A l’occasion de cette Art Brussels Week, Benjamin Monti couvre les murs de la pop-up galerie Nadja Vilenne, à Bruxelles, de nouveaux collages all over, une pratique initiée en 2019 lors d’une exposition solo que l’artiste avait, fort adéquatement, intitulée Restructuration du travail. Alors que le public s’attendait à découvrir de nouvelles séries de dessins, Benjamin Monti lui a proposé une série de collages monumentaux réalisés à même les murs, portes ou gaines de cheminée. Pour une restructuration du travail, c’en était une de taille. L’aventure s’est poursuivie à la Luxembourg Art Week quelques mois plus tard, ensuite, de façon particulièrement exemplaire, au Musée des Beaux-arts de Tournai, pour une exposition – Paradis perdu – construite autour d’un magnifique dessin de Vincent Van Gogh, Arbres à Montmajour. Voici donc qu’il récidive à Bruxelles.
Benjamin Monti, est un étonnant collecteur d’images, collectionneur de curiosités imprimées, recycleur d’un corpus iconographique qu’il hybride, recompose, revivifie entre copies et originaux, une plongée abyssale dans une lecture de la représentation sans cesse réévaluée. Certes, Benjamin Monti est un Méçant Garçon, cédille comprise. Il copie sur son voisin, découpe dans les encyclopédies, vole les cahiers d’écolier de ses petits camarades. Il compulse de façon compulsive. C’est la nécessité de dessiner et de répéter – comme une leçon, une chanson, une posture – telle figure, qui est le moteur de son imagerie poétique, écrit Denis Gielen qui précise : « Les dessins de Benjamin Monti, sages à première vue, procèdent d’un détournement du bon sens et de la bonne conduite, proche du surréalisme : on songe aux romans-collages de Max Ernst. A bien les regarder, c’est d’ailleurs ce même parfum de délicate perversité qui s’en dégage ; fruit de l’union entre innocence et criminalité, jeu et cruauté, plaisir et souffrance. D’où, naturellement, l’impression que ses propres dessins, couplés souvent à d’autres sources, à des dessins d’autrui ou d’un autre âge, fonctionnent comme ces machines désirantes que Gilles Deleuze et Félix Guattari ont imaginées pour décrire l’inconscient non plus comme un théâtre mais comme une usine, un lieu et un agent de production, et partant, le désir non plus comme manque mais comme agencement ».
Benjamin Monti s’explique sur cette pratique du collage, présente dans son travail dès ses premiers travaux graphiques, des fanzines où il lui arrivait d’à la fois coller et dessiner. « Mon travail de dessinateur consiste à emprunter, citer, hybrider des sources diverses, sans colle ni ciseaux. C’est une logique de collage dans l’image. Il m’est vraiment nécessaire de chercher mes sources dans une rencontre physique. Je chine, je fréquente les bouquinistes et les poubelles. Il m’est tout aussi nécessaire de travailler manuellement, il faut que ce processus de réappropriation de l’image, des images, passe par la main, ce qui exige une certaine lenteur, ou du moins un rapport au temps très particulier. Avec ces all over, j’ai eu envie de poursuivre au travers de l’iconographie utilisée ces dix dernières années, mais dans une impulsion plus vivante, plus organique. Je reviens à la saturation, quittant l’image flottante. L’espace et l’échelle sont envisagés autrement : je propose au spectateur de se confronter au monumental sans être face à une image simple et lisible d’un coup d’œil. Être face aux collages demande de rentrer dans l’image, dans la multiplicité des images. Il n’y a pas de compréhension immédiate, l’œil se perd en processus, se confronte à une multitude de fragments. J’utilise des rythmiques, des répétitions, je compose également à l’intuition. Et l’œil du spectateur fera son chemin ».
Lorsqu’il conçoit ses collages muraux, Monti préfère la déchirure, celle qui révèle la structure du papier, au coup de ciseaux : « Quand on évoque la pratique du collage, explique-t-il, on évoque souvent la technicité, la minutie et la finesse du coup de ciseaux. J’ai voulu rompre avec cette perspective. La déchirure convoque l’interdit, ce qu’on peut ou ce que l’on ne peut pas faire d’un livre. C’est une pratique plus instinctive qui permet des mises en tension, entre légèreté, savoir-faire et destruction. Durant toutes ces années, j’ai accumulé les photocopies d’images afin d’hybrider mes compositions, d’échafauder mes dessins. Tout n’est dès lors pas du simple noir et blanc ; il y a également la richesse des niveaux de gris, les infidélités faites mécaniquement aux images d’origine. Quant à cette façon de manipuler les images au travers du collage, j’ai certainement été inspiré par les lacérations de Jacques Villeglé, les froissages de Jiri Kolar, les collages et assemblages de Bruce Conner, les collages muraux de l’appartement d’Islington de Kenneth Halliwell et Joe Orton réalisés à partir de livres liés à l’histoire de l’art et volé dans une bibliothèque, les collages pour les flyers de soirées et les fanzines punks qui sont des exemples d’œuvres ou la dextérité des ciseaux n’est pas toujours primordiale. Ou encore l’accumulation de photocopies mise en place depuis de nombreuses années par Joe G. Pinelli sur les murs de l’atelier des cours du soir section illustration et bande dessinée à l’Académie royale des beaux-arts de Liège. Ce sont là quelques-unes de mes influences ou sources de réflexion sur l’image ».
C’est Benjamin Monti qui a désiré associer Jacques Lizène à cette exposition. Coller, déchirer, hybrider, c’est assurément le quotidien du Petit Maître. Parmi ses multiples activités, Jacques Lizène, petit maître liégeois de la seconde moitié du XXe siècle, artiste de la médiocrité et de l’art sans talent pour art d’attitude, dessine depuis 1964 de petites choses en les croisant : « Croiser toutes sortes de choses comme des animaux, des visages, des architectures, des arbres, des voitures, des chaises, des sculptures ». Ou encore : « Découper et mélanger deux styles ». Ainsi pratique-t-il un syncrétisme par collage, croisant le haut d’une sculpture hindoue adoptant la triple flexion végétale et le bas d’une statue africaine, un sapin et un palmier, un chameau et un bovidé, des avions ou des autos, des visages qui se transforment en masques. Lizène hybride le réel en des créations indisciplinées, fusionne des éléments de cultures différentes ; la pratique trouvera son naturel prolongement dans l’Interrogation génétique, la Sculpture génétique ou la Sculpture génétique culturelle. Jacques Lizène pratique ainsi sans cesse l’accouplement, lui qui a refusé de procréer, mais il féconde des bâtards, altère, outrage, transgresse, se réjouit de la disharmonie et s’enthousiasme même de rendre celle-ci non perçue ; il renoue avec le grotesque, l’anormalité, ce que l’histoire de l’art positiviste a d’ailleurs longtemps refoulé. Dans un chaos délibéré, le dérèglement est ainsi systématique. Les sapins croisés palmiers sont apparus très tôt dans le corpus lizénien, foison de petits dessins médiocres, de peintures (parfois à la matière fécale), de projets de sculptures nulles à ne pas réaliser. En 2018, il intègre enfin une monumentale sculpture, croisement d’ un palmier, d’un olivier et d’un sapin, à l’architecture du musée de Liège rénové. Le syncrétisme, terme de souche religieuse et philosophique, est une combinaison d’éléments hétérogènes ainsi que l’être ou l’objet qui en résulte, un mélange; aujourd’hui on parlerait de métissage ou de sampling et le croisement de ces végétaux mutant défie toutes les lois de la nature. Lizène croise, ici, trois arbres qui restent vivaces toute l’année et qui bien sûr sont, en termes de religions et de civilisations, hautement symboliques. Depuis, il étend le champ des possibles croisant cactus, yucca ou ananas (la banane n’est pas l’ananas, petite chanson médiocre). Le Petit Maître précise toutefois que les métissages qu’il propose n’ont rien de politiquement correct. « Je me contente de faire des petites fantaisies d’art plastique en attendant la mort, a-t-il l’habitude de préciser ». Il n’empêche que ces hybrides croisements végétaux, débridés et accrochés à l’envers, car l’artiste apprécie les retournements de situation, évoque bien des fragilités du monde actuel.
A l’occasion de la production de cette sculpture pour le musée de Liège, Jacques Lizène a également croisé toute une série de portraits rencontrés dans la collection du musée. Voici Paul Gauguin croisé Gérard Douffet, Gérard Douffet croisé Auguste Donnay, Auguste Donnay croisé Edouard Agneessens, André Derain croisé Louis Jamme, Léonard Defrance croisé André Derain ou encore James Ensor croisé François Joseph Navez. Un joyeux bordel aux cimaises et dans les réserves. Lizène, lui, se croise avec un squelette de James Ensor.
Nadja Vilenne pop-up gallery – Art Brussels week rue Ernest Allard, 18 – 1000 Bruxelles
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