QUI ÉTAIENT LES PARENTS DE NOS JOUETS ?



Dans les quelques pages qu'il a consacrées en 1906 à l'inquiétante étrangeté (soit au moins six ans avant que Freud n'entame son propre et célébrissime essai, dont la rédaction ne peut être antérieure à 1912), le Docteur Ernst Jentsch explique qu'il est impossible de dire ce qu'est exactement cet envoûtement, à la fois fugace et terriblement troublant, qui nous saisit parfois, et pour lequel la langue allemande dispose d'un adjectif spécifique, «unheimlich», que les plus proches équivalents français, "insolite", «étrange» ou «fantastique » traduisent imparfaitement (au point qu'il a fallu, donc, inventer le composé «étrangement inquiétant »). Mais il est possible en revanche de donner des exemples de situations susceptibles de provoquer cette émotion particulière, sinon à tout coup (elle dépend beaucoup de notre état de fragilité intérieure), au moins le plus fréquemment. Celle que cite Jentsch a de prime abord de quoi surprendre. Elle est empruntée aux romans d'aventures : un voyageur, au cœur de la jungle, s'assied sur un tronc d'arbre — mais ce tronc inanimé se met tout à coup en mouvement : c'est un gigantesque boa (1) ... Les lecteurs d'Hergé comprendront qu'il n'est pas si mal choisi ; la scène figure dans l'un des albums de Tintin les plus étrangement inquiétants (ils le sont tous, à des degrés divers), Le Temple du soleil, comme un indice ... (c'est le capitaine Haddock qui, après avoir attiré l'attention de son jeune compagnon sur la dangereuse similitude entre les arbres jetés à terre et les alligators tapis au bord des fleuves, s'assied négligemment sur un saurien). Le psychiatre insiste ensuite, et Freud reprendra et développera cette thèse, sur le fait que c'est la soudaine découverte de la vie dans ce que l'on croyait un objet inerte qui est source du trouble : d'où le fait «qu'un des stratagèmes les plus sûrs pour provoquer aisément par des récits des effets d'inquiétante étrangeté consiste donc à laisser le lecteur dans le flou quant à savoir s’il a affaire, à propos d’un personnage déterminé, à une personne ou par exemple à un automate, et ce de telle sorte que cette incertitude ne s’inscrive pas directement au foyer de son attention [...]. Dans ses pièces fantastiques, E. T. A. Hoffmann a plusieurs fois réussi à tirer parti de cette manœuvre psychologique (2)». Il est a priori très singulier que la confusion entre l'humain et l'automate soit donc, pour la psychologie allemande, source d'inquiétude, quand pour Bergson elle provoque au contraire l'hilarité (si Charlie Chaplin ou Buster Keaton nous font rire, c'est qu'ils se meuvent et agissent comme des automates ...). Tous les clichés seront à ce sujet à la fois vrais et faux. Au hasard et entre mille : « le rire est un mécanisme de défense contre l'angoisse » ; « quoi de plus étrangement inquiétant qu'un clown Mc Donalds ? » ; « Le rire a beaucoup à voir avec la mort, d'ailleurs ne dit-on pas « mort de rire » ? « Tout dépend du contexte (imaginez que les figures de cire soient vos propres parents) »... et on allongerait la liste à l'infini, en oubliant cependant à tout prix le poncif, admis seulement de ceux qui n'ont pas lu Lichtenberg, que les Allemands (ou les Autrichiens) n’auraient pas d’humour...


La série de dessins que Valérie Sonnier a choisi d'intituler Faire le photographe est au cœur de cet indémêlable entrelacs qui unit le burlesque à l'inquiétante étrangeté : ils mettent en scène Skeleton, une marionnette à fils fabriquée au début des années cinquante en Angleterre par la firme Pelham — un squelette en effet, articulé, mais dont le faciès effrayant se tempère bel et bien d'un sourire — et une poupée de carton bouilli défraîchie (elle est sans doute plus ancienne), au regard doux, un peu absent. Ils sont dessinés dans à peu près toutes les positions décrites par le Kama Sutra. Le titre Faire le photographe renvoie directement à l'une d'entre elles, qu'on identifiera sans trop de peine : autrefois, les artisans qui utilisaient des chambres noires et devaient faire leur mise au point directement sur la plaque, s'abritaient de la lumière, pendant la prise de vue, sous un vaste jupon noir fixé à l'arrière de l'appareil ; on imagine le parti que le langage populaire pouvait tirer de la situation, et on trouve encore l'expression humoristique « faire le photographe », avec le sens tout particulier retenu par Valérie Sonnier, dans les notes de Marcel Duchamp ( «Elle a de l'haleine en dessous (on dit aussi : faire le photographe). Il y a celui qui fait le photographe et celle qui a de l'haleine en dessous(3) »). Skeleton fait le photographe avec la poupée, qui jouerait, de son côté, en retour plutôt les soldats du feu, et pire encore dans la liste des outrages aux bonnes mœurs... On ne saurait imaginer situation plus étrangement inquiétante. L'idylle qui se noue entre la figurine d'une bergère et celle d'un ramoneur, dans les contes d'Andersen, est déjà terriblement troublante (« les deux jeunes gens de porcelaine restèrent ensemble [...] et ils s’aimèrent jusqu’au jour fatal où ils furent eux-mêmes brisés (4) ».), comme le sont aussi les aventures de Pinocchio, qui s'anime sous les yeux de son créateur à la façon de Galatée devant Pygmalion : mais encore ces jouets-là sont-ils dotés, en plus du mouvement, de sentiments nobles, l'amour, la piété filiale, ou de défauts très humains, le mensonge ... Tandis que les jouets de Valérie Sonnier ne miment aucune émotion, seulement les gestes, déjà réduits à une mécanique sans joie, des acteurs de films pornographiques, lorsque ces derniers agissent sous la contrainte (ce n'est pas toujours le cas, et aucun moralisme ne se glisse dans cette réflexion). De sorte qu'à regarder les dessins qui prennent note des ébats impossibles de la marionnette et du baigneur, on ne sait pas exactement qui, des pantins de carton ou des pantins de chair qui leur servent de modèles, est davantage dépourvu d'âme, c'est-à-dire de ce souffle — anima, en latin, d'où nous vient le mot âme — qui est le premier et le dernier indice de la vie. Nous nous trouvons bien dans le cas décrit par Jentsch et Freud d'une ambiguïté entre le vivant et l'inerte, dont la mélancolie est redoublée cependant par l'effet de contagion qu'ont les images de Valérie Sonnier sur la réalité qui nous environne (elles n'installent rien moins qu'un Eros Center dans un institut de thanatopraxie)... Tracées au crayon d'une main implacable et sûre ( Valérie Sonnier enseigne la morphologie à l'École nationale des Beaux-Arts), elles ont quelque chose du constat médico-légal. Les accouplements de mannequins d’atelier sous l’objectif de Man Ray ( Mr and Mrs Woodman — une série de 27 photographies réalisées en 1947, mais commencée vingt ans plus tôt ) mettaient, sur un principe voisin, délibérément plutôt l’accent sur le burlesque et la dérision, entraînant les effigies de la Metafisica italienne dans un film érotique où elles n’avaient pas leur place (les surréalistes s’étaient, on le sait, irrémédiablement heurtés à un De Chirico qu’ils avaient adulé, lorsque ce dernier s’éloigna de sa première manière ...).


Semblables noces funèbres ont, naturellement, de multiples précédents en peinture (ne parlons pas de la philosophie, de la psychanalyse et de la critique littéraire, qui marient Eros et Thanatos cinquante fois tous les jours depuis un siècle) — les plus proches étant sans doute à chercher dans le monde germanique. Les peintres rhénans des XVe et XVIe siècles (Albrecht Dürer, Hans Baldung Grien , Lucas Cranach, Niklaus Manuel, d’autres encore) ont fréquemment représenté la rencontre d’une femme ou d’une jeune fille avec la mort personnifiée : le thème était extrapolé des danses macabres médiévales, très répandues dans toute l’Europe, mais la Renaissance et la Pré-Renaissance en ont infléchi le sens. La danse macabre avait une portée plutôt sociale, et insistait sur la vanité des biens matériels ; riches et pauvres s’y donnaient la main outre-tombe, la fortune était chose éphémère, et, aux murs des églises, les farandoles de morts et de vifs rappelaient que l’inéquitable répartition des richesses ne tardait jamais à être réparée. Mors omnia aequat, « la mort abolit les inégalités », l’idée était déjà présente dans une fresque de Pompeï, que l’impôt le plus juste se payait dans l’au-delà : si elle a perduré — comme le prouve l’anamorphose du crâne au bas des Ambassadeurs de Hans Holbein — bien après le Moyen-Âge, c’est en évoluant cependant, et il était logique qu’une société où l’individu et sa subjectivité commençaient de prendre le pas sur les castes et les groupes sociaux envisageât différemment le rapport avec la mort. La compétence juridique de cette dernière fut étendue, sa vindicte, toujours inexorable, se fit plus personnelle, et les tableaux se multiplièrent au XVIe qui dépeignaient tantôt les âges de la vie, tantôt un squelette ou ce qu’on appelait un transi — un cadavre décharné — affairé auprès d’ un vivant récalcitrant, souvent plutôt une vivante. Une sensualité trouble et perverse se mit à infuser petit à petit l’allégorie sociale, ce n’étaient plus les inégalités de fortune que la mort rectifiait, mais la beauté trompeuse, et les voluptés de la chair, qu’elle condamnait. À mesure que le temps passera, la rencontre de la jeune fille et de la mort prendra de plus en plus la forme d’un viol, chez Edvard Munch, par exemple (encore que sa première gravure sur le thème, en 1894, laisse planer une ambiguïté sur un éventuel consentement de la jeune fille), chez Otto Dix évidemment dans les années 1920 et même, en 1817, dans les paroles du fameux Lied de Schubert Der Tod und das Mädchen («Je suis encore jeune, va-t’en, et ne me touche pas / [...]Laisse-toi faire, je ne suis pas sauvage »). Pourquoi tant d’insistance outre-Rhin sur cette figure du rapt ? Là encore, les préjugés essentialistes ont une voie royale : noirceur du gothique, mélancolie des pays où le soleil est rare, violence conquérante de l’empire germanique ... Mais s’il fallait, tout simplement, également chercher les raisons de cette obsession dans la langue, et non dans l’hypothétique âme d’un peuple? On notera que l’allemand dit der Tod — au masculin — et das Mädchen — au neutre : la jeune fille à peine nubile n’a pas encore complètement basculé du côté de la femme qu’elle deviendra, si on lui en laisse le temps. En français, la mort est du genre féminin, et notre langue ne dispose pas, curieusement, de l’option du neutre, qui permet toutes sortes de nuances et de jeux, comme celui de n’attribuer que de façon volontaire et délibérée un genre aux objets (les bateaux, pour les Britanniques, sont ainsi des femmes ...). La mort de quelqu’un est une réalité, mais la mort en soi est une idée, on ne peut l’incarner — le mot grince, sur ce sujet... Faut-il dire : la désincarner, l’ossifier ? — que dans une figure. Une langue comme le français l’imaginera dans une figure féminine ; l’allemand au contraire sera naturellement porté à lui donner plutôt les traits d’un homme, ou de ce qu’il en reste, et d’en faire un violeur, ou un séducteur malfaisant, plutôt qu’une mère indigne qui reprendrait la vie qu’elle a donnée. L’intuition remarquable — la chose n’a pas été délibérée — de Valérie Sonnier est de donner à voir ce masculin et ce neutre fondateurs que les francophones ne peuvent que concevoir. Skeleton, bien que de fabrication britannique, est, comme der Tod en allemand, plutôt un homme. Rien dans sa forme ne l’indique, seule une disposition du bassin, identifiable par les seuls anatomistes, permet en effet de distinguer les ossements d’un homme de ceux d’une femme, et un pantin ne pourrait la reproduire : c’est son attitude, les postures décrites plus haut, qui ne laissent à ce sujet aucun doute. Quant à la poupée de bois, elle représente une jeune fille, mais c’est un jouet, et c’est dans cet entre-deux que se dessine magnifiquement le neutre qui nous manque.


Valérie Sonnier n’a pas choisi de retravailler cet archétype de la Vanité pour le tourner en dérision, revendiquer une continuité avec les maîtres du passé ( semblable revendication n’est pas condamnable en soi, mais ce qu’on cherche à lui faire dire peut l’être, parfois ; Otto Dix, qui se réclamait de Cranach et de Baldung Grien, a peint de nombreuses variantes du thème qui, toutes, donnent magnifiquement à éprouver la présence obsédante d’une menace ; au même moment ou presque, en 1920, Ivo Saliger — hélas pas un mauvais dessinateur, mais bientôt le plus tragiquement ridicule des artistes officiels du régime nazi — gravait Le médecin, la jeune fille et la mort : on y voit un courageux chirurgien, sans doute membre du Parti, éloigner d’une main de fer un squelette qui entreprend une jeune Allemande ...), ou même montrer ce dont elle est capable (son dessin est virtuose). Le thème est apparu sous son crayon progressivement, à partir de l’obsession qui est la sienne depuis toujours pour les joujoux, que les enfants ont la manie de maltraiter et de démonter, à la recherche de « leur âme » — « première tendance métaphysique » dont Baudelaire a si bien dit qu’elle conditionnait aussi la première expérience de l’hébétude et de la tristesse 5, bref, de la mélancolie (ce n’est pas un hasard si les jouets sont si nombreux dans les tableaux de De Chirico ou de Carrà). Le thème séculaire s’est imposé un jour qu’elle a tiré de sa malle de collectionneuse, où figurent un vieux camion, un pistolet à eau, des soldats de plomb, des canards et des dizaines d’autres babioles, la marionnette Pelham et la poupée, et leur a fait mimer les gestes de l’amour. Peu à peu elle s’ est attachée à cette rencontre si souvent illustrée de la vie et de la mort, pour la faire subtilement évoluer en la fixant dans ce monde étrangement inquiétant où les objets inanimés semblent dotés d’un souffle. Les objets en question ne renvoient pas directement à la propre enfance de l’artiste, ce sont des antiquités acquises au fil des ans, sa génération ayant plutôt connu, à six ou sept ans, Ken et Barbie : tout se passe comme si, incapable de se résigner à la sortie de l’âge que l’on dit imprudemment tendre, Valérie Sonnier cherchait à s’y replonger, mais pour surprendre par le trou de la serrure, non ce que faisaient ses parents, mais ce que faisaient les parents de ses jouets (c’est un peu la même chose : les jouets sont notre univers en modèle réduit, et il est plus facile d’explorer, voire de se rendre maître, d’un univers où l’on est un géant, que d’un autre presque semblable où l’on se trouve le plus petit ...). C’est une convention (et une ânerie) contemporaine qui exonère le monde de l’enfance des drames, des perversions, des cruautés qui hantent le nôtre : ils y sont au contraire plus présents et plus vivement ressentis. Le XIXe siècle était, de ce point de vue, bien plus lucide que ne le fut le XXe et que ne promet de l’être le XXIe — les contes collectés par les frères Grimm, ceux de Perrault, lectures autrefois faites aux bambins, multiplient les atrocités, scènes de cannibalisme, incestes, tortures et meurtres en série ; Pinocchio lui-même est pendu, sauvé in extremis par la petite fille aux cheveux bleus — mais lorsqu’il essaie de retrouver cette dernière, à la place de la petite maison blanche où elle vivait, il ne trouve qu’une dalle funéraire sur laquelle il déchiffre péniblement : CI-GÎT / LA FILLETTE AUX CHEVEUX BLEUS / MORTE DE CHAGRIN / POUR AVOIR ÉTÉ ABANDONNÉE PAR SON / PETIT FRÈRE PINOCCHIO. Tout le travail de Valérie Sonnier — par delà même la série Faire le photographe, — vise à retrouver cette violence inaugurale. Elle n’a pas surmonté les angoisses abyssales de ces temps qu’on feint d’imaginer paradisiaques. L’amour, le sexe, la mort, les rapports de domination ne sont pas l’affaire des grandes personnes : les enfants en sont probablement plus préoccupés que quiconque, et l’importation de Der Tod und das Mädchen au pays des jouets nous met face à cette évidence. Les pantins de Valérie Sonnier ont perdu la grâce que l’absence de pesanteur conférait aux marionnettes de Kleist : elles portent le poids des fautes humaines. Ce n’est pas gai ? Certes, mais qui a jamais dit que l’art était l’expression du bonheur ? Il est bien rare, en fait, qu’il le soit : sa fonction est plutôt d’éloigner temporairement de nous terreur et mélancolie en les enfermant à double tour dans une prison de toile, de marbre ou de papier — quant au bonheur, on peut bien le laisser libre, il ne fait de mal à personne ...


Didier Semin


1.Voir : Ernst Jentsch, « Zur Psychologie des Unheimlichen», Psychiatrisch-Neurologische Wochenschrift n° 22, août 1906, p. 197.

2.Ernst Jentsch, cité par Freud ( in Sigmund Freud, L’inquiétante étrangeté et autres essais, traduit de l’allemand par Bertrand Féron, Paris, Gallimard, 1985, p. 224.)

3. Marcel Duchamp, Notes, Paris, Flammarion, 1999, p. 137.

4.Hans Christian Andersen, La Bergère et le ramoneur, 1876.

5.Voir Charles Baudelaire, « Morale du joujou », in : Le Monde littéraire, 17 avril 1853.

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