes approximativement plans, qui forment un angle rentrant, à la façon d'un livre ouvert. Ici, le livre est ouvert, tout à côté, à la page de l’emblème de la chausse-trappe dessinée par de la Feuille, une étoile de fer dans un paysage vallonné. Cette exposition, décidément, agit par rebonds. L’homonymie même y prend forme et sens. Toute l’exposition agit au creux et au-delà du langage. Un langage polysémique.

 

9. La chute d’eau n’a pas disparue ; elle s’est déplacée. En diagonale de la plinthe et à l’autre extrémité de la galerie, une table pliante –c’est d’ailleurs le titre de cette œuvre – étaye à l’une de ses extrémité un écran de fortune sur lequel sont projetées, en alternance, deux courtes séquences vidéo. La première est un plan fixe sur une chute d’eau. La seconde est filmée dans l’atelier : l’objectif découvre un trou dans le chambranle de la fenêtre, s’en approche, fait le point, y pénètre et découvre un troussis de feuillages du jardin. Voilà l’écran œilleton, judas, trou de serrure, surface et profondeur du regard. Impossible bien sûr de ne pas penser à Marcel Duchamp, «Étant Donnés 1) la chute d’eau, 2) le gaz d’éclairage». Pour peu, la source lumineuse du projecteur placé sur la table pliante ferait office de lampadaire. Faut-il rappeler que le gaz d’éclairage est encore largement utilisé de nos jours par les campeurs et que cette table, pliante, pourrait leur être bien utile ? «Table pliante» évoque subtilement cette dernière œuvre de Marcel Duchamp, sans bien sûr en être la réplique. On décèlera néanmoins dans tout le travail de Raphaël Van Lerberghe ce même fonctionnement dynamique de la pensée, pour reprendre ce que Marc Décimo écrit à propos de Duchamp, une pensée dynamique et érotique, «cette physiologie de la pensée qui consiste à apprécier et à s’émerveiller par le truchement de l’œil et par delà le crible de la mémoire et des préjugés». L’artiste en appelle à notre acuité visuelle, il incite, au cœur de l’énigme, à la curiosité. Il s’ingénie à vouloir rendre le regard du spectateur même avisé comme vierge. Par les indices qu’il dispose, il souhaite nous surprendre, éveiller notre conscience à reconsidérer ce que l’habitude à fixé dans une fonction précise. Avec Marcel Duchamp, il partage certainement cette « connivence malicieuse » qu’il instaure, comme un continuum, avec le regardeur.

 

10. Six cadrages sont accrochés non loin de cet oculus du chambranle, non loin également de ces deux photographies « au volet » des jardins dessinés par Repton. Raphaël Van Lerberghe recadre souvent les anciennes cartes postales qu’il collecte ; et le recadrage consiste à les masquer quasi totalement. Il les couvre d’une feuille suffisamment opaque de telle sorte qu’on ne puisse plus déceler, deviner, que le contour de l’image et pratique dans la feuille l’une ou l’autre découpe. Généralement ce sont des fentes, des découpes rectangulaires. Cette fois les motifs se diversifient tandis que quelques traits de crayon les enrichissent de nouvelles perspectives. Leur titre, «la rampe», «quatre voix», «doubles vagues» ouvre le champ de l’imaginaire en fonction de l’image cachée et de l’image révélée. A nouveau, il s’agit de montrer l’insu, de voiler pour donner à imaginer.

 

11. Au centre de l’espace de l’exposition enfin, il y a cette œuvre dont les éléments nous semblent familiers, pourtant singulièrement intrigante. Sept pièces de bois similaires sont disposées sur le sol suivant une géométrie précise, dessinant un invisible quadrilatère. L’œuvre s’appelle «Support». Une nécessité sans doute lorsqu’on envisage les chausse-trapes, les pièges, l’équilibre instable de la cocotte en papier, la chute d’eau, la déclinaison des homonymes, les allusions, élisions, le déplacement incongru des plinthes ou ces recadrages qui répondent aux photographies du paysage dessiné par Repton. En fait c’est là un support à l’imagination et le support d’un mobilier qu’il nous reste à imaginer. Disposés sur le sol, ces assemblages de pièces de bois sont comme une grande chausse-trappe au centre de l’espace d’exposition. J’en reviendrais donc à la toute première œuvre que nous avons évoquée, cet emblème à la chausse-trape de monsieur de la Feuille. Et, à propos de cet emblème en forme d’épinglette, je me rend compte que le dessin est circulaire comme l’œilleton du chambranle de l’atelier, comme la loupe posée sur le Paysage d’Hiver.

 

12. Je me souviens d’une pièce sonore de l’artiste entendue il y a quelques années, chant d’oiseaux et applaudissements de plus en plus nourris. J’y repense en déambulant au premier étage de la galerie. Une seule œuvre (lisant) composée de cinq dessins y est installée, un dispositif de dessins textes accrochés de loin en loin. Cinq locutions, mises entre parenthèses : (hem !!!), (rumeurs), (mouvements divers), (éclats de rire), (rires). La promenade surplombe l’exposition. Raphaël Van Lerberghe l’envisage comme un contrepoint. On imagine le bruissement sonore de ces dessins, les mouvements divers du public au balcon, regardant l’exposition en bas, les apartés et les rumeurs chuchotées, les gloussements étonnés, les toux mal contenues, les sourires entendus ou les francs éclats de rire. Tous se situent dans les points de suspension qui jalonnent la déambulation qui nous mène de dessin en texte et de textes en dessins. Peut-être entendra-t-on même un éternuement.

 

13. Car il y a ce titre de l’exposition, « Ah…tchoum ! » que nous n’avons pas encore évoqué. Il est pourtant bien là, en retrait, comme une exergue au récit, onomatopée en collage accompagnée du carton d’invitation à l’exposition, masquant une bonne part de celui-ci. Dans la même vitrine, une carte postale ancienne, isolée, frivole et coquine. Une jeune femme nue, couchée, la cuisse légère, semble faire la leçon à une poupée, tandis que son image se reflète dans un miroir. Sans doute le jeu qu’elle instaure là a-t-il se propres règles, une sorte de renvoi miroitique entre le je et le jeu. Peut-être partage-t-elle avec cette poupée quelques secrets de Polichinelle, ce secret que tous et toutes connaissent, mais qui n’est pas d’une connaissance partagée, qui porte plutôt sur le degré d’information qu’on manifeste et qu’on suppose aux autres, ce secret qui comme tout autre instaure la connivence. Je ne crois pas que ce soit cette jeune dame qui éternue ; non malgré sa tenue plus que légère, elle n’a pas pris froid. Je ne crois pas plus que ce soit l’artiste qui éructe. Il me semble plutôt que ce sont les neurones sensitifs du regardeur qui, ici, sont mis à contribution. Je suis même certain qu’en cas d’éternuement d’un visiteur, c’est Raphaël Van Lerberghe lui-même qui répliquera non sans un sourire malicieux : «(hem !!!). A vos souhaits !». (Jean-Michel Botquin)

 

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optimisé pour safari, chrome et firefox  |  propulsé par galerie Nadja Vilenne  |  dernière mise à jour  06.02.2016