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Jacques Lizène (1946-2021), cet immense amateur d’art

Un soir, alors que nous faisions le tour des vernissages des galeries de la rue de Seine à Paris, j’ai vu Jacques ôter son soulier et le porter à son oreille comme on le fait d’un téléphone portable. Il s’est mis à parler très fort, enchérissant sur un Picasso en vente à New York. La scène a duré 3 ou 4 minutes devant les regards amusés des amateurs d’art qui se pressaient dans la galerie. Si mes souvenir sont bons, c‘était chez Lara Vinci, la galerie de son ami Ben Vautier. Pas de ratage cette fois, Jacques a remporté l’enchère et le Picasso. Il a tranquillement remis son soulier et il m’a dit : encore une œuvre de faite.

Entretemps, nous avions tous pu constater que Jacques portait bien des chaussettes dans ses souliers, question mainte fois répétée depuis la composition, en 1970, de cette petite chanson médiocre, parfaitement affligeante : Mais qu’est-ce qu’il y a sur mes souliers ? Deux lacets lacés ou délacés. Mais qu’est-ce qu’il y a  sous mes souliers ? Deux semelles caoutchoutées. Et qu’est-ce qu’il y a dans mes souliers ? Deux chaussettes et deux pieds. Et qu’y a t-il au bout de ces deux pieds ? Dix doigts agités, agités. Hop la ! Hop la !

En fait,  téléphonant à l’aide de son soulier, lui qui n’a jamais eu de téléphone portable, Jacques Lizène venait de faire une pièce d’art comportemental déambulatoire, une pratique qu’il a initiée en 1964. C’était des petites performances sans importance, des gestes idiots et singuliers pour la plupart, avec ou sans public. Je vous cite quelques exemples :  prendre le tram 4 (à Liège) et faire le tour de la ville comme sur un manège forain en observant les voyageurs. Un beau circuit fermé.  Traverser une rue, d’un trottoir à l’autre, chaque fois que le feu passe au vert et ce, pendant une heure. Monter et descendre, durant une heure également, les escalators d’un  grand magasin. Je pense que c’était au Sarma, Charles Bresmael me confirmera.(1)  Passer une journée à suivre des jeunes filles, jusqu’à l’impossibilité de la démarche. Déambuler dans la ville en marchant très très lentement.  Faire de réels arrêts sur image en prenant la pose, se figer dans l’attitude de l’Homme qui marche de Giacometti, par exemple.

Au bout d’une nuit agitée, agitée, chez nos amis Scarpetta à Malaucène, au pied du mont Ventoux, j’ai vu Jacques, se figer en Homme qui marche au bout de la rue du village. Il faisait de l’art comportemental déambulatoire pour lui tout seul, ne sachant pas que je le regardais de loin. Nous nous sommes ensuite assis devant le volet clos d’un café, attendant l’ouverture de celui-ci.  Volet clos, Jacques a toujours été l’artiste des ouvertures et des fermetures,  y compris de celles des bistrots.  

La présence de l’artiste dans un vernissage, – j’en reviens à mon propos -, fut régulièrement l’occasion d’art comportemental déambulatoire. Quelques exemples encore : retourner sa veste, rire très fort, se présenter comme quelqu’un d’autre, Panamarenko par exemple, et surtout, déclarant qu’il était, non pas artiste, mais collectionneur, s’affirmer comme immense  amateur d’art.

Oui, Jacques Lizène était un immense amateur d’art.  Historien de sa propre démarche, disqualifiant lui-même ses propres œuvres afin de couper court à toute tentative de critique basée sur le jugement, il était également collectionneur, un collectionneur d’une immense générosité, purement intellectuelle puisque cette collection était virtuelle. Je me souviens d’avoir assisté en 2006 à un entretien entre Jacques et un critique d’art évoquant cette collection virtuelle que le petit maître constituait depuis 1961. Jacques lui confia qu’il venait d’acquérir un tableau métamorphique de Picasso conservé dans un musée berlinois, un piano de l’artiste japonaise Suchan Kinoshita, hommage au philosophe Nietzsche (mais dans une version à queue et couleur blanc ivoire de Yamaha), une œuvre d’Olivier Foulon, et dans la foulée, l’Atelier de Courbet et l’Enseigne de Gersaint de Watteau. Hop la !

On l’aura compris : la collection lizénienne tient de l’attitude, du discours, de l’appropriation et participe entièrement de la façon dont il élabore son œuvre. Lizène conduit le récit de cette collection avec toute la générosité induite par cette médiocrité revendiquée qui permet, bien sûr, à tout d’exister.  Il pouvait acquérir l’œuvre d’un aquarelliste amateur comme les plus grands chefs-d’œuvre des musées. Toutes ces œuvres sont susceptibles de commentaires, sans jamais aucun jugement disqualifiant : J’apprécie tous les artistes, m’a-t-il un jour confié. Ce qui est bien dans l’art, c’est la diversité. Le système de l’art imite le système de la vie, mais avec la différence qu’en art, il n’y a pas d’erreur, ou si vous voulez, même l’erreur est une réussite. En art, on peut faire quelque chose d’abominable, cela ne nuit à personne, sinon un peu à l’artiste lui-même. Et encore.

En 2000, Isabelle Arthuis et Erwan Mahéo ont consacré un film à la collection virtuelle de Jacques.  Ce film, m’a dit Jacques, s’est fait très vite, à un moment où je pensais d’ailleurs vendre ma collection virtuelle. Ha, Ha, Ha.

En un long monologue qui s’apparente à une visite virtuelle du musée, lui-même virtuel, l’artiste accompagne le visiteur au carrefour de ses synapses. Il lui présente, en situation, les œuvres de la collection, de Picasso à Piero della Francesca, de Chardin à Charlier, de Ben à Ensor, en passant par le marsupilami de Franquin, une vraie sculpture génétique précisait-il, par l’œuvre sociale de Gaston Lagaffe, par l’intégrale des œuvres perdues d’Alain D’Hooghe (dont la course cycliste pour l’art), par toutes les sculptures hindoues et leurs triples flexions végétales. Il y évoque même la Salle des suicidés où il conserve entre autres les peintures détruites dans l’incendie de l’atelier de Gorki. Pourquoi une salle des suicidés ? À une certaine époque, explique Lizène, j’ai rencontré Richard Tialans dont je ne savais pas encore qu’il était pataphysicien, mais qui était féru de littérature et qui a publié le théâtre du quotidien de Robert Filliou. Je lui ai demandé de me conseiller des livres, mais uniquement d’écrivains suicidés.

Le musée virtuel de Jacques Lizène participe de son œuvre, il est même une œuvre à part entière. En fait, expliquait Lizène, il n’y a rien d’original à cela. Bon nombre de gens collectionnent virtuellement ; la différence, c’est que je le déclare, que j’accorde des interviews sur le sujet, et que je raconte des anecdotes ; en fait, je collectionne aussi les anecdotes.

Cette collection virtuelle participe d’un système, dans lequel pourraient également s’inscrire les lotissements et partagesde cimaise que Lizène pratiquait depuis 1975. Le principe en est simple : Jacques délimite des territoires sur une cimaise et invite, tout qui veut, à y exposer, même à l’insu de l’organisateur de l’exposition. La création de ces territoires lui permettait de chambouler les notions d’auteur, de classification, d’autorité, d’hiérarchie. A Nice, il a invité tous les étudiants et professeurs de la Villa Arson, au Fond régional d’art contemporain à Marseille, il avait prévu de croiser des ex-voto typiques de l’histoire de la ville, des photographies des joueurs de l’OM, des petits maitres liégeois et des œuvres d’Erwin Würm. A Anvers, Jacques a invité un club d’aquarellistes de la ville lors de sa propre rétrospective organisée par Bart De Baere, leur demandant de mélanger leurs couleurs à l’eau de l’Escaut.

Je pense également à ses Placards à tableaux, dans lesquels il lui arrivait d’intégrer les tableaux d’autres artistes. A Harald Szemann, il avait confié, petit dessin à l’appui, qu’il avait envie d’exposer des petits maitres vénitiens oubliés ou anonymes. Lui-même aurait exposé une vidéo, parmi ses collègues petits maîtres, un écran penché s’il vous plait. A Brest, il a rassemblé toutes sortes de marines, un vrai naufrage de regard.  A Katowice en Pologne des œuvres de l’époque soviétiques bien rangées dans les réserves du centre d’art où il exposait, dont un portrait de Brejnev, ce qui lui permit de faire une petite performance au vernissage.  Et puis, il y a aussi son film de 1993, un certain art belge, une certaine forme d’humour. Jacques imagina transformer en monuments parisiens un grand nombre d’œuvres de ses amis artistes. Le tout, à la palette graphique.

Un jour j’ai demandé à Jacques s’il y avait des œuvres de Lizène dans sa collection virtuelle. Il m’a répondu : oui, oui, mais pas toutes. J’en ai laissé quelques-unes pour les autres. 

Voilà, cher Jacques, nous sommes au bout du chemin. Merci pour toutes ces expositions visitées ensemble, merci pour toutes ces heures où tu imaginais tes futures productions, merci pour cette bienveillance que tu as toujours manifestée à l’égard de tous les artistes, merci pour les franches rigolades, pour les nuits à n’en plus finir, merci pour ton gai savoir, merci pour ces heures de montage d’expo où tu te montrais d’une précision sans égal, merci pour ton œuvre dont, sois en sûr, nous prendrons soin, merci pour tout, cher Jacques. Je suis très fier d’avoir eu la chance de travailler avec toi. Avec toi, le désastre a toujours été jubilatoire.

(1) Non, c’était au Grand Bazar

Liège, le 7 octobre 2021

Jean Michel Botquin

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