Valérie Sonnier, Arco Madrid, preview (3)

Valerie Sonnier 
Sans titre, 2017 (de la série Badeschloss)
Tirage argentique sur papier baryté,
Valerie Sonnier 
Sans titre, 2017 (de la série Badeschloss)
Tirage argentique sur papier baryté,

L’HÔTEL BADESCHLOSS, FANTÔME DE LUI-MÊME

Bâti entre 1791 et 1794 d’après les plans de l’architecte salzbourgeois Wolgang Hagenauer, pour le compte du prince archevêque de Salzbourg Colloredo, l’hôtel Badeschloss, situé tout à côté de la cascade de Gastein à Bad Gastein n’est plus que le fantôme de lui-même lorsque Valérie Sonnier le découvre en 2015. Ce château des Bains de plan quadrangulaire, quatre étages et sept travées de style classique, a pourtant eu longtemps fière allure. Surélevé, on y accède par deux monumentales volées d’escaliers. Son élégant portail est bordé de pilastres aux décors serpentins conçus par l’architecte Anton Högl. Etablissement thermal dès 1807, reconstruit en partie en 1857, caserne à l’époque de la première guerre mondiale, ce petit palais redevient grand hôtel où se croisent élégantes et aristocrates dès le début des années 20. L’empereur allemand Guillaume Ier le fréquenta régulièrement pour une bénéfique et annuelle cure estivale. Élisabeth de Wittelsbach, mieux connue sous le nom Sissi, chère au cinéaste Ernst Marischka, séjourna également à Bad Gastein.

Ces figures impériales ne sont pas les seuls fantômes qui hantent cette station alpine que l’on a parfois surnommée la Monte Carle des Alpes. L’hôtel Badeschloss, le Grand Hôtel de l’Europe, colosse néo – renaissance de dix étages inauguré en 1909 qui rappelle inévitablement le Grand Hôtel Budapest du cinéaste Wes Anderson, la Villa Excelsior, l’Hôtel Straubinger sont encore hantés par bien des artistes et célébrités. Le philosophe Arthur Schopenhauer y a séjourné. Franz Schubert y compose sa Gasteiner Symphonie en 1825. Thomas Mann y écrit L’Elu, cette histoire d’une généalogie pervertie, avec secrets d’alcôves, scandales étouffés, transgressions de tous ordres et accumulations d’incestes. Sigmund Freud fut un invité régulier de l’hôtel Villa Excelsior entre 1916 et 1923. L’hôtel dispose encore aujourd’hui de sources d’eaux chaudes riches en radon qui semblent favoriser une vie sexuelle saine. En plus d’écrire et de profiter des eaux curatives, il semble que le Docteur Freud se soit enfermé dans la chambre 18 pour faire l’amour avec Minna Bernays, la jeune soeur de sa femme. Après l’Anschluss, Bad Gastein est devenu le nouveau spa de luxe des élites du troisième Reich. Joseph Goebbels venait y exfolier ses peaux mortes. Ses camarades nazis, alors qu’ils assistent à des représentations théâtrales, ont détruit les fresques dites dégénérées que Gustav Klimt avait peintes au Grand Hôtel de l’Europe. On raconte que la mère du cinéaste autrichien Michael Haneke, actrice respectée, enceinte en 1942, perdit les eaux alors qu’elle était en pleine représentation sur la scène du Grand Hôtel devant une suite de fonctionnaires et dignitaires nazis. Il fallut trouver d’urgence une voiture afin de traverser cette vallée des Alpes et rejoindre une maternité munichoise. Oui, bien que de nationalité autrichienne, Michael Haneke est en effet né à Münich.

Albert Einstein, Alfred Nobel, Franklin D. Roosevelt, Billy Wilder, tant d’autres, ont également séjourné dans la vallée de Bad Gastein. Il se murmure même que le pape Jean Paul II soit venu profiter incognito des magnifiques pistes de ski voisines.(1)

Oui, mais voilà, il n’y a pas de miracle. Aux grandeurs de quelques décennies féériques, effrénées ou décadentes succèdent de longues années de vicissitudes. Malgré quelques tentatives de relance, dont la construction d’un grand Centre de Conférence de style brutaliste imaginé à l’aube des années 70 par l’architecte salzbourgeois Gerhard Garstenauer, les bâtiments historiques de Bad Gastein se vident et sont bientôt abandonnés. C’est le cas de l’hôtel Badeschloss, laissé pour compte durant de nombreuses années, racheté en 1999 par un riche investisseur viennois, Franz Duval, qui met la main sur plusieurs bâtisses anciennes de la station alpine. Celui-ci promet d’investir mais rien ne change : Duval laisse l’hôtel se dégrader. Jusqu’à cette funeste date du 27 mars 2013. L’imposante charpente de l’hôtel s’embrase vers 5h30 du matin, l’incendie est ravageur. Dès l’après midi, la police confirme l’origine criminelle du sinistre. L’incendiaire a voulu mettre le feu dans le hall d’entrée, mais il a échoué. Puis il a bouté le feu à quelques vieux draps de lit qu’il a trouvé sous les combles et la charpente s’est embrasée. Le porte-parole des autorités ne s’étonne même pas : de nombreuses vitres du bâtiment sont brisées depuis longtemps : on rentre dans l’hôtel comme dans un moulin.(2)

Deux ans plus tard, Valérie Sonnier a visité l’hôtel de la même manière, incognito, magnétisée sans aucun doute par tous ces fantômes qui errent depuis si longtemps dans la vallée, comme les fantômes familiers de l’enfance hantent la maison familiale de Versailles, ce petit Trianon provincial, comme celui de Jean Cocteau qui accompagne la Belle et la Bête au château de Raray près de Senlis. Cette visite initiatique l’amènera à revenir à diverses reprises à Bad Gastein afin de nous livrer des suites de dessins, de photographies et, enfin, un film super huit. Oui, les trois mediums sont définitivement et intrinsèquement liés dans la pratique de l’artiste, en rebonds, déplacements du plan fixe et de l’image en mouvement, mouvement cyclique des dessins tracés comme plans et cadres d’un synopsis, mouvances fantomatiques hantant les tirages noirs et blancs. Le film super huit mêle intérieurs et extérieurs, jour et nuit, la neige et l’eau noyant le feu, les lueurs et halos fugitifs. Parmi ces lueurs étranges, dansantes et incertaines, apparaissent les scintillantes pampilles de verre d’un lustre d’apparat. Sissi esquisse un pas de valse, le temps d’une image quasi subliminale. Les travellings sont lents, épousant les forêts, cascades et flancs de montagnes du parc national des Hohe Tauern ; ils frôlent et glissent le long des façades de la bâtisse. Et le grain de la pellicule sert à merveille une sorte d’atemporalité, de suspension dans le temps et l’espace. Nous sommes entre chien et loup. Non pas que Valérie Sonnier ait privilégié ces moments où surgissent l’aube ou l’obscurité pour filmer, mais bien dans l’acception de l’expression, quand l’homme ne peut distinguer le chien du loup, le chien guide diurne et le loup, symbole de la nuit, des peurs et cauchemars qu’elle convoque et provoque.

Bon nombre de dessins sont comptables de l’incendie de la toiture, un embrasement que l’artiste réinvente, la survivance d’un moment, la survivance de l’image dans une énergie fluente. « Faire une image, c’est s’adresser à la perte de quelque chose », écrit Georges Didi-Huberman. Oui, au-delà de la perte d’une charpente, Valérie Sonnier a compris toute l’urgence de la survivance par l’image, de la survivance de l’image elle-même. Ses dessins témoignent ici d’une minutieuse énergie à fixer l’éphémère, tandis qu’évoquant l’incendie du bâtiment, elle convoque également l’imaginaire et l’anachronisme, une polyrythmie de l’image. Tout s’interpénètre, en effet, dans cette expérience mnémonique. Et l’on pourrait se demander si les fantômes eux-mêmes ne sont pas les seuls habiles –et habilités – à conserver cette mémoire, à l’unir à l’imaginaire. Ils sont gardiens oniriques, suaires d’inquiétudes, porteur visionnaires de l’imagination et de ce qui fait image. Ils ont la part belle dans la suite de photographies que Valérie Sonnier a produite. Renouant une fois encore avec l’expérience fondatrice de Jacques Henri Lartigue, ce cliché que le futur photographe prend en 1905 alors qu’il n’a que onze ans, Mon frère Zissou en fantôme, Villa Les Marronniers, Château Guyon, Valérie Sonnier témoigne de leurs immatérielles apparitions dans les couloirs de l’hôtel. Ils errent dans un hôtel fantomatique, ils hantent les images, ils font et sont l’image elle-même, ils en sont les intercesseurs, partagent une mémoire, qu’elle soit individuelle ou collective. Car les fantômes, je vous l’assure, sont aussi les gardiens des propensions hybrides, agitées, inspirées, inquiètes ou angoissées de tous les créateurs d’images.

Jean-Michel Botquin, 2020

1 Lire a ce sujet David Granda, Bad Gastein: así es ahora la ciudad balneario de Sissi, Freud y Einstein, Revista Condé Nast Traveler, janvier 2020

2 Divers articles de la presse régionale, dont Salzburg ORF.at. Ajoutons, pour être complet, qu’un groupe hôtelier munichois a racheté l’ancienne poste, l’hôtel Badeschloss et l’Hôtel Straubinger en novembre 2018 et développe un important projet hôtelier. Ouverture prévue en 2023.


Valérie Sonnier
Badeschloss, 2017
Film Super 8 numérisé, 14’44’’
Valérie Sonnier 
Sans titre, 2015-2017 (de la série Badeschloss)
Crayon, crayons de couleur et cire sur papier. 
33,5 x 41,5 cm.
Valérie Sonnier 
Sans titre, 2015-2017 (de la série Badeschloss)
Crayon, crayons de couleur et cire sur papier. 
33,5 x 41,5 cm.
Valérie Sonnier 
Sans titre, 2015-2017 (de la série Badeschloss)
Crayon, crayons de couleur et cire sur papier. 
33,5 x 41,5 cm.
Valérie Sonnier 
Sans titre, 2015-2017 (de la série Badeschloss)
Crayon, crayons de couleur et cire sur papier. 
33,5 x 41,5 cm.
Valérie Sonnier 
Sans titre, 2015-2017 (de la série Badeschloss)
Crayon, crayons de couleur et cire sur papier. 
33,5 x 41,5 cm.
Valérie Sonnier 
Sans titre, 2015-2017 (de la série Badeschloss)
Crayon, crayons de couleur et cire sur papier. 
33,5 x 41,5 cm.
Valérie Sonnier 
Sans titre, 2015-2017 (de la série Badeschloss)
Crayon, crayons de couleur et cire sur papier. 
33,5 x 41,5 cm.
Valérie Sonnier 
Sans titre, 2015-2017 (de la série Badeschloss)
Crayon, crayons de couleur et cire sur papier. 
33,5 x 41,5 cm.
Valérie Sonnier 
Sans titre, 2015-2017 (de la série Badeschloss)
Crayon, crayons de couleur et cire sur papier. 
33,5 x 41,5 cm.