Antoine Nessi
Bulles spéculatives, 2017
Résine polyester, fibre de verre, (4) x 120 x 50 x 50 cm
Antoine Nessi (vit et travaille à Marseille)
« La vie plastique est terriblement dangereuse, l’équivoque est perpétuelle. Aucun critérium n’est possible, aucun tribunal d’arbitrage n’existe pour trancher le différend du beau ». Fernand Léger vante là le Salon de la Machine et poursuit : « S’ils (les fabricants de machines) pouvaient faire crever le stupide préjugé, s’ils savaient que les plus beaux Salons annuels sont les leurs, ils feraient confiance aux hommes admirables qui les entourent, les artisans, et ils n’iraient pas chercher ailleurs des incapables prétentieux qui massacrent leur œuvre ». Ces phrases que Fernand Léger publie en 1924 dans L’Esthétique de la Machine me reviennent en mémoire à propos des Bulles spéculatives d’Antoine Nessi.
Le travail de celui-ci se concentre sur la confrontation de deux univers, celui de l’art et celui de l’industrie ou de la manufacture, deux univers qui peuvent sembler antagonistes. Et ces mots de Fernand Léger, « une vie plastique terriblement dangereuse, cette équivoque, ce différend », ces mots résonnent si j’évoque ces quatre barils, ces quatre bidons qui composent, là sur le sol, une singulière figure géométrique. Non, ce ne sont pas des ready-made, ils sont post-formés, moulés, usinés. Et surtout postindustriels. Dûment estampillés, produits en série et à l’identique, ils sont néanmoins privés de leur fonctionnalité. En déplaçant la notion de production, Antoine Nessi renoue avec l’équivoque évoquée par Léger et déjoue la paresse duchampienne. Ses créations rendent hommage au travail qualifié ; il n’y a plus de différend. Dans son atelier des moulages, il met en oeuvre le principe d’une production mimétique et interroge la perfection productiviste. Ici, l’inachevé, la matière résiduelle, cette irrégulière dentelle de résine polyester excroissante qui n’a pas été ébarbée aux jointures des barils, prend tout son sens. Singulière beauté, « là j’ai admiré véritablement l’industrie », pour citer Victor Hugo, contemplant les usines liégeoises de Monsieur Cockerill. Ces bidons ou barils sont devenus, déclare Antoine Nessi, des bulles spéculatives : c’est leur titre. Une appellation flottante, en quelque sorte. Après les quelques semaines caniculaires de cet été, ces bidons semblent en effet flotter comme de précieux contenants. Je me souviens qu’ils ont été installés dans la galerie le jour même d’une manifestation revendiquant la fermeture immédiate des centrales nucléaires de Doel et Tihange. Du coup, ces quatre barils scellés pourraient aussi renfermer d’inquiétants contenus. Contenants, contenus qu’ils ne sont pas ou plus, leur présence singulière, étrange, énigmatique est, on le voit, en prise réelle avec le monde.
Agence ED (société offshore Chiffonniers)
SEP project * Fluo yellow, 2017
Peinture au couteau sur bâche, 180 x 180 cm
Agence ED (société offshore Chiffonniers)
ENT * Max green, 2017
Peinture au couteau sur bâche, 195 x 298 cm
Agence ED*, Société offshore Chiffonniers.
Wolf Cuyvers, Victor Daamouche et Jean-Baptiste Janisset
Société Offshore Chiffonniers occupe, à Dijon, un lieu improbable, une ancienne usine de radiateurs automobiles, un atelier friche appartenant aux Chemins de fer. Rejetant l’idée d’institution, se positionnant quelque part entre les communautés Emmaüs et les leaders de l’Arte Povera, ce collectif a commencé par mener des initiatives telles que vendre des plats préparés à l’arrache sur un réchaud posé sur un cadis, grâce à des invendus du marché couvert de Dijon. Progressivement, ils ont souhaité apporter une cohérence et une légitimité à leurs actions en se constituant en association. C’était en juin 2014. Depuis, les lieux ont été rénovés, les expositions, les concerts s’y succèdent. L’Agence ED* émane de la Société offshore Chiffonnier. Cette appellation fait référence à Victor Hugo, à son passage à Liège, à son ouvrage Le Rhin, publié en 1842, à la description que l’auteur fait des usines de la vallée de la Meuse, cette gueule pleine de braise, ce dégorgement de tourbillons de vapeur écarlate étoilée d’étincelles. « Ce spectacle de guerre est donné par la paix, écrit Hugo ; cette copie effroyable de la dévastation est faite par l’industrie. Vous avez tout simplement là sous les yeux les hauts fourneaux de M Cockerill ». L’ED de l’Agence, c’est cette Effroyable Dévastation, évoquée par l’écrivain.
L’errance urbaine, la déambulation (nuitamment surtout, précise le collectif), la récup’, l’exploration de bâtiments abandonnés, le troc, l’emprunt font partie de leur pratique artistique. Wolf Cuyvers, Victor Daamouche et Jean-Baptiste Janisset sont attentifs aux lancinances et brusques polarisations qui caractérisent le rythme d’une ville, de son histoire, de ses friches et de l’espace urbain. Ainsi ont-ils également durant leur séjour à Liège déambulé sur quelques chantiers de bâtiments en construction (ils sont nombreux) afin d’emprunter (nuitamment, on s’en doute) quelques bâches accrochées aux échafaudages des promoteurs immobilier et entrepreneurs investissant (en) ces lieux. Non, ils ne les ont pas tagguées in situ ; je pense même qu’ils les ont sélectionnées pour leur fraicheur et j’entends par fraicheur qu’elles n’ont pas souffert du temps. Bref, ils les ont ramenées à l’atelier. Là, ils les ont peintes au couteau, se sont approprié leurs compositions graphiques, ont détourné leur champ lexical, leur conférant ainsi une nouvelle dynamique des mots et de l’espace transfigurés par la couleur.
Tant les oeuvres d’Antoine Nessi que celles de l’Agence ED ont été produites en 2017, lors d’une résidence à Liège, au RAVI, Résidence ateliers Vivegnis International.
[sociallinkz]