STATISTIC PROJECT XII 

Las Hortichuelas

 

Classer, ordonner, collectionner sont pour Werner Cuvelier des activités centrales, critiques et cruciales. Le réel est partout, même en vacances. En témoigne ce Statistic Project XII, intitulé Las Hortichuelas, du nom de  cette bourgade espagnole où Werner Cuvelier réside durant l’été 1974. Situé au cœur du  parc naturel du Cabo de Gata et à seulement deux kilomètres de la côte méditerranéenne, Las Hortichuelas appartient à la municipalité de Níjar, dans la province d'Almería, communauté autonome d'Andalousie. Non loin se situent les villages de Las Negras, Rodalquilar et Fernán Pérez. Et ceci n’est pas un détail topographique anodin. Las Negras fera, en effet, l’objet du Statistic Project XXXVI,Retrato de Las Negras, une analyse démographique et onosmatique de ce village de 138 âmes. Six carnets de dessins sont également consacrés à Las Negras. (1978-1982)

Pour ce douzième projet, Las Hortichuelas, il ne s’agira pas de collecter des données immatérielles mais des objets, des traces matérielles. Le projet est déambulatoire : Marcher de la mer à la maison, s’arrêter tous les cent pas afin de ramasser quelque chose à portée de main. Emballer ces objets dans des petits papiers numérotés. Les coller sur une grille, en marge d’une carte d’Europe, d’une carte d’Espagne, d’une carte locale et d’une photo du rambla où ces objets ont été trouvés. Respectant le protocole établi, Werner Cuvelier collecte donc, des cailloux, des brindilles, des fragments végétaux, un fossile de coquillage, des gravillons et de la terre, un fragment d’emballage de graines Carancha, un tesson et des fragments de carreaux de céramique. Prélève les-t-il à des fins d’analyses statistiques ou matérielles ?  En fait, il cultive plutôt son jardin imaginaire, celui du souvenir d’un lieu parcouru. Ne sommes-nous pas à Las Hortichuelas, ce qui se traduit par Les Horticulteurs ? La collection restera en l’état durant vingt ans. Werner Cuvelier finit par renoncer aux multiples cartes géographiques envisagées et décide, en 1994, de flanquer cette grille d’artefacts et objets naturels d’une seule image, celle de la route sinueuse qui descend vers la Méditerranée et qu’il a lui même empruntée, s’arrêtant tous les cent pas. Le format de l’œuvre est désormais canonique : deux carrés de 35 x 35 cm, soit un ensemble de 35 x 70 cm, référence au module de William Graatsma et Jan Slothouber.


Les archéologues connaissent bien les questions typologiques, cette étude comparative des formes. Longtemps pratiqué de façon intuitive, cet effort de classement s’est consolidé avec l’essor des sciences modernes dès le XVIIIe siècle. Les antiquaires, les historiens de l’art, les archéologues utilisent un vocabulaire de plus en plus spécialisé, mobilisent des collections plus nombreuses et mieux documentées, disposent de planches et d’illustrations de grande précision... Bref, leurs capacités d’observation s’affinent. A l’intérêt romantiques pour les formes et leur métamorphoses, succèdent la mise en série des objets, c’est-à-dire leur alignement raisonné. Lorsqu’il déambule en Espagne, le regard de Werner Cuvelier est attiré par les portes des maisons et édifices publiques, le plus souvent anciennes, quelles soient à simple ou double venteaux, rudimentaires ou ouvragées, petites ou monumentales. Il les photographie donc. Ce n’est pas la première fois qu’il se pro- pose de classer un ensemble de données empiriques concernant des artefacts. Déjà en 1974, Cuvelier se propose de classer des chaises et note les prémices d’une bibliographie relative ( Stoelen, Project XIII). Le projet n'ira pas plus loin. (Tekenboek I, page 18). En juin 1981, il se promène dans le Grand Béguinage de Gand et remarque les marteaux de portes des maisonnettes. Il se propose de les photographier, peut-être à l’aide d’un appareil polaroïd. Le projet est numéroté, Statistic Project XXXVII. Encore une fois, il ne sera pas réalisé. (Tekenboek I, page 40). Idem pour le Statistic Project XLII. En 1982, ce sont les pierres tombales de l’abbaye Saint-Bavon qui l’intéresse (Tekenboek I, page 42). Werner Cuvelier en dé- nombre 54, toujours en place, 4 déplacées. Là aussi, le projet ne verra pas le jour. Autant de « statements » au sens conceptuel du terme. Énoncer la possibilité d’un projet est peut-être suffisant et ne requiert pas forcément d’être réalisé. Noter cet énoncé révèle l’intérêt qu’on lui porte. Aligner une série d’énoncés consolidera l’intérêt pour la méthode, cet intérêt pour l’élaboration des types, facilitant la classification et l’analyse d’une réalité plus ou moins complexe. Ou du moins ce goût (immodéré, on en conviendra) pour les listes et, même les listes de listes. Ces portes d’Espagne ont bien failli échapper aux listes. Le projet est longtemps resté dans les cartons de l’artiste. La double planche aux formats 6 x 6 n’est finalisée qu’à la fin des années 90. Il en fut de même pour le SP XII Las Hortichulas, conçu en 1974. Mais il est certain que les prises de vue datent des années 70 et que le projet est à mettre en relation avec Las Hortichulas (1974), Impressions d’España (1974), Relaciones (1978) ou Retrato de Las Negras (1980).


Werner Cuvelier,
Portes d’Espagne,
photographies NB, technique mixte, collage, crayon, montage après 1998, prises de vue : années 70