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Suchan Kinoshita, 23 faces after Hokusai, BOZAR

A propos de ces vingt trois portraits d’après Hokusai se pose la question de la singularité du support, communément appelé papier de boucherie. Duplex et composé d’une feuille de cellulose et d’un film thermocollé pour une meilleure résistance aux graisses et à l’humidité, c’est un incontournable pour les bouchers, charcutiers, traiteurs et commerces alimentaires. A priori, on imagine mal un artiste s’en servir comme support à dessin. Quant à son motif, il s’agit d’un vichy, un dérivé du motif de tissu toilé en coton à carreaux tissés teints qui doit son nom à la ville française éponyme et à la filature des Grivats à Cusset, soutenue par un Napoléon III passionné par le développement industriel. Le vichy est devenu un pilier du prêt-à-porter en raison de la longévité de ses fibres, popularisé au fil du temps par Judy Garland dans Le Magicien d’Oz, Lauren Bacall dans Le Port de l’Angoisse, la robe de mariée de Brigitte Bardot, le short vichy de David Bowie, le couturier Azzedine Alaïa collaborant avec le peintre Julian Schnabel pour sa collection Tati ou Louis Vuitton qui introduit le motif vichy dans ses collections en référence aux tissus traditionnels Massaï. Loin de la haute couture, c’est aussi le carreau paysan, rustique et campagnard, foison de nappes, napperons, tabliers et rideaux de cuisine. Image d’authenticité, de qualité, de ruralité, les industriels de l’agroalimentaire s’en sont vite emparé pour toutes sortes d’emballages.

Ce n’est pas le seul papier alimentaire que Suchan Kinoshita utilise dans son exposition à BOZAR. Il y aussi des papiers tartines, ceux qui emballent nos sandwiches, ou des papiers sulfurisés, ceux que l’on peut mettre au four sans souci qu’il ne brûlent. Kinoshita n’est jamais très éloignée de réalités très quotidiennes et qui nous sont communes. Elle témoigne également ici d’un intérêt pour l’expérimentation. Quelles seront les réactions de ces papiers dès qu’elle les utilisera comme support à ses dessins ? Au coeur de sa monstration, elle a placé  deux de ces vases clepsydres qui  figurent souvent dans ses expositions, des clepsydres aux formes diverses et qu’elle emplit de liquides tout aussi divers comme s’il s’agissait de provoquer l’apparition et l’écoulement de temps différents. L’un est rempli d’encre, l’autre d’huile et d’eau, trois liquides qui évoquent bien sûr l’art du dessin ou celui de la peinture et donc, d’une certaine manière, le temps du dessin, le temps de la peinture, le temps de réaction de l’huile, de l’aquarelle, de l’encre sur des papiers qui risquent d’absorber ou de rejeter l’un ou l’autre de ces liquides.

Au Japon, le vichy a son équivalent. On l’appelle ichimatsu. Bien sûr, comme dans les autres cultures, ce motif en damier est connu depuis les temps anciens. Il prend le nom d’ichimatsu au 18e siècle car l’acteur de kabuki Sanogawa Ichimatsu aime à l’utiliser dans ses costumes hakama, contribuant à ainsi populariser le motif. On sait tout l’intérêt que Suchan Kinoshita porte au théâtre, surtout lorsque celui-ci, comme le kabuki, mélange les pratiques, la danse, le texte, la musique tout en se concentrant largement sur la vie quotidienne, un théâtre qui par ailleurs, prend tout son temps. 

Au début de sa carrière, Hokusai a porté un grand intérêt au monde du kabuki, croquant nombre de portraits d’acteurs. Il est d’ailleurs formé par Katsuka Shunsho, spécialiste du genre. Sans doute ces portraits d’acteurs sont-ils présents dans l’Hokusai Manga, cette vaste encyclopédie rassemblant 4000 croquis qu’Hokusai entreprend et destine à ceux qui veulent s’adonner réellement à l’étude du dessin. En observateur attentif de ses contemporains, il y raconte le Japon de son époque, souvent avec humour. Certaines scènes sont des expressions sur le vif, d’autres de vraies caricatures. Toutes sont réalités qui forgent la quotidienneté. En quête de ces scènes et portraits, j’ai découvert deux planches du sixième volume d’Hokusai Manga. J’y ai retrouvé l’une ou l’autre trogne patibulaire (re)dessinée par Suchan Kinoshita. Mais j’ai surtout été frappé par la mise en page de ces deux planches. Les portraits sont en vignettes bien ordonnées. Hokusai a pris le soin de tracer une grille sur sa page, un véritable damier, comme un ichimatsu, ce damier, motif des papiers de boucherie qui nous occupe ici. Et chaque portrait s’inscrit dans une case du damier.

Autant de pistes qui peuvent nourrir la réflexion quant à ces 23 portrait d’après Hokusai…