S.P. XXXV. Bruggen van Gent.
« Door Cuvelier, met Ysabie » (Par Cuvelier, avec Ysabie). Le journaliste du Gentenaar qui visite, en 1984, l’exposition« Bruggen van Gent » au Centre Culturel Carlos De Meester à Roeselaere[1] s’étonne et s’interroge : l’auteur des photographies exposées n’est pas Werner Cuvelier, mais bien Piet Ysabie. Comment se fait-il dès lors que l’exposition soit celle de Werner Cuvelier ? La question, pour quelqu’un qui n’est pas au fait des pratiques de l’art, et particulièrement d’un art conceptuel, est légitime. Pour le commun des mortels, l’auteur, c’est celui qui réalise. Pas forcément, lui répondra Werner Cuvelier, l’auteur, c’est celui qui a l’idée : « Ce projet cadre complètement avec mon œuvre, explique-t-il. Au départ, je pensais prendre les photos moi-même, mais j’ai préféré me tourner vers un technicien disposant d’une chambre professionnelle, une pratique qui en soi, est loin d’être neuve ».[2] En 1973, Werner Cuvelier a collaboré avec le photographe Fred Vandaele pour ses « Buitenverblijven ». Cette fois, il fait appel à Piet Ysabie, photographe bien connu du petit monde artistique gantois. Ysabie collaborera également à la constitution de l’iconothèque du S.P. XXIV Pyramide de Cestius.
Werner Cuvelier cultive une grande admiration pour sa ville. C’est le long de Lys, de la Lieve et de l’Escaut qu’elle s’est développée. Ganda, en latin, c’est la confluence. Dès lors, pourquoi ne pas envisager la cité en l’abordant depuis ses ponts, depuis les points de vue que chacun d’eux offre de part et d’autre de sa chaussée. L’œuvre procèdera d’une minutieuse planification et d’un protocole contraignant que Cuvelier résume dans son Tekenboek I. Prendre deux photos, l’une vers l’amont, l’autre vers l’aval. Depuis le centre de chaque pont, l’objectif placé à une hauteur précise de 1.61mètre, systématiquement et sans aucune variation du cadre. Chaque cliché sera retravaillé afin d’éliminer tout élément superflu, les ciels, par exemple, seront éclaircis. La contrainte est précise. Werner Cuvelier la conçoit comme une façon de pratiquer une sorte d’anti-photographie, « contre l’idée de composition ». « Les photographes sont bien souvent en retard sur la peinture », déclare-t-il au journaliste qui l’interroge. Et surtout, il sait déjà ce qu’il compte faire des clichés : les disposer en miroir et créer des images bidirectionnelles, sans pouvoir présumer du résultat. A nouveau, la place est donnée à l’aléatoire. Chaque cliché est disposé verticalement sur une planche de carton, page de gauche et page de droite, comme dans un livre dont il a évidemment le projet. Comment vont-elles dès lors se juxtaposer, se répondre bord à bord ?
La planification est tout aussi essentielle. Werner Cuvelier s’appuie sur un plan de ville en sa possession. Il ne prendra en compte que les ponts qui y sont représentés. Qu’importe qu’ils soient aujourd’hui plus de 200 : il n’est pas mandaté par les Ponts et Chaussées ; l’inventaire qu’il dressera est suffisant afin de servir sa poétique. Dès lors, il dresse des listes alphabétiques, de l’Academiebrug au Zuivelbrug, quelques 60 ponts. Il envisage de planifier l’inventaire par séries, en fonction de la géographie complexe du réseau hydraulique de la ville. Il y a d’abord la zone portuaire et le Verbindskanaal. Ce canal de liaison, commissionné en 1863, est situé au nord du centre historique de la ville. Il est long d’environ deux kilomètres et relie le Brugse Vaart et Coupure à l’ouest au Voorhaven et au canal Gand-Terneuzen à l’est. Une partie du périphérique de la ville de Gand, le R40, le longe. Ce sera la première série. La deuxième concerne les ponts jetés sur La Lieve, ce canal qui reliait autrefois Gand (au niveau du château des Comtes) à la mer du Nord en passant par la ville de Damme. Creusé entre 1251 et 1269, la Lieve fut la première voie navigable artificielle reliant Gand à la mer du Nord. À Damme, c’est-à-dire à son extrémité nord-ouest, il débouchait dans le fleuve Zwin, permettant par-là de gagner la mer du Nord. À Gand même, à son autre extrémité, il était raccordé à la Lys, non loin du château des Comtes. Ensuite, il y a le canal Gand – Terneuze. Creusé entre 1823 et 1827, à l’initiative du roi Guillaume Ier des Pays-Bas, il relie Gand et sa zone portuaire, au nord de la ville, à l’estuaire de l’Escaut occidental à proximité de la ville de Terneuze (en Flandre zélandaise, Pays-Bas). Il permet aux navires venant de la mer du Nord de se rendre au port de Gand, sans passer par Anvers. Ce sera la troisième série. La quatrième série concerne les ponts sur le canal Gand – Bruges – Ostende, les cinquième et sixième ceux sur l’Escaut et la Lys, de loin les plus nombreux. Les deux cours d’eau sont en effet des artères séculaires et vitales de la cité gantoise. Les prises de vue débuteront le 8 septembre 1981 sur le Sint-Michielsbrug, sans doute l’un des plus courus. Elles se termineront le 23 octobre sur le Rijsbrug, à 15h45 précises. Oui, dans un petit carnet, Bruggen van Gent T.B, Werner Cuvelier note, pour chaque site, les heures précises de prise de vue. Un dessin préparatoire condense cette planification du travail, affine les séries et sous-séries (dans le cas des ponts sur la Lys, par exemple) et les répartit spatialement. En 1984, Werner Cuvelier décidera de les exposer aux cimaises, tout d’une traite. En 2009, lors d’une rétrospective organisée au Voorkamer à Lier, elles seront disposées sur de longues tables, renouant ainsi avec l’idée d’un livre qui, entretemps, n’a jamais pu être mise en œuvre.
Je repense aux séries des Paysages professionnels de Jacques Charlier, ces photographies de chantier chipées à André Bertrand, le photographe du Service technique provincial de la Province de Liège, réalités professionnelles introduites par Charlier dans le champ de l’art. L’artiste liégeois, lui aussi, revendiqua l’a-composition de ces clichés par rapport aux canons traditionnels de la photographie de paysage. Effet connexe, ces séries ont pris aujourd’hui une valeur documentaire inattendue, témoignant d’un paysage régional en plein mutation au tournant des années 70. Il en va de même pour ces ponts gantois initiés par Werner Cuvelier. Certes la motivation première de Cuvelier n’est pas là. Celle-ci réside essentiellement dans le résultat non escompté de ces images bidirectionnelles, dans cette manière particulière d’explorer le paysage urbain et le bâti des berges. Il n’empêche que l’ensemble prend aujourd’hui une incontestable valeur documentaire sur l’urbanisme de Gand à l’aube des années 80.
[1] Werner Cuvelier, Bruggen van Gent, Culturele Centrum Carlos De Meester, 19 Mai – 3 Juin 1984. L’œuvre a été réalisée en 1981. Elle n’est exposée entièrement qu’en 1984. Entre temps, Werner Cuvelier a envoyé un couple de photographies à Arteder 82, Feria Internacional de Muestra de Bilbao, en Espagne, une foire d’art ouverte aux artistes. Werner Cuvelier y expose dans la Seccion III, consacrée à la photographie. Il exposera la série des photographies concernant le canal Gent – Ostende ( 6 double photos) au Château de Burdinne en 1982, dans le cadre d’une exposition collective organisée par la galerie Richard Foncke. Les artistes participants sont Michel Boulanger, Robert Clicque, Willem Cole, Leo Copers, Werner Cuvelier, Raoul De Keyser, Richard Francisco, Carmengioria Morales, Frank Van Den Berghe, Dan Van Severen et Carel Visser.
[2] De Gentenaar, 26-27.05.84