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Jacques Lizène, contraindre le corps et fontaines de cheveux

Passage de Retz, Salle 1 (2)

 

Contraindre le corps à s’inscrire dans le cadre de a photo, 1971. 30 tirages NB, argentiques. 76 x 89 cm.

Contraindre le corps d’une jeune fille à s’inscrire dans le cadre de la photo, 1971

Oeuvre à vocation inachevée. Contraindre toute sorte de corps, nus, habillés, y compris des corps de policiers, à s’inscrire dans le cadre de la photo. Projet abandonné.
Jacques Lizène choisit de réactiver la présentation de l’oeuvre telle qu’en 1974-1975 au Château Malou à Bruxelles. La série des photos de la jeune fille contrainte à inscrire son corps dans le cadre de la photo est placée en échelle contre le mur. Au bas, Lizène ajoute une photo d’une dame, en Roture à Liège, armée de son balai. Et la titre : Personnage refusant de contraindre son corps dans le cadre de la photo. 1971.

 

 

 

– Petit maître à la fontaine de cheveux , remake 1983. Photographie rehaussée, 2011

Le balai est une allusion à :

LE BALLET D’ENTRETIEN DES LIEUX D’EXPOSITIONS
(corvée, en forme de danse, faire reluire le lieu écrin de l’art séductif) 1975
Régulièrement, hors des heures d’ouvertures du musée, un certain nombre de personnes viennent nettoyer les salles d’expositions. Elle réalisent de ce fait, obscurément, une danse sans prestige séductif : le ballet d’entretien des lieux d’exposition (pour que brille le lieu écrin de l’art séductif.
Ce pourrait également être le balai de Louise, cette dame en Roture qui refuse de se laisser contraindre dans le cadre de la photo.

– Petit maître à la fontaine de cheveux, photographie de Pierre Houcmant, 1980. Photographie marouflée sur toile, 50 x 60, 2011.

On remarquera que le remake de 1983, posé sur une caisse de transport, semble montrer du doigt, tel le Saint Jean de Léonard de Vinci, son alter ego de 1980. Celui-ci  accroché à la cimaise de telle sorte que sa fontaine de cheveux soit aspirée par cette bouche d’aération qui le surplombe.

Rappelons ces quelques considérations à propos de la « Fontaine de cheveux », parues dans « Jacques Lizène, Tome III »

Fontaine de cheveux, 1980. « Cette expérience de la perte, cette acceptation de la vacuité qui est un deuil, certains artistes la donnent à voir, non plus au travers d’un jet d’eau quelconque, symbole peuplant un paysage plus ou moins collectif mais d’un jet d’eau qui leur serait propre et jaillirait en quelque sorte d’eux, de leur crâne. La matière utile à la pensée échappe, s’élève en jets pressés. C’est “l’Artiste à la Fontaine de cheveux”. Jacques Lizène reprendra de multiples fois cette iconographie, cette mise en scène capillaire : cheveux longs dressés vaguement tenus en jet d’eau par du savon. De même que Duchamp dans le portrait photographique réalisé par Man Ray et utilisé sur l’Obligation pour la roulette de Monte-Carlo(1924). Sa tête y est recouverte de mousse à raser, ses cheveux sont ramassés et dressés en fontaine bifide.
Un détail lexical que rien ne permet d’exploiter ici sérieusement vaut néanmoins d’être évoqué pour l’anecdote. Dans le texte qui ouvre le débat et qui mènera au constat révolutionnaire selon quoi, non seulement la nature n’a pas horreur du vide, mais qu’elle conçoit en son endroit une raisonnable passion, Galilée utilise le terme de “cheveu” comme suit :  “Le maître fontainier ajouta qu’il n’était pas possible, ni avec les pompes, ni avec les autres machines qui font monter I’eau par attraction, de la faire monter un cheveu plus haut que dix-huit brasses, que les pompes soient larges, étroites ou minces comme un fétu de paille.”
Avec la “Fontaine de cheveux”, on retrouve par ailleurs la houppette des clowns ou le dispositif leur permettant de faire jaillir un jet d’eau au sommet de leur crâne. Le vieux clown interprété par Chaplin dans Limelight(1952), se préparant dans sa loge, arbore ce même toupet de cheveux, dressés et attachés en minuscule jet d’eau. On retrouve en effet là l’un des attributs de l’auguste, cette crête de cheveux telle qu’en portait déjà Grimaldi (1778-1837). Le clown, qui est traditionnellement la figure du roi assassiné, symbolise l’inversion de l’ensemble des propriétés royales. À la souveraineté se substitue l’absence d’autorité ; à la crainte, le rire ; à la victoire, la défaite ; aux rituels sacrés, le ridicule ; à la mort, la moquerie ; à l’acquisition, la dispersion.
Dans Le Mot d’ esprit et sa relation avec l’inconscient, Freud élabore une théorie de l’effet comique en termes de dépense : “Ce dont nous rions, c’est d’une dépense beaucoup trop grande.” C’est par la manifestation de cette dépense que l’artiste imite le clown. Et cette dépense se donne à voir, outrée dans ses traits, caricaturale, théâtrale, par certains signes physiques de l’évacuation, de l’excrétion, de la vidange. Or ce qui se vidange là, à l’occasion de ces jets d’eau qui ont pour margelle le crâne, pour source le cerveau, c’est la matière même de l’intelligence, de la logique, du discours. La fontaine de cheveux est le signe, au sommet du crâne, de ce reflux dynamique du sens. Portraits du logos en geysers. L’idiotie a cette passion du jet d’eau, s’illustrant en des pulsations fluides, projections éjections de matières pensantes au sommet du crâne, que longtemps la percé pour en extraire la folie, folie que l’imagerie populaire chapeaute par ailleurs d’un entonnoir. »
Face à cette jaillissante réflexion menée par Jean-Yves Jouannais dans son ouvrage L’idiotie, art, vie, politique – méthode (Beaux-arts magazine, 2003), Jacques Lizène est beaucoup plus prosaïque, dans un bel effet de chute : « La houppette – que j’ai appelée “Fontaine de cheveux” –, confie-t-il à Denis Gielen dans Le Vingt-cinquième Bouddha,provient d’un souvenir d’enfance. Avec mon frère, quand on était petits, on avait un bête jeu : on s’amusait en se lavant les cheveux à se les dresser sur la tête. »

Hair Fountain, 1980. “This experience of loss, this acceptance of emptiness which is a form of mourning, is something that some artists make visible, not in any usual kind of fountain, as a symbol occupying a more or less collective landscape, but in a fountain that is their own and that, in a sense, springs out of their head. The material useful for thought escapes, rises up in hasty jets. Such is ‘the Artist with the Hair fountain.’ Jacques Lizène has used this image, this capillary mise-en-scène, several times, his long hair vaguely held like a jet of water by soap. In a similar way, in the photographic portrait made by Man Ray and used in Monte Carlo Bond (1924), Marcel Duchamp’s face is covered in shaving foam, his hair pushed together and raised up in a double fountain.
There is a lexical detail that, although there is nothing that can be seriously done with it here, is well worth mentioning for its own sake. In the text that opens the debate and that leads to the revolutionary realisation that, not only does nature not abhor a vacuum, but actually has a fair passion for it, Galileo uses the term ‘hair’ as follows: ‘The master fountain maker added that it was not possible, either with the pumps, or with the other machines that make the water rise up by means of attraction, to make it rise a hair’s breadth higher than eighteen, whether the pumps are broad, narrow or as thin as a wisp of straw.’
With the Hair Fountain we come back to the clown’s tuft or the device that enables them to make water spurt from the top of their head. The old clown played by Chaplin in Limelight (1952), when he see him making up in his dressing room, has this same tuft, pulled up and tied in a tiny fountain. What we have here is one of the attributes of the auguste clown, that crest of hair already worn by Grimaldi (1778-1837). The clown, who is traditionally the figure of the assassinated king, symbolises the inversion of all the royal properties. Sovereignty is replaced by absence of authority, fear by laughter, victory by defeat, sacred rituals by ridicule, death by mockery and acquisition by dispersion.
In Jokes and Their Relation to the Unconscious, Freud expounds a theory of comic effect conceived in terms of expenditure: ‘What we laugh at is the excessiveness of the expenditure.’ It is in manifesting this expenditure that the artist imitates the clown. And this expenditure is made visible, its traits over the top, caricatured and theatrical, by certain physical signs of evacuation, of excretion, of emptying out. Now, what is being emptied out here, in these jets of water whose coping is the skull, whose source is the brain, is no less than the matter of intelligence, of logic, of discourse. The hair fountain is the sign, at the top of the skull, of this dynamic reflux of meaning. Portraits of the logos as a geyser. Idiocy has a passion for jets of water. It illustrates itself in fluid pulsations, projections and ejections of thinking materials at the top of the skull, that for many years was pierced in order to let the madness out, a madness that in popular imagery was, it so happens, shown with a funnel on its head.”
Compared to these bubbling thoughts put forward by Jean-Yves Jouannais in his book L’idiotie, art, vie, politique – méthode (Beaux-arts magazine, 2003), Jacques Lizène is much more prosaic, providing a nicely flat ending. As he told Denis Gielen in Le Vingt-cinquième Bouddha, “The big tuft of hair – which I called the Hair Fountain – comes from a childhood memory. When we were little, my brother and I had this stupid game: when we were washing our hair we thought it was funny to make it stand up on our head.”