Lu dans l’Art Même :
Le texte :
Jacqueline Meesmaeker
La Discrète
Jacqueline Mesmaeker œuvre depuis 1975. Elle expose depuis la même année. Dans la plus parfaite discrétion, par pure nécessité. Chez elle, dans un jardin, chez des particuliers, dans des écoles (La Cambre, l’Erg, Saint-Luc), des centres d’art (L’iselp, IKOB, Espace 251 Nord, Argos…), des livres. Seule, entre amis, en groupe. En coulisse du Grand Tour, en appoint de la « Longue Marche ».
Aujourd’hui convergent de délicates attentions qui rendent ce parcours visible, épellent ses énoncés, déploient son étendue, creusent sa profondeur. Un livre d’abord, coordonné par Olivier Mignon, publié chez (SIC) – couper ou pas couper, éclairant 41 travaux, rassemblant les apports de quatorze auteurs[1]. Une exposition ensuite, proposée par la galerie Nadja Villenne, associant quatre dispositifs sous l’enseigne Le premier jour du mois,…[2] Salutaire reconnaissance pour les uns, radieuse révélation pour les autres. Dont je suis…
Fiat lux
J’ignorais en effet absolument tout de ce dense corpus avant qu’on ne me confie le présent feuillet. Et, à ce stade, je ne puis qu’en balbutier quelques traits. D’abord ceci : cette œuvre n’érige pas, ne déclame pas, n’assène rien. Elle ne convoque pas, elle invite. Elle invite à cheminer à ses côtés, plus justement en son sein, pour trouver une clairière, un espace de clarté, une lumière. Lumière, fantôme bien vivant de cet opus, scintillant dans cette surface de parking dorée (Parking en or, 1984), oscillant comme feux de détresse aux deux pôles d’un balancier placé au seuil d’une marine (L’androgyne, 1986), révélant par radiographie l’identité de l’hôte involontaire coulé dans un monolithe de béton, à savoir… un chandelier (Stèle, 1989). Lumière prise pour telle, comme principe actif : faisceau d’une lampe traversant une bouteille d’eau (La pêche à la lumière, vidéo, 2007) ou morsures d’une lampe de poche sur le verre d’une photocopieuse (Les lucioles, 2011).
Et cette lumière que cherche et attend l’œuvre de Jacqueline Mesmaeker, cette lueur qui scintille en ses fonds, n’est pas celle d’une vérité révélée. Elle est d’abord le fruit d’une disponibilité, celle dont parle Peter Handke, ici dans son Essai sur le juke-box : « (…) en même temps qu’il se laissait aller à sa rêverie, à l’unisson du juke-box et sans cette observation qui lui répugnait tellement, il arrivait souvent que le reste autour de lui prenait force et présence. Ce qui devenait vraiment présent, ce n’était pas ce qu’il y avait de frappant ou d’attirant que bien plutôt ce qui était usuel, les couleurs et les formes coutumières, et cette présence forte (…) était ce qu’il y avait de plus précieux – rien qui eût plus de valeur et qui fût plus digne d’être transmis ; les choses prenaient une présence comme ne la leur donnait qu’un livre qui éveillerait à la circonspection »[3].
Il me semble que c’est vers cette « présence forte » que le travail de Jacqueline Mesmaeker nous convie à marcher. Cette clarté qui luit subitement au moment où une image, un son, un objet, une page, une scène semblent en accord avec l’être et le monde, connectent l’être au monde. Quand on marche, quand on est, quand on voit, quand on lit, quand on touche… Brève luisance qui, bien vite effacée, nous renvoie enrichis au cours des jours, mais de nouveau dissociés. J’ai annoté ce livre, souligné cette phrase, griffé la marge au crayon, lié deux mots, cerclé ces trois autres. Je ne sais plus pourquoi. Il n’est que de revenir au tome et aux empreintes que j’y ai laissées pour tenter de recouvrer la subite blancheur de l’expérience. Nécessairement déplacée, modifiée. Alors, je recompose, redispose, relis, surligne et annote encore. Et je parle, échange, recopie un extrait que j’envoie à C, à Z, à X, qui rebondit, m’adresse d’autres mots, confirme mon expérience, l’élargit ou la conteste.
Le festin de Babette
Secret outlines : ce sont des livres traversés par Jacqueline Mesmaeker, l’Essai sur la fatigue de Peter Handke, la Théorie de la culture de Malinowski, l’analyse de Marx et Engels par Lénine… La lectrice a très discrètement crayonné les pages : ici, un axe vertical partage le texte en deux. Là, une brève sinuosité, à peine sensible. Ailleurs, un écusson dans le coin supérieur droit, comme un cachet de bibliothèque ; un trait rouge obstiné qui joint tous les mots, suture le texte ; une étoile dorée sur un titre…
C’est l’activité de la lecture, la lecture comme acte, comme écriture, qui, à l’appui de ses marques, « met en évidence l’énergie [qu’elle suscite], l’ouverture des potentialités qui emportent le lecteur bien au-delà du texte »[4].
Au-delà du texte, c’est-à-dire hors de lui, offert à d’autres regards, à une observation commune, partagée. Le partage, la transmission, sont les moteurs fondamentaux de Jacqueline Mesmaeker qui, plutôt que de dessiner des horizons factices, se contente de déléguer des supports (des témoins) brûlés de son propre écho, de sa propre activité, activité « dont l’artiste, précise encore Olivier Mignon, n’est pas le titulaire mais le témoin fervent et le passeur habile »[5].
Dans la tradition juive, il est de coutume de dresser la table en laissant un couvert vide, pour le Messie, au cas où… Nul messie n’est attendu à la table de Jacqueline Mesmaeker, mais tout convive dont le goût et l’appétit nourriront plus encore la saveur des mets disposés.
Laurent Courtens
[1] Jacqueline Mesmaeker. Œuvres 1975-2011, sous la direction d’Olivier Mignon, (SIC)- couper ou pas couper, Bruxelles, 2011
[2] Jacqueline Mesmaeker. Le premier jour du mois,… Galerie Nadja Vilenne, 19.12.11 > 12.02.12, http://www.nadjavilenne.com/
[3] Peter Handke, Essai sur le juke-box, NRF-Gallimard, collection Arcades, Paris, 1992 , p.69
[4] Olivier Mignon, dans l’introduction à Jacqueline Mesmaeker. Œuvres 1975-2011, op. cit., p.8
[5] Ibidem