Eleni Kamma, Play it Emin !

Eleni Kamma

Eleni Kamma

Yar bana bir eğlence, Oh, pour un peu de distraction !

En résidence à Istanbul, alors que gronde la contestation sociale symbolisée par l’occupation du parc Taksim Gezi, Eleni Kamma arpente, dans le district de Bakırköy, un autre parc de la capitale turque, le Florya Atatürk, tout proche de Yeşilköy, littéralement « le village vert », « une charmante bourgade au bord de la mer Marmara, au nombreuses maisons de bois harmonieusement restaurées », rapportent les guides touristiques. Trois clochers s’y dessinent à l’horizon : Haghios Stephanos, église grecque orthodoxe, Surp Istepanos, arménienne grégorienne, San Stefano, levantine francophone catholique. Toutes trois ont ainsi la particularité de porter le même nom. Le village lui-même s’appelait Ayastefanos, avant d’être débaptisé en 1924, dans la cadre de la sécularisation décrétée par Mustapha Kemal Atatürk.

C’est ici même que s’arrêtèrent jadis les armées russes en 1877-78 ; ainsi ne réaliseront-elle jamais le vieux rêve des tsars de reconstituer l’Empire byzantin en prenant Constantinople. C’est encore à San Stefano que fut signé, toujours en 1878, le traité du même nom, mettant fin à la 93ième guerre russe, convention imposée par l’Empire russe, réorganisant les anciennes possessions balkaniques de l’Empire ottoman.

A cette occasion, la Russie impose également l’érection d’un monument commémoratif à Ayastefanos, un monument ossuaire à la gloire du soldat russe vainqueur de l’empire Ottoman. Sur décision du gouvernement et du Comité Union et Progrès, ce monument sera rasé par la population d’Istanbul le samedi 14 novembre 1914. Les armées ottomanes sont mobilisées depuis le 2 septembre, la Russie déclare la guerre à l’Empire le 1er novembre. La destruction du monument russe d’Ayastefanos est dès lors l’expression même de la dignité nationale. Le nationalisme turc, né lors de la « révolution jeune turc » du 24 juillet 1908 est en plein accomplissement : il a progressivement gagné les élites politiques, militaires, civiles et les classes moyennes des villes.[1] En ce début de premier conflit mondial, il n’a jamais été aussi manifeste.

Le tout premier film de l’histoire du cinéma turc, après le documentaire de 1911 des frères macédoniens Yanaki et Milton Manaki consacré à la Visite du sultan Mehmet V à Monastir, immortalise cette « Démolition  du monument russe d’Ayastefanos ». Il est signé par Fuat Uzkinay, un officier de marine qui travaillera dès l’année suivante pour le Bureau central du cinéma de l’armée, créé à la demande d’Enver Pacha, l’homme fort au pouvoir qui, en cette époque de nationalisme exacerbé, a bien compris tout le pouvoir de propagande de l’image animée. « Je ne peux m’empêcher de songer à l’étrangeté de ce geste qui consiste à détruire un monument et à l’immortaliser juste au moment de le détruire, écrit au sujet de ce film la journaliste et écrivain Marie-Michèle Martinet dans ses déambulations stambouliotes,  Comme si l’image était la matérialisation d’une sorte de remords, intercalé entre l’acte de détruire et celui de fixer sur la pellicule ce que l’on détruit. D’ailleurs, le film a bizarrement disparu après ce tournage. A tel point que l’on a même douté de son existence »[2].

C’est ce premier film à propos de la destruction du monument russe d’Ayastefanos qu’Eleni Kamma a décidé d’évoquer. Son propre film, en diptyque et aux images contigües, confrontera dès lors les lieux actuels, où  rien ne rappelle plus la présence du monument, au récit et à l’évocation de cette journée du 14 novembre 1914. Eleni Kamma confie ce récit à un hayalî, ce qui, en turc, signifie tant « imaginaire » que « créateur d’images ». L’hayalî est le marionnettiste du Karagöz, le traditionnel théâtre d’ombres dont le nom provient de celui de l’un de ses deux principaux personnages, Karagöz et Hacivat. Ce théâtre de silhouettes profilant leur ombre sur un écran de toile blanche a tenu une place importante dans le vaste Empire Ottoman. « On y décrit, en se moquant, les traditions, les coutumes et les mœurs de la population particulièrement bigarrée de la capitale et des grandes villes », note Michèle Nicolas[3]. Avec ses allusions aux faits d’actualité, ses critiques et des griefs contre un gouvernement tyrannique, ce théâtre, surtout au 19e siècle, sert de support à l’agitation par la satire politique, les plaisanteries, les railleries contre pachas, vizirs et beys ; tous incarnent le pouvoir religieux ou militaire mais ne sont jamais représentés en tant que tel, par respect ou par crainte de représailles. Le Karagöz est en fait une sorte de miroir, reflétant les pensées du peuple, un spectacle qui exprime ce que ses spectateurs eux-mêmes n’osent dire de leur préoccupations morales, sociales et politiques. « On ne vient pas au Karagöz, a l’habitude de dire l’hayalî Emin Senyer l’un des principaux actuels légataires de cette tradition. C’est le Karagöz qui vient à vous ».

Ainsi, dès les premières images de ce film en diptyque d’Eleni Kamma, on découvre simultanément les troncs de dizaines d’arbres dressés comme de singulières présences quasi fantomatiques dans le parc de Florya Atatürk et, d’autres part, l’atelier du marionnettiste Emin Senyer. Celui-ci découpe une peau de buffle ; il travaille le cuir jusqu’à ce que celui-ci devienne presque transparent. Sous ses doigts précis se dessine peu à peu un monument grand comme une église russe orthodoxe. En le teintant, afin d’obtenir des projections de couleurs, il raconte la  Destruction et rapporte un récit singulier, celui de Y. Bahri Doğançay, militaire du 27e régiment de cavalerie qui déclara avoir lui-même placé les charges d’explosifs afin de pulvériser le monument en 1914. Martial, Doğançay évoque la population d’Istanbul qui déjà la veille s’était attaqué à coups de pics au mur d’enceinte du monument, l’étonnement et la colère du commissaire de la police locale devant l’intervention de ce régiment, la magnificence du monument, les mèches que lui-même et ses camarades allumèrent avec leur cigarettes, les dangers qu’ils encoururent, la difficulté qu’ils eurent à abattre le bâtiment. Il évoque enfin les atermoiements du gouvernement, l’arrêt sur ordonnance de cette destruction au matin du 14 novembre, la permission enfin accordée d’achever le travail de façon méthodique, les ruines du monument « constituant désormais un danger pour la population ». Pirouette singulière d’un pouvoir embarrassé.

La lampe de projection du Karagöz est appelée şem’a, littéralement bougie, mais il s’agit en principe d’une lampe à huile. Les images sont projetées sur un écran de mousseline blanche que l’on nomme ayna, ce qui veut dire miroir. En envisageant son travail sous la forme d’une double projection, Eleni Kamma use de ce dispositif miroitique. Ainsi, tandis que défilent toujours les arbres du parc Florya, tels des ombres hiératiques, Emin Seyner le marionnettiste dresse son castelet, cette toile tendue sur une armature, comme celle d’un peintre, destinée au jeu d’ombres. Lorsqu’il évoque dans le récit de Doğançay l’enceinte du monument, ce sont les grillages qui entourent le parc de Florya que la caméra d’Eleni Kamma dévoile. Au récit épique de Doğançay correspond d’autres comptes-rendus de l’événement, la relations faite par la presse de l’époque. Le commentaire qui défile sur la gauche du diptyque, en contrepoint du récit raconté par Emin Seneyr est en effet fondé, entre autres sources, sur les articles du Tanin, proche du Comité Union et Progrès ou du très influent Tasfiri Efkar. Le ton est officiel, nationaliste et quelque peu emphatique. Le Tasfiri Efka précise, par exemple, que les quatre cloches du monument furent transférées au Musée militaire et exposées à côté d’un autre symbole national, les lourdes chaines qui défendaient l’accès maritime à la Corne d’Or, lors du siège de la ville par Mehmed II le Conquérant. Dès le moment où le marionnettiste passe derrière la toile, prêt à raviver la Destruction, ses silhouettes enfin prêtes, c’est un autre écran qu’Eleni Kamma filme, une bâche tendue sur toute la hauteur d’une grande bâtisse d’Yeşilköy. Ici, à deux pas de l’endroit où se dressait le monument russe, on bâtit, on construit, et le promoteur donne à imaginer ce que sera le résultat.

Eleni Kamma, elle, est commanditaire d’une réédification du monument ; en termes cinématographiques, elle est productrice d’un remake de sa destruction. Et Emin Senyer se plie au jeu. Tout prologue au Karagöz se termine par l’intention annoncée de se divertir : « Yar bana bir eğlence », déclare traditionnellement Hacivat en fin de prologue, « Oh, pour un peu de distraction ».  C’est Hacivat qui assistera à la destruction du Monument russe, qui en sera ainsi le témoin. « Avec sa voix nasillarde, note encore Michèle Nicolas, c’est un petit bourgeois, le pédant de village, tremblant devant le pouvoir. Flatteur des puissants et des nantis, il utilise un langage fleuri, plein de mots savants et de métaphores. Il connaît par cœur l’étiquette qui règne dans la haute société et fait étalage des principes moraux des classes élevées. C’est l’érudit froid, calculateur, opportuniste,  le courtier auquel on s’adresse quand on a besoin d’un serviteur ou d’un bon office ». Entre en scène, un cavalier, un homme à pied. Le Monument russe est au centre de la scène ; le cavalier et l’homme à pied, de façon cocasse, procèdent enfin à sa destruction. Et tandis qu’explose le Monument russe, ombre de lui-même projeté sur la toile, on apprend que Vladimir Poutine, lors d’une rencontre avec Recep Tayyip Erdogan en 2012, alors que la situation en Syrie est au cœur des conversations politiques, a proposé à son homologue turc la remise en état des monuments et des pierres tombales russes en Turquie tout comme la remise en état des monuments et des pierres tombales turques en Russie. Parmi lesquels le monument commémoratif russe d’Ayastefanos, dans cette banlieue huppée d’Istanbul.

Le jeu de miroir dont use Eleni Kamma dépasse de loin le rappel d’un épisode historique des débuts du premier conflit mondial. Entre réel et imaginaire, les jeux d’ombres et de lumière qu’elles révèlent entre film perdu, sources archivistiques, traditions populaires, satire sociale, contradictions et histoire politique activent la mémoire. Les images d’un théâtre d’ombre nous projettent dans le réel, celui, aujourd’hui d’une banlieue d’Istanbul, celui du monde aussi ; car on ne peut que penser aux actuelles contestations, au danger de l’actuelle montée en puissance des nationalismes, aux tentations d’expansions territoriales, à la situations des minorités,  au choc des cultures ou aux conflits religieux. C’est Eleni Kamma qui cite elle-même ces vers de T.S. Eliot : « Entre l’idée et la réalité, entre le mouvement et l’acte, tombe l’ombre ». (JMB)

[1] François Georgeon, La montée du nationalisme turc dans l’État ottoman (1908- 1914). Bilan et perspectives. In: Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, N°50, 1988.

[2] Marie-Michèle Martinet, Où est passée Zozo Dalmas, blog Le Monde, 2009

[3] Michèle Nicolas, La comédie humaine dans le Karagöz. In: Revue du monde musulman et de la Méditerranée, N°77-78, 1995.

Eleni Kamma

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Eleni Kamma’s project Oh For Some Amusement! is supported by the Mondriaan Fund, NiMAC (Nicosia Municipal Arts Center), PiST/// Istanbul and the Theater aan het Vrijthof, Maastricht.

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