Jacques Charlier, Paysages professionnels

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Jacques Charlier

Jacques Charlier
Paysages professionnels, 1970.
Photographies N.B. et texte imprimé.
9 panneaux de 50 x 60 cm

PAYSAGES PROFESSIONNELS

Ces soixante-dix clichés noirs et blancs sont des documents issus d’un milieu socio – professionnel déterminé qui ont été insérés dans le contexte artistique, accompagnés de leur certificat d’origine par Jacques Charlier, dessinateur expéditionnaire au Service Technique de la Province de Liège (STP) entre 1957 et 1978. Jacques Charlier les nomme « Paysages Professionnels »1. Rasssemblés neuf par neuf en huit panneaux, ils sont flanqués d’un certificat rédigé sur le papier à en-tête de l’Administration Provinciale. Charlier y confirme que ces photographies, qu’il retire de leur contexte depuis 1964, ont bien fait partie de la documentation des bureaux de projets du Service technique provincial et qu’elles ont été réalisées par André Bertrand, chef mécanographe du Service. Une photographie du bâtiment qui abrite le Service et la retranscription d’un entretien entre Jacques Charlier et ses collègues de travail, trois pages d’un tapuscrit serré, complètent ce certificat. Ces photographies n’ont absolument rien d’auratique et ne sont en rien spectaculaires. Ce ne sont que des documents destinés à l’élaboration de projets d’amélioration de voirie, d’égouttage, de normalisation de cours d’eau ou d’implantation de zonings industriels, des clichés bruts, un enregistrement banal de la réalité de travaux publics et autres friches industrielles. Aux dires même de leur « présentateur », ils témoignent d’une expulsion complète de toute notion de cadrage traditionnel et même d’une « incomposition » systématique.2 A l’origine, cet entretien entre Jacques, André, Joseph, Claude et les autres qui accompagne ces clichés est paru en novembre 1970 dans MTL Magazine, au moment même où Charlier présente, pour la première fois en exposition, une large sélection de ces paysages, à l’invitation de Fernand Spillemaekers, propriétaire de la galerie MTL à Bruxelles. Jacques Charlier, déjà friand de formules chocs, le titre « Les coins enchanteurs ».  Pour l’enchantement en effet, on repassera. Déjà se manifeste, ce désenchantement ironique qui caractérise toute l’œuvre de l’artiste liégeois, un activisme qu’il pratique, dit-il, « sans exaltation ».

Jacques Charlier débute sa collecte de documents professionnels en 1964.3 « Je me lie d’amitié avec le mécanographe et le photographe que je côtoie régulièrement puisque durant des journées entières, je vais tirer des plans à l’ammoniaque, des plans de routes qui mesurent six à sept mètres de long, nous confiera-t-il. Je découvre dans les poubelles du service de mécanographie des petites photos de champs de betteraves. Ce sont des photos parfaitement banales destinées à illustrer les rapports du Service. Ce qui me fascine, c’est leur côté brutal et inesthétique »4. Dressant la liste de ses activités au STP, Charlier précisera même que les photographies d’André Bertrand ont été retirées de leur contexte à partir de juillet 64. Jacques Charlier considère ce geste, comme fondateur d’une recherche qui se précisera rapidement, celle désormais dite du STP, à laquelle on associera ses peintures de « Blocs », ses travaux sur les canalisations, ou bien évidemment, l’établissement de sa « Zone Absolue ».

Autodidacte, cannibale de toute information touchant à l’art et son monde, observateur des flux transatlantiques – le Pop Art est déjà bien présent et bientôt l’art conceptuel new-yorkais déboulera en Europe) -, Charlier a postulé au Service Technique Provincial afin d’échapper à l’usine. Il devient dessinateur de projets de travaux publics tout en lisant l’œuvre de Franz Kafka, employé le jour d’une compagnie d’assurance pour les accidents de travail en royaume de Bohême et écrivain la nuit. Charlier, un rien romantique, s’identifie à cette dualité. Il fréquente Marcel Broodthaers, avec lequel il s’est lié d’amitié ; les deux hommes partagent les mêmes préoccupations. « Lorsque le Pop Art et le Nouveau Réalisme, nous dit-il, font irruption chez nous, nous nous demandons comment affirmer notre identité par rapport à ce rouleau compresseur américain. Comment faire aussi par rapport à Pierre Restany et ses Nouveaux Réalistes français. Où trouver notre place ? En gros, je considérais que le Pop Art résultait du fait de considérer la publicité comme un objet trouvé et de littéralement la balancer dans le champ artistique en lui conférant quelques modifications esthétiques. Warhol se sert des clichés de presse, Rosenquist de la publicité, Rauschenberg reprend le Merzbau de Schwitters et le configure dans le paysage américain. Avec Wahrol, c’est la publicité toute entière accaparée comme objet trouvé. Tout devient image trouvée, dévulgarisée, traversée, culturalisée ». En réponse au Pop Art américain, mais aussi aux Nouveaux Réalises français, aux tranches d’affiches déchirées de Villeglé, aux reliefs de repas collés de Spoerri, aux accumulations d’Arman, cette vaste et systématique appropriation du monde, Jacques Charlier sort de la poubelle du service mécanographique du S.T.P. ces quelques clichés de champs de betteraves et décide, lui, de s’approprier ainsi ses propres réalités sociales et socio-professionnelles, de les introduire dans le contexte de l’art, de les signer, d’en faire en moteur critique. Pour Jacques Charlier, l’œuvre d’art a toujours été un cheval de Troie.

Ne se revendiquant pas même du ready-made duchampien, Jacques Charlier se déclare simplement « présentateur » de ces documents trouvés dont il affirme l’origine par voie de protocole ou de certificat. Il les désigne, affirme leur fonction première, confirme leur attribution à leurs signataires d’origine. En fait, en insistant sur l’appartenance de ces documents à son milieu professionnel, Charlier prend à la fois le contrepied de l’appropriation artistique et en joue le jeu. Il signe l’œuvre, ou du moins la présentation dans le contexte artistique de ces images et objets trouvés, tout en éventant clairement la manipulation de l’appropriation. Le certificat de ces Paysages professionnels l’atteste : il est à la fois signé par Jacques Charlier et par André Bertrand. Ainsi met-il le doigt sur ce qu’il finira par nommer l’art pompier du siècle, ce principe d’appropriation de n’importe quel objet, transformé en œuvre d’art, une appropriation qu’il qualifie de quasi religieuse, qu’il considère comme une véritable transsubstantiation, là où le moindre courant d’air peut être divinisé, ressuscité, sauvé de l’apocalypse et devenir, par la grâce de cette théologie de l’art et l’intervention de ses prédicateurs, un objet rédempteur destiné aux collectionneurs. Charlier l’affirme : « Dire que l’objet n’est que lui-même et rien d’autre, c’est encore croire au miracle ». 5

La méthode sera d’abord de les « présenter » aux acteurs mêmes du monde de l’art. Dessinateur expéditionnaire, Charlier part en expédition, ses planches photographiques sous le bras. Il les montre, entre autres, à Michaël Sonnabend. Certes, l’artiste cherche une enseigne où les exposer ; nonobstant voici ces Paysages Professionnels ainsi déjà introduits dans le champ artistique, puisque présentés à certains de ses acteurs. On ne peut que repenser au principe moteur des déambulations d’André Cadere : « le travail est exposé là où il est vu ». Ils seront enfin accrochés, exposés, pour la première fois en 1970 à la galerie MTL à Bruxelles, ensuite au Musée d’Anvers (1971), lors de la seconde triennale de Bruges (1971), à l’invitation d’Anka Ptazkowska à la Galerie 18, à Paris (1974), plus tard au Vereniging voor het Museum voor Hedendaagse Kunst à Gand et au Museum Boymans Van Beuningen de Rotterdam (1981).

Ces « Paysages professionnels » ne sont qu’un aspect de cette collecte et de documents. Charlier, très vite distingue les Documents spécifiquement professionnels et ceux qui concernent les relations amicales du personnel de ce service. Peu à peu, il tire de leur contexte des imprimés, des lettres, des communications, des essuies–plumes, des buvards et papiers de table, des listes de signatures de présence (entrée à 8h00, sortie à 16h45), les tirages de ses propres plans de route, des documents souvenir à propos d’événements importants de la vie professionnelle, un pot de départ par exemple, la mise à la retraite de M. Merciny ou celles de M. Herman et Tenret, un voyage en groupe à Anvers, organisé par la caisse de solidarité du STP. C’est finalement le STP tout entier qui semble se transformer en objet trouvé. Qui semble, soyons bien clairs. Jacques Charlier l’écrit dans un tract signé en 1973 : « L’expérience commente à rebours ce courant esthético-sociologique qui sous le couvert et l’aura de la signature artistique a simulé le vertige de la réalité. Comme si de ce qui nous entoure, on pouvait gommer le sens, la hiérarchie, la provenance des objets ». Je repense à Harald Szeemann qui, à propos de son exposition « Grand Père, un aventurier comme vous et moi » écrit en 1974 : « On ne discute même plus la chose, on discute le cadre qui est, de toute façon, devenu parfaitement ennuyeux : se battre pour la réalité artistique est un faux combat parce que le consensus ricane au-delà de toute controverse, ou alors il se transforme en combat politique, qui est lui aussi une fausse bataille. Où donc existe le vrai rejet, le véritable enthousiasme, où est l’ensorcellement ? ». 6

Alors qu’il extrait de la documentation technique du STP une série d’images imprimées de travaux publics de canalisation, Jacques Charlier écrit, dans le protocole qui les accompagne cette réflexion qui précise son propos : « Leur caractère énigmatique, écrit-il, peut non seulement rivaliser avec certaines recherches plastiques contemporaines, mais aussi les dépasser par leur monumentale capacité d’expression. Mais cela, personne ne le dira jamais, ou peut-être trop tard. Ainsi en est-il de l’art d’aujourd’hui qui détourne à son profit, sous l’alibi d’une création ésotérique, la réalité du travail, insupportable pour la minorité culturelle dominante »7. Les Paysages professionnels interrogent ces rapports à l’appropriation et la distanciation. En corrolaire, ils évoquent également l’anonymat. Ces photographies de paysages sont en effet pauvres et minimales ; on pourrait en rapprocher bon nombre du Land Ar ou de certaines pratiques minimales. Robert Smithson, Walter De Maria, Richard Long, Carl André ne sont en effet pas loin ; oui, mais voilà, ces clichés ont été pris par André Bertrand tout à ses préoccupations professionnelles et bien loin de celles des artistes. Leur présentation s’inscrit, quant à elle, dans un cadre parfaitement conceptuel, inventaire documentaire et protocole certifié à l’appui. Caméléon du style et parfaitement au fait des pratiques artistiques du moment, Charlier s’installe donc dans les règles de l’art et de son actualité, à une époque où le populaire, la rue, et la banalité du réel marquent profondément les esprits. D’aucuns ont fait le lien entre les photographies d’André Bertrand et le grand œuvre développé à l’époque par le couple Bernd et Hilla Becher, une aubaine en quelque sorte pour Charlier qui conteste le titre de « sculpture anonyme » donné par le couple de photographes allemands à leurs typologies industrielles. Et Charlier vitupère : « Ce sont bien des outils industriels qui ont été réalisés par des ouvriers monteurs, conçus par des ingénieurs, manipulés par des ouvriers, possédés par des patrons, tous ces gens ont un nom »8 Tout cela n’a pour Jacques Charlier strictement rien d’anonyme. C’est un témoignage de la réalité du travail, il est déjà signé. Au cœur de ce dispositif mis en place par l’artiste, Charlier pointe naturellement une réalité sociale, sociologique. Sans doute l’ensemble de ces paysages a-t-il également valeur documentaire sur l’état et l’évolution du paysage régional, mais ce n’est là qu’un effet collatéral par rapport au propos de l’artiste. Exactement comme dans le cas des « Photographies de Vernissages » (1974-75) qui, aujourd’hui ont acquis une valeur documentaire quant au who is who ? du public des vernissages.

En fait, on pourrait paraphraser Harald Szemmann, et sous-titrer ces Paysages Professionnels : « Jean Mossoux, Pierre Chaumont, André Bertrand, Jacques Laruelle, des aventuriers comme vous et moi ». Leurs commentaires sur ces Coins Enchanteurs de la province de Liège participent pleinement du travail, à commencer par le leur. Oui, retournons une fois encore la situation. Ce serait-là comme les prémices d’une autre mythologie individuelle, une mythologie collective par procuration. Jacques Charlier s’est bien déclaré Directeur des Zones Absolues, comme d’autres sont devenu Conservateur du Département des Aigles ou général russe volant sur la Pan American Airlines and Company.

1 Le Smak à Gand, le Musée M à Leuven ainsi que le BPS22-collection de la Province de Hainaut à Charleroi conservent diverses séries de Paysages Professionnels.

2 Jacques Charlier, Dans les règles de l’art, Lebeer-Hossmann, Bruxelles, 1983.

3 Dans Les règles de l’art, opus cit. Récemment, lors d’une exposition sur les Paysages de Belgique, ces Paysages professionnels ont figuré au catalogue sous la double date de 1964-1971. La date de 1971 est erronée. C’est bien en 1970 qu’elles sont montrées en exposition pour la première fois. La date de 1964 ne représente que le début de l’aventure.

4 Jean-Michel Botquin, Zone Absolue, une exposition de Jacques Charlier en 1970, Editions l’Usine à Stars, 2007.

5 Dans les règles de l’Art, op.cit.

6 Harald Szeemann, Ecrire les expositions, La Lettre Volée, Bruxelles, 1996

7 Dans le protocole certificat de Canalisations Souterraines, 1969

8 Dans les règles de l’art, opus cit.

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