Jacqueline Mesmaeker, De Page en Page, musée Raveel, les images (5)

photo Dirk Pauwels

Les neufs dessins de la série Tracés ont été réalisés en détourant au crayon doigts, poings, latte, pièce de monnaie et tabouret. Ils sont encadrés de baguettes ivoires obtenues par la superposition de couches de peinture blanche sur un apprêt de terre de Sienne.

Jacqueline Mesmaeker, Tracés, 1993. Collection privée.

Dans Mémoires d’aveugle, Jacques Derrida écrit du dessin qu’il aurait toujours à voir avec l’opération d’un aveuglement. La main trace mais ne voit pas. Elle fraye un chemin sur l’étendue de la feuille sans jamais parvenir à saisir pleinement la forme constituée, laissée qu’elle est à un état d’invisibilité, fût-il partiel ou temporaire. Dans ce retrait de la vision, tout dessinateur serait aveugle une fois qu’il fait l’expérience d’un tracement, confronté à cette dialectique où se jouent le visible et l’invisible1. La définition que donne Derrida a valeur d’hypothèse de travail. Et bien qu’elle puisse aider à comprendre la portée du dessin chez Jacqueline Mesmaeker, elle ne le ferait que partiellement. Si une œuvre de cette artiste peut correspondre à celle-ci, plus précisément aux enjeux qu’elle soulève, ce serait Tracés (1993).

L’œuvre est constituée d’une série de sept dessins de format rectangulaire encadrés d’une manière similaire, espacés à intervalles réguliers, série à laquelle s’ajoutent deux dessins de format carré. Dans cette œuvre sérielle et modulaire figurent différents tracés réalisés au crayon : répétition de traits courbes, lignes droites non continues, série d’hémicycles imparfaits ponctuant de manière variable la feuille, ainsi que deux croissants de lune pour les dessins de format carré.

Réalisée à main posée, et non à main levée, Tracés témoigne d’une mise en suspens de l’adresse et d’un retrait de la vision. Tracés est l’exact opposé d’une démonstration de maîtrise technique, par la suspension, plus que la mise en crise, de toute habilité. Outre l’emploi d’une latte, d’une pièce de monnaie, de l’assise d’un tabouret, ce sont les mains qui s’épaulent l’une l’autre, s’accompagnant et se soutenant mutuellement en cours de tracement, l’une tenant le crayon, l’autre posée sur la feuille et vice versa ; le regard n’ayant plus qu’à souscrire, pour ainsi dire, à cette réalisation. Ce retrait de la vision est accusé autant par la non continuité des lignes horizontales que par le caractère partiel des motifs hémicirculaires (ne nous donnant pas à voir des formes visibles dans leur complétude), mais également par cette succession de tracés courbes réalisés au départ d’un poing posé sur le papier (soit d’une main fermée dont l’utilité est ici résumée à celle d’un objet à détourer), composant en l’espèce un motif de rideau sur lequel butte et s’ouvre le regard. C’est que Tracés mettrait également en œuvre, outre une scénographie de traits et de gestes (soulignée par les différences perceptibles de poses et de pression du papier de chacune des mains et de chacun des objets), une sorte de théâtralisation du visible et de l’invisible.

Pourquoi commencer par cette œuvre ? Cette œuvre n’est pas nécessairement plus représentative qu’une autre quant à la question du dessin chez Jacqueline Mesmaeker. Mais elle a ceci de particulier que l’on peut la considérer comme un pli dans la production graphique de l’artiste. Un pli qui précisément mettrait dialectiquement en tension l’avant et l’après d’une production résistant aux entreprises de classification et d’historicisation. Tout en étant une des œuvres qui puisse correspondre le plus à la définition que l’on peut se faire du dessin (que l’on pourrait résumer rapidement, de manière plus large par rapport à ce qu’en écrit Derrida, en la disposition de tracés sur un support laissé visible), Tracés renvoie tant à certaines de ses œuvres antérieures, dont certaines de ses réalisations in situ du début des années 1980, qu’à certaines de ses œuvres postérieures, dont les multiples disséminations de signes graphiques réalisés, notamment, dans différents livres durant la seconde moitié des années 1990. Tracés partagerait avec les premières une certaine préoccupation du lieu. Lors de sa première exposition, sa disposition sur une ligne horizontale au-dessus des lambris du mur répondait en effet à une contrainte architecturale. En outre, le cadre de ces dessins (d’une blancheur particulière obtenue par un apprêt de terre de Sienne) ainsi que les intervalles espaçant avec régularité chacun des 7 cadres horizontaux invite à une lecture cinématographique de l’œuvre. Tracés établit de la sorte un contexte graphique dynamique (littéralement cinémato-graphique) où notre regard est invité à opérer une lecture, en passant de l’un à l’autre, dans un sens et puis l’autre, quitte à croiser ensuite les trajectoires. Tracés partagerait avec les dernières, outre l’attrait pour la mobilité de la feuille et de la page, un même souci pour l’intervention dans un espace séquençable, chacune des feuilles de la série formant autant de pages d’une séquence s’ouvrant et se fermant, entre les détours multipliés du poing de sa main gauche et de sa main droite.

Raphael Pirenne, dans « Jacqueline Mesmaeker, Oeuvres 1975-2011, aux Editions (SIC) & couper ou pas couper, sous la direction de Olivier Mignon.

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