Werner Cuvelier, SPXXXVI, Retrato de las Negras, 1980, une introduction

Werner Cuvelier, SPXXXVI, Retrato de las Negras, 1980,
Werner Cuvelier, SPXXXVI, Retrato de las Negras, 1980, les hommes, les femmes

SP XXXVI Retrato de Las Negras

L’humain, l’individu, n’est jamais très loin dans la multiplicité des intérêts et préoccupations de Werner Cuvelier. Y compris les caractéristiques physiques de celui-ci, voir même son état de santé. Ainsi décide-t-il, en 1971, de peindre son autoportrait. Et le résultat est pour le moins surprenant : la gouache est géométrique, constituée de rectangles et de bandes de couleurs en registres. Werner Cuvelier a décidé de surveiller son poids, l’observation débute le 27 juillet, elle se termine le 5 octobre 1971. L’œuvre s’intitule Cuvelier’s weight project.[1] Les rectangles colorés représentent les variations pondérales observées au cours de cette période. Trois ans plus tard, en 1974, il revient sur cette notion de portrait. Toujours dans l’expérimentation, il envisage de se faire tirer le portrait par trois photographes différents. Ce sera l’objet du S.P. XXI : se faire photographier dans un style scientifique, puis dans un style proche du reportage, enfin dans un style artistique. Les shootings sont programmés entre le 15 septembre et le 15 novembre 1974.[2] Quelques mois plus tard, il s’intéresse à Santorio Santorio, également appelé Sanctorius, un ami de Galilée, né à Capodistria en 1561, mort à Venise en 1636. Médecin et inventeur, Santorio Santorio est le premier à introduire des mesures quantitatives systématiques de divers paramètres vitaux en médecine. Il est l’un des premiers à pressentir le concept de métabolisme. Inventeur du thermoscope, ancêtre du thermomètre, il se rend compte du réel intérêt que représente la mesure de la température du corps et du pouls ainsi que la quantification des résultats de ces observations. Retour à la question pondérale, il invente une balance qui lui permet, tout en mangeant, de mesurer la quantité de nourriture ingurgitée, convaincu que la santé et la longévité sont liées au maintien d’un poids constant. Se sustenter tout en mangeant, c’est un principe premier de sa Médecine statique. Tout cela ne peut que ravir un amateur d’abscisses et d’ordonnées, de courbes et diagrammes. Dans son Statistic Project XXIII (1975), qu’il consacre à Santorio Santorio, un statement consigné dans son Tekenboek, Werner Cuvelier constate : Peser son propre corps, mesurer sa température, sa pression sanguine, mesurer le rythme cardiaque, considérer toutes mesures humaines : Tout ce qu’un être humain peut exprimer par un nombre. L’humain exprimé en quantité plutôt qu’en qualité.[3]

De quelle nature seront donc les portraits que Werner Cuvelier fera de la population de Las Negras durant l’été 1980 ? Seront-ils scientifiques ? Assurément, ce sont des portraits d’identité, de face et sans profil. Seront-ils de l’ordre du reportage ? Aussi. Ils s’inscrivent tous dans l’action menée par Werner Cuvelier et en sont la trace. Seront-ils, enfin, artistiques ? Certainement pas dans le sens canonique du terme. Ils participeront tous, toutefois, à la conception d’une œuvre d’art et témoignent, à tout le moins, d’une double bienveillance, celle de cette population pour le projet de Werner Cuvelier, celle du regard porté par l’artiste sur cette communauté villageoise.

Mais j’anticipe ; revenons aux prémices. Le village de Las Negras est situé tout au bout de l’itinéraire établi par le SP XXVII, Relaciones (1978). Nous ne sommes pas loin de La Isleta del Moro, dernière étape de ce projet. Nous ne sommes pas plus éloignés de Las Hortichuelas, théâtre du Statistic Project XII (1974). Werner Cuvelier est en terrain connu ; c’est son quotidien estival. Las Negras, où il est en villégiature, est un hameau espagnol appartenant à la municipalité de Níjar, dans la province d’Almería, communauté autonome d’Andalousie. Il est situé dans le parc naturel de Cabo de Gata-Níjar, à environ 50 km de la capitale provinciale, Almería.  D’après l’Institut espagnol National des Statistiques, Las Negras compte 349 habitants (2008). L’évolution du tourisme a généré un afflux important de population étrangère. Il n’y a plus que 47% d’Espagnols à Las Negras.  24% de la population sont des Britanniques, 16% des Italiens, 7% des Allemands, 1% des Français et 5% sont d’origine diverses. En 1980, si j’en crois les statistiques de Werner Cuvelier, ils étaient 129, tous Espagnols. Seuls deux ou trois patronymes ont alors une consonance germanique.

Werner Cuvelier entreprend donc un recensement du village de Las Negras : sa population fera l’objet de ce trente-quatrième projet statistique. Son projet vise à constituer une galerie de portraits, les portraits de L.N – Retrato de Las Negras. Il demande aux habitants du village de pouvoir les photographier, un par un, individuellement et s’intéresse dès lors aux parentèles. Afin de développer la communication avec ses modèles, il compile, dans un notebook[4] qui accompagne le processus, un lexique français – espagnol de termes familiers et familiaux : bisabuelo, bisabuela, abuelo, abuela, padre, madre, hijo, hija, hermano, hermana, hermanostro, hermanastra, tia, tio, sobrino, sobrina, primo, prima, esposa, marido, arrière-grand-père, arrière-grand-mère, grand-père, grand-mère, père, mère, fils, fille, frère, sœur, demi-sœur, tante, oncle, nièce, neveu, nièce, cousin, cousine, épouse, mari.

L’intérêt linguistique, comme dans le cas des Buitenverblijven gantois, est également évident. Le catalogue – catalogo – qui accompagne l’œuvre, édité par la galerie Richard Foncke à Gand[5], présente la liste des habitants alphabétiquement, de Aguado Ruiz Angela à Vincente Montes, Maruja. Les noms des habitants masculins sont imprimés en rouge, ceux des femmes en bleu. Werner Cuvelier respecte évidemment le système traditionnel des noms espagnols, un nom qui, au complet, sert dans un cadre juridique, formel et documentaire. Il consigne les appelidos, le premier nom du père,  suivi du premier nom de la mère, les prénoms, nombre et enfin l’âge de la personne au moment de la rencontre. Apparaissent ainsi les familles qui habitent La Negras,  les Belmonte Cicilia, Belmonte Hernandez, Garcia Garcia, Garcia Hernandez,  Garcia Puertas, Garcia Robles, Hernandez Berides, Hernandez Fernandez, etc… Certains de ces noms, une quinzaine, sont biffés : ce sont ceux des habitants que Werner Cuvelier n’a pas pu photographier : des malades, des absents, l’un ou l’autre garçon parti au service militaire, d’autres, enfin, qui ont décliné l’invitation. Werner Cuvelier classe ses photos -couleurs – en registres, et cette fois par âge, du plus jeune, Antonio Ramon Belmonte Cicilia âgé de un an à la doyenne, Maria Puertas Hernandez, 87 ans. Sous chaque photographie, il note les noms et prénoms, l’âge et le numéro d’ordre du catalogue,  y compris sous les rectangles noirs qui figurent les absents. Qu’importe si le nombre de photos ne correspond pas au nombre d’entrées dans le catalogue. Werner Cuvelier a l’habitude de déclarer que l’art se situe aussi là où surgit l’erreur. [6]

On pensera tout naturellement aux Duration, Location et Variable Pieces de Douglas Huebler et tout particulièrement  à la Variable Piece #70 ainsi qu’à l’ambition maximale de son énoncé : L’artiste documentera de manière photographique,  jusqu’à la fin de ses jours mais dans la mesure de ses capacités, aussi exhaustivement que possible, l’existence de chaque personne vivante, afin de produire la documentation la plus authentique et compréhensive qui soit. Huebler pousse le projet documentaire à son comble, tout en affichant ses limites. En anticipant l’échec de ce projet hors norme Douglas Huebler en moque l’absurdité. Son intention, ce rapport au temps et au lieu, se situe en amont de l’œuvre ; l’objet documenté est, somme toute, secondaire, ce qui n’est sans doute pas tout à fait le cas chez Werner Cuvelier. Celui-ci circonscrit son propos, il le limite à cette population d’un village espagnol qu’il introduit en tant qu’acteurs dans le champ de l’art, insistant également sur la notion de portrait.  Je pense, ici, à Jacques Charlier qui introduit ses réalités professionnelles et dès lors ses collègues de travail dans le champ de l’art conceptuel. Je pense également à Jacques Lizène qui, lui aussi, a voulu photographier le plus grand nombre de visage au monde, mais qui s’est très vite arrêté, déclarant, qu’Huebler, justement, s’occupait de l’affaire.

La population de Las Negras est, ici, au cœur du projet. Werner Cuvelier, néanmoins, n’envisage aucune narration à son sujet. Nous nous situons en effet dans le champ d’un art sociologique, mais bien loin de toute tentation d’anthropologie structurale, chère aux disciples de Claude Lévi Strauss. Le matériel propre à l’enquête est minimal et suffisant : des noms, des prénoms, des âges, une présence ou une absence hic et nunc.

Tout véritable projet documentaire repose, on le sait, sur l’énoncé d’une hiérarchie. Werner Cuvelier déclinera évidemment celle-ci en fonction de ses propres préoccupations. Il y a d’abord cette première galerie de portraits en couleurs. On pense à celle qu’il constitue pour le Statistic Project XXVI, Coordonnées, cette galerie de peintres, sculpteurs, philosophes, écrivains, architectes, musiciens et scientifiques, tous considérés comme indispensables à la compréhension du développement de la culture occidentale. Les habitants de Las Negras jouissent du même traitement. Werner Cuvelier fera ensuite réimprimer plusieurs jeux des mêmes photographies, mais cette fois en noir et blanc et au format de photographies d’identité. Nous entrons là dans le champ d’une esthétique de l’administration, chère à l’art conceptuel d’ailleurs. Le but est de multiplier les classements, toujours en fonction des seuls renseignements récoltés, d’abord la relation homme-femme, puis les âges, puis les groupes d’âge, les familles, les frères et sœurs, les noms, les prénoms. Deux derniers classements sont parfaitement aléatoire, véritables puzzles, déroutes notariales, tohu-bohu d’une administration bouleversée. Soit neuf variations sur un même thème, neuf transcriptions visuelles de ces données sociologiques, un ensemble de diagrammes, de pyramides, de rangs et colonnes composées, chaque fois, de deux entités distinctes : d’une part les photos d’identités, d’autre part la transcription des données nécessaires à la compréhension du tableau : les noms prénoms et âges des intervenants, recopiés  la main dans des rectangles de mêmes dimensions que les photographies. Au fait, Werner Cuvelier n’a aucune intention d’en tirer des conclusions, aucun projet d’étude scientifique, aucune tentation d’administrer quoi que ce soit. Subsistent, ces pyramides, suites et diagrammes, ces portraits, l’existence de ces gens à un moment donné, en un lieu donné, des visages qui se déplacent en fonction de la place qu’on leur assigne, des hommes,  des femmes, de tout âge, avec lesquels, nous, regardeurs de ces galeries de portraits,  finissons par entretenir une singulière connivence.

[1] Catalogue de vente 76e Veiling Van Langenhove, p.14. N° 104

[2] Tekenboek I, p.25

[3] Tekenboek I, p.28

[4] Notebook Las Negras, archives de l’artiste.

[5] Werner Cuvelier SPXXXVI, Retrato de Las Negras, portraits de Las Negras, catalogue, 4 pages, 27 x 21 cm, 1981, Edition galerie Richard Foncke. Exposition personnelle : Werner Cuvelier, Statistic Project XXXVI. Retrato de Las Negras. Galerie Richard Foncke, Octobre – 8 novembre 1981.

[6] Werner Cuvelier consigne les dates de prises de vue et la pellicule utilisée dans son Notebook. Film 1 le 8 juillet. Film 2 le 18 juillet. 400 asa – 24 DIN 24 prises de vues. Film 3 le 28 juillet 36 vues 21 DIN. Fin du projet les le 1-2-4 aout

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