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Jacques Lizène, à la vie délibérée, Villa Arson, Nice

Jacques Lizène participe à l’exposition « A la vie délibérée, une histoire de la Performance sur la Côte d’Azur de 1951 à 2011 », organisée à la Villa Arson à Nice. Du 1er juillet au 28 octobre.

« A la vie délibérée ! » est conçue comme l’aboutissement d’un programme de recherche mené par la Villa Arson depuis septembre 2007  sur l’histoire de la performance sur la Côte d’Azur de 1951 à nos jours. Il s’agit de restituer au public lors de l’été 2012 le fruit de ces investigations par la mise en ligne d’une base de données la plus exhaustive possible sur le sujet, une publication et une exposition réunissant photos, vidéos, documents, récits écrits ou oraux pour la plupart inédits, dans une scénographie conçue comme une revue dispersée dans l’espace, une publication à visiter.

L’aventure débute en 1951 et 1952 avec la présence des Lettristes au Festival de Cannes, avec notamment la projection en 1952 du film sans images et sans pellicule Tambours du Jugement Premier de François Dufrêne conçu comme une véritable performance collective. La recherche passe ensuite par les inventions formelles d’Yves Klein et d’Arman dès le milieu des années 1950, puis par le Nouveau Réalisme, Ben et son Théâtre Total et Fluxus, la présence de George Brecht et de Robert Filliou à Villefranche-sur-Mer avec  La Cédille qui Sourit entre 1965 et 1968.

Cet immense inventaire en forme d’enquête révèle une contre histoire de la Côte d’Azur, érigée face aux fastes et aux strass de la Riviera, portée par plusieurs générations d’artistes qui ont tous pour but de déstabiliser les codes et les conventions sociales, culturelles ou politiques. En ce sens, cette aventure s’inscrit dans une véritable étude sociologique et anthropologique de toute une région, tout en épousant ou en croisant la plupart des préoccupations esthétiques des soixante dernières années. Si la performance est l’art de la limite des genres, des formes, des espaces et de la pensée et bien sûr du corps, elle est avant tout une ode à la vie et un choix de vie. Le commissariat de ce vaste projet a été confié à Eric Mangion et Cédric Moris Kelly.

Jacques Lizène a produit pour l’occasion un récit de ses performances d’art comportemental menées en 1965 à Antibes et Juan les Pins. Un témoignage sonore de 8 minutes 49 dont voici le verbatim.

Verbatim

Enregistrement. Clac.

– Jacques Lizène : A Liège, en 1964,  afin d’essayer d’intéresser les jeunes femmes, j’ai commencé l’Art comportemental. Mais comme cela ne les intéressait pas du tout, j’ai continué de le faire comme passe-temps,  un peu comme, aux cartes, on fait une patience. C’était un peu inspiré du Théâtre Invisible, mais ce n’était pas du théâtre invisible. C’était invisible, imperceptible, perçu non perçu. Non, ce n’était pas du théâtre invisible, c’était de l’art comportemental déambulatoire. Je l’ai également fait à Juan les Pins et Antibes. Comme il faisait très chaud, durant les vacances, et que durant la journée je préférais rester au frais, je faisais cela en soirée. L’art comportemental déambulatoire, ce sont des attitudes.

Ainsi, je me promène dans les rues d’Antibes et de Juan les Pins et je m’arrête, même quand il n’y a personne, et je prend une pose de sculpture. Ou alors, surtout quand il n’y a personne, je marche, je m’arrête et je retourne mon jeans. Je mets mon jeans à l’envers et je continue à me promener ainsi. (Rires). J’insiste : ce sont des arts comportementaux destinés à être carrément imperceptibles ou invisibles. Ce ne sont pas des performances, d’ailleurs on n’appelait pas cela ainsi à cette époque-là. Ce n’est pas non plus de l’art action ; ce n’est qu’en 1970 que j’en apprend l’existence. Je me souviens que la musicienne – artiste – plasticienne qui chantait « O Superman, o, o, o, o », … Laurie Anderson, et qui en 1981 passe au Cirque Divers à Liège, déclare à Michel Antaki  qu’elle ne comprend pas le sens donné en Europe au terme même de performance, puisqu’aux Etats Unis, une performance, ce peut être un violoniste jouant du Bach. « Art action », terme utilisé à la fin des années 60 et durant les années 70 est plus juste. Je faisais donc, sans le savoir, de l’Art action. Moi j’appelais cela « Art comportemental déambulatoire ». En fait cela ressemblait également à la dérive urbaine des pré – situationnistes, mais sans le côté politique, ce qui en fait n’est pas du tout pré – situationniste, plus proche de l’attitude baudelairienne, celle de la promenade dans Paris ; plus proche aussi de certains surréalistes : je pense aux promenades d’Aragon. Dans mon cas, c’était plutôt pour passer mon temps. Dans un premier temps, ce fut pour tenter d’intriguer les jeunes filles, qui s’en fichaient complètement. Ensuite, ce fut, simplement, pour faire quelque chose.

– C’était en quelle  année ces comportements à Antibes et Juan les Pins ? Et plus précisément, en quoi consiste ce quelque chose ?

– En 1965. J’avais vu la sculpture de Giacometti, « L’Homme qui marche », à la Fondation Maeght. Oui, elle venait d’être installée. J’avais également vu des photos des années 50 de Picasso faisant le pitre dans son atelier, ce sont des photos du belge Paul Haesaerts. Picasso s’habille d’un drap de lit, par exemple, et fait la statue grecque, ou il fait la statue égyptienne, de profil. J’ai donc aussi fait la statue égyptienne en me promenant ou l’Homme qui marche. Dans la foule, je m’arrêtais brusquement en pointant quelque chose du doigt, sans raison. (Rires). En fait, c’était plutôt des attitudes d’étudiant des Beaux Arts, ou de carabins, ou de potaches. Je suis un peu potache. Un grand artiste comme Jarry était aussi un peu potache. Ce n’est donc pas péjoratif. Jarry a fait bien mieux dans le genre : il va avec sa sœur à l’opéra, il est affublé d’une fausse cravate en carton, il est au pigeonnier et juste au moment des premières mesures, il se lève et déclare très fort : « Je ne vois pas pourquoi ceux qui sont aux premiers rangs ont eu le droit d’apporter leur instrument ». (Rires). Voilà de l’art comportemental magnifique. Dès 1965, je marche très lentement aussi, ce qu’a fait Orlan en 1969. (Rires). Mais elle ne me connaissait pas et je ne la connaissais pas non plus, à cette époque là. Marcher très lentement, c’est très amusant. Ou marcher à l’envers, mais je ne l’ai pas fait très longtemps, parce que c’est assez dangereux. (Rires). Et comme j’ai toujours été méfiant… Donc marcher lentement, ou marcher à l’envers, ou s’arrêter brusquement en pointant quelque chose du doigt, ou prendre des poses en référence à l’art égyptien ou à Giacometti, voilà ce que j’appelais de l’art comportemental déambulatoire. Est-ce que cela vaut la peine d’en parler ? Oui, parce qu’il y a là les prémices de l’art d’attitude (1965), du perçu et non perçu, de la Vasectomie sculpture interne invisible. Dans l’art comportemental, il y a les ferments – je crois que cela se dit – de toute l’œuvre du Petit Maître, jusqu’aux expositions invisibles ou virtuelles. Toutes ces positions sont déjà en prémices dans l’Art Comportemental déambulatoire, 1965, Antibes Juan les Pins. (On passait très facilement d’Antibes à Juan les Pins). Voilà. (Rires). (8 min 49).

Note

A ces manifestations d’art comportemental, on peut en ajouter quelques-unes également datées des années 1964 et suivantes. Faire le tour de la ville de Liège avec le tram 4 comme s’il s’agissait d’un grand carrousel forain. Ne pas descendre du tram 4 au terminus et refaire le tour de la ville (comme dans un circuit fermé). Traverser dans un sens et dans l’autre un passage pour piéton, pendant un certain laps de temps. Descendre et monter les escalators d’un grand magasin dans un sens et dans l’autre pendant une heure. (Circuit fermé). Cette dernière action a été menée à Liège avec Charles Bresmal.

Les actions d’art comportemental ont fait l’objet de remakes. Je suis le témoin de l’une d’elles, menée à l’été 2010 à Malaucène, au pied du Mont Ventoux.

A l’aube, prenant le frais sur un banc devant l’hôtel où je rentrais après une fort longue soirée passée chez Guy Scarpetta, j’ai vu au loin dans la rue le Petit Maître sortir de chez le même Guy Scarpetta, dans un état proche de ce que peut être l’état d’un Petit Maître après une très longue soirée. Se croyant seul en rue, au petit jour naissant, le Petit Maître a fait à diverses reprises « L’homme qui marche » et la « statue égyptienne ». Il marchait fort lentement, mais sans doute pour d’autres raisons que des raisons d’art comportemental.

Vito Acconci a soigneusement archivé ses « Street Works, situations using street, walking, running ». Voir à ce sujet : Vito Acconci, diary of a body 1969-1973. Jacques Lizène n’a jamais archivé ses actions d’art comportemental. Mon témoignage d’une action, alors que le Petit Maître se croyait non perçu, peut dès lors être considéré comme première archive directe d’une «  action d’art comportemental déambulatoire pour prémisse d’art d’attitude en remake ».

Jean –Michel Botquin