FIGLI DEI MILITARI


Le titre de cette œuvre conçue en 2019 par Sandrine Morgante, Figlie dei Militari (Filles de Militaires) s’inspire directement du nom d’un singulier pensionnat de jeunes filles, fondé à Turin en 1866-68, l’Istituto Figlie dei Militari. Créé au lendemain de l’Unification italienne à l’initiative de la Marchesa Maria Luisa del Carretto di Santa Giulia avec la contribution et le soutien de Vittorio Emanuele, l’institut est initialement réservé aux orphelines de guerre, aux filles d’invalides et militaires décorés pour bravoure. Figlie dei Militari est également le nom du fond d’archives de cette institution, fond déposé aux Archives de l’État à Turin, un fond qui semble particulièrement riche et prometteur. Dès le premier classement des documents, note l’Association Archivio delle Donne in Piemonte,  le débat sur une nouvelle éducation féminine qui ressort des procès-verbaux de la commission de promotion et du conseil d’administration, la reconstruction de la vie interne sur la base des nombreux règlements, l’évolution des cours activés dans le cadre des différentes réformes scolaires et, surtout, les idées pour reconstruire les histoires des femmes qui ont fréquenté l’institut en tant qu’élèves, enseignantes, directrices ou membres des institutions administratives du collège apparaissent d’un intérêt considérable (…) Cette école laïque dont on sait très peu de choses, unique en Italie est un point de référence pour un certain type d’éducation de genre au point de rivaliser avec le plus célèbre pensionnat Poggio Imperiale de Florence.La recherche s’enrichira grâce aux histoires des nombreuses protagonistes de la vie de l’institut, des histoires de femmes qui peuvent devenir des points d’étude et d’approfondissement dans le domaine peu exploré de l’histoire des femmes (1).


Sandrine Morgante, toujours investie dans l’étude du langage en tant que facteur psychologique et variable, s’est particulièrement intéressée à une liasse de travaux scolaires datés de 1917, liasse extraite de ce fond d’archives, des dissertations, un apprentissage rhétorique de stricte actualité, appliqué au contexte historique, celui de la première guerre mondiale. Les travaux sont destinés à un concours, celui de la meilleure dissertation de l’année; les demoiselles résidentes de l’Institut sont invitées à évoquer la gloire, la patrie, le sentiment national, le sacrifice, adressant symboliquement leurs missives aux héros du temps. « Je ne sais pas comment te glorifier, écrit l’une d’elle, comment exprimer l’admiration que tu suscites dans mon âme, la force merveilleuse de sourire encore et encore, dans les luttes et les angoisses que je ressens en tant que citoyenne italienne, en tant que fille, en tant que sœur ; je ne sais pas comment te faire comprendre le désir que j’ai de souffrir, moi aussi, fortement, rudement, sereinement, comme toi, comme tant de tes nobles compagnons, enfants devenus hommes si rapidement et prématurément ». La rhétorique exalte le sentiment national, l’accomplissement, la douleur, l’honneur, la fierté, l’héroïsme, le sens du devoir, l’adversité sublimée. « Les mots deviennent hyperboliques, sacrés, absolus », constate Achille Filipponi, qui commente le portfolio consacré à l’œuvre de Sandrine Morgante, paru dans la revue Archivio Magazine.(2) « La langue écrite se transforme en une force écrasante, constate-t-il encore. Sandrine Morgante s’intéresse particulièrement à ce processus d’unification : les différents essais paraissent se ressembler, et il est facile de confondre les auteurs. Des mots tels que : héros, douleur, obscurité, sang et cœur soulignent le corps comme cœur d’un processus de dévouement inévitable à la noble cause. La douleur vous transforme, la mort est un sacrifice. La langue absorbe l’effet du nouveau régime psychologique qui régit la nation et la période de l’histoire». Solennité, dramaturgie et faculté d’émouvoir: «La guerre simplifie à l’extrême le discours, pour reprendre les propos du philosophe Alexis Philomenko. Il est saisissant de constater comment une profusion d’images se retrouve ramenée à la plus extrême simplicité dans le discours de la guerre. Cela va si loin que toute guerre dont les mobiles apparaissent aux yeux de l’historien, critique ou érudit, comme infiniment complexes et surtout comme très nombreux, se présente à l’esprit des combattants sous une forme linéaire presque pure, tracée par quelques formules » (3).

Sandrine Morgante a parfaitement compris le sens rhétorique de cette forme linéaire et conforme, jusqu’à s’emparer du concept de copie conforme. Certes, il y a cette réduction linguistique générée par le discours autoritaire, explicitement requise par le contexte de la guerre, mais il y a aussi l’action expressive et psychologique de l’écriture agissante. Elle décide donc de fondre l’ensemble des dissertations en une seule, choisissant les extraits, les transcrivant sur papier carbone; elle contrefait les écritures manuscrites, construit ainsi sa propre dramaturgie mise en page. Il n’y a plus qu’une seule composition où s’immergent et disparaissent les compositions originales. Celles-ci ne sont plus qu’une, tandis que l’artiste s’empare de toutes, dans une symbiose qui aborde et absorbe la langue comme un organe variable résultant d’un paysage culturel.


En résulte cette vingtaine de feuillets. Achille Filliponi attire notre attention sur l’importance d’une esthétique de la géométrie en temps de guerre, l’ordre pour redoutable scénario visuel, la parade pour dramaturgie, et dieu sait si, en Italie, les fascistes en ont usé. Osons dès lors la comparaison: chacun de ces feuillets alignés ici agit comme une centurie de mots, certes uniformisés et faisant bloc, mais composée d’autant de destins particuliers. (Jean-Michel Botquin)


(1) https://www.archiviodonnepiemonte.it/presentazione-ricerca/

(2) World Sign relic, Archivio magazine #4 The Unreal issue, Torino, 2019

(3) Alexis Philomenko, «Essai sur la philosophie de la guerre», éd. Vrin, Paris, 1976.