Jacques Charlier, Konrad Fischer
encre sur papier, 10 planches, 29,7 x 21 cm, 1975
Exhibition view
L’exposition « Peinture pour tous ! » qui se tient actuellement au Mac’s Grand Hornu fait la part belle à la production récente de Jacques Charlier. Denis Gielen a néanmoins voulu y introduire, en guise de clin d’œil, une dizaine de planches humoristiques, dessinées par Charlier en 1975, dix planches qui évoquent l’omnipotence du galeriste Konrad Fischer, actif à Düsseldorf dès 1967, grand promoteur de l’art minimal et conceptuel.
A l’origine, Konrad Fischer est peintre, il signe ses tableaux Konrad Lueg, du nom de sa mère. Il étudie à l’académie de Düsseldorf. Ses camarades d’atelier ne sont autre que Manfred Kuttner, Sigmar Polke et Gerhard Richter. C’est d’ailleurs avec ce dernier qu’il organise en 1963 dans un magasin du centre de Düsseldorf, « Living with Pop. A Demonstration for Capitalist Realism », première apparition publique des deux artistes. « Living with Pop » est une exposition alternative au « white cube » de la galerie d’art, contestant d’ailleurs le rôle de celle-ci. Cela n’empêchera pas Fischer de devenir lui-même galeriste, inaugurant avec son épouse Dorothée et la complicité de Carl André un espace d’exposition au 12 de la Neubrückstrasse dès 1967. Le lieu s’appelle simplement « chez Konrad Fischer ». Fischer invitera toute l’avant garde internationale à Düsseldorf. Dresser la liste des expositions qu’il organise revient à établir une véritable encyclopédie de l’art conceptuel et minimaliste de ces années-là. Bruce Nauman, Carl Andre, Donald Judd, Dan Flavin, Sol LeWitt, Hanne Darboven, Richard Long, Robert Ryman, Robert Mangold, Bernd et Hilla Becher, Jan Dibbets, Gilbert & George, On Kawara, Piero Manzoni, Joseph Beuys, Giuseppe Penone ou Mario Merz passeront par là. Fischer exercera également des activités curatoriales. Contestant l’esprit très national de la première édition de la foire de Cologne en 1968, il crée Prospect la même année, y invitant artistes et galeristes internationaux. La première édition se déroule à la Kunsthalle de Düsseldorf. En 69, Fischer organise la légendaire exposition « Konzeption/Conception. Documentation of Today’s Art Tendencies » au Städtisches Museum de Leverkusen. « Prospect 71 » est exclusivement dédié à la photographie et au film, une première du genre, l ‘édition de 73 à la peinture. « ProspectRetrospect. Europa 1946–1976 », enfin, clôturera la série.
C’est cet itinéraire que Charlier évoque en dix planches, les débuts de Konrad Lueg, la fulgurante ascension de Konrad Fischer, génial businessman et homme de pouvoir, jusqu’au sacre du Konrad Kaiser de l’art conceptuel, régnant sur le temple de l’art, là où se tient une « RetroSuspect ».
Pratiquant la caricature depuis 1969, – son premier dessin portraiture Marcel Broodthaers – Charlier poursuit et s’approprie une tradition, celle des Salons Comiques du 19e siècle, ces salons pour rire de l’art qui fleurissent dans la presse et qui mêlent souvent aux charges contre les œuvres elles-mêmes, les scènes de genre qui prennent en compte le jury du Salon, le public mondain des vernissages et les artistes eux-mêmes. Il renoue également avec une pratique, celle des artistes qui n’hésitèrent pas à se commettre dans cet exercice qu’on aurait, à tort, tendance à classer au rang des arts mineurs. On compte parmi eux les frères Carrache, le Bernin, Gustave Doré ou Claude Monet. Ces salons pour rire participèrent de près à la fortune critique des tableaux comme ils constituèrent un terrain d’expérimentation privilégié pour les pratiques de dérision, voire d’autodérision, qui se sont développées dès la fin du 19e siècle, notamment avec les Incohérents, la Zwanze bruxelloise, plus tard le dadaïsme et ses multiples avatars. Autant de leçons parfaitement assimilées par Charlier.
« Les caricatures de tableaux, note Denys Riout, seront présentes dans la presse aussi longtemps que les tableaux eux-mêmes feront rire. Lorsque dans les années 60, l’œuvre de Picasso cessa de scandaliser et de divertir, le comique dessiné se détourna de la peinture ». Charlier déclarera en 1983 qu’il a toujours trouvé les blagues sur l’art moderne distribuées par les agences de presse terriblement conventionnelles. En général des types ventrus accompagnés de bobonnes faisant des remarques devant des simili Picasso, constate-t-il. La tradition de la caricature d’artiste se perd, Charlier la réhabilite, mieux même, il l’introduit dans le champ de l’art contemporain, de la même façon qu’il a introduit dans le champ artistique ses réalités professionnelles de dessinateur expéditionnaire au S.T.P.
On admet généralement qu’avec Honoré Daumier, la caricature adhéra à l’histoire et devint la chronique la plus sûre de son époque. Avec Jacques Charlier, elle s’applique au petit monde de l’art international et devient très vite la chronique des années conceptuelles; elle met en relief les comportements de certains artistes, pastiche les situations, démontent les systèmes et campent des attitudes. Vito Acconci, Daniel Buren, André Caderé, Konrad Fischer, Hanne Darboven, On Kawara, René Denizot, Linda Benglis, Niele Toroni, Dan Graham, Gian Carlo Politi, Gilbert & George et bien d’autres sont ainsi devenus les héros, qui de planches un brin satiriques, qui de vignettes de bande dessinée. À propos de bande dessinée, Charlier publie en 1977 une désopilante Rrose Salevy, belle interprétation de l’hermétique Grand Verre de Duchamp. Et de citer Freud, encore lui : « l’essentiel de la plaisanterie, c’est la satisfaction d’avoir permis ce que la critique défend » (Jean-Michel Botquin)
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